Le mardi 31 mai, seize agents de la Brigade étaient installés dès neuf heures en salle de réunion, fin prêts, avec ordinateurs, dossiers et cafés, pour présenter au commissaire le déroulé des événements qu'ils avaient eu à gérer en son absence, dirigés par les commandants Mordent et Danglard. L'équipe exprimait par sa décontraction et son soudain bavardage le contentement de le revoir, de retrouver son visage et ses allures, sans se demander si son séjour au nord de l'Islande, dans la petite île des brouillards et des flots mouvants, avait ou non altéré sa trajectoire. Et si oui, qu'importe, se disait le lieutenant Veyrenc qui, comme le commissaire, avait poussé parmi les pierres des Pyrénées et le comprenait aisément. Il savait qu'avec le commissaire à sa tête, la Brigade tenait plus d'un large navire à voiles, parfois cinglant vent arrière ou bien rôdant sur place, voilure affalée, que d'un puissant hors-bord dégageant des torrents d'écume.
À l'inverse, le commandant Danglard redoutait toujours quelque chose. Il scrutait l'horizon à l'affût des menaces de tous ordres, écorchant sa vie sur les aspérités de ses craintes. Au départ d'Adamsberg pour l'Islande, après une harassante enquête, l'appréhension l'avait déjà gagné. Qu'un esprit ordinaire et simplement éreinté parte se délasser en un pays brumeux lui paraissait un choix judicieux. Plus opportun que de courir vers le soleil du Sud où la lumière cruelle avivait les moindres reliefs, le moindre angle d'un gravillon, ce qui n'était en rien délassant. Mais qu'un esprit brumeux s'en aille en un pays brumeux lui semblait en revanche périlleux et gros de conséquences. Danglard craignait des retombées difficiles, peut-être irréversibles. Il avait sérieusement envisagé que, par effet de fusion chimique entre les brumes d'un être et celles d'un pays, Adamsberg ne s'engloutisse en Islande et n'en revienne jamais. L'annonce du retour du commissaire à Paris l'avait un peu apaisé. Mais quand Adamsberg entra dans la pièce, de son pas toujours un peu tanguant, souriant à chacun, serrant les mains, les inquiétudes de Danglard furent aussitôt ravivées. Plus venteux et ondoyant que jamais, le regard inconsistant et le sourire vague, le commissaire semblait avoir perdu les pans de précision qui charpentaient néanmoins ses démarches, comme autant de jalons espacés mais rassurants. Désossé, dévertébré, jugea Danglard. Amusant, encore humide, pensa le lieutenant Veyrenc.
Le jeune brigadier Estalère, spécialiste du rituel du café qu'il effectuait sans une erreur — son unique domaine d'excellence, estimait la majorité de ses collègues —, servit aussitôt le commissaire, avec la quantité de sucre adéquate.
— Allez-y, dit Adamsberg d'une voix douce et lointaine, beaucoup trop détendue pour un gars confronté à la mort d'une femme de trente-sept ans, écrasée par deux fois sous les roues d'un 4×4 qui lui avait broyé le cou et les jambes.
Cela s'était passé trois jours plus tôt, le samedi soir précédent, dans la rue du Château-des-Rentiers. Quel château ? Quels rentiers ? se demanda Danglard. On ne le savait plus et ce nom sonnait aujourd'hui curieusement dans ce secteur du 13e sud. Il se promit d'en chercher l'origine, nulle connaissance ne paraissant superflue pour l'esprit encyclopédique du commandant.
— Vous avez lu le dossier qu'on vous a fait parvenir à l'escale de Reykjavík ? demanda le commandant Mordent.
— Bien entendu, dit Adamsberg en haussant les épaules.
Et certes il l'avait lu durant le vol Reykjavík-Paris. Mais en réalité, il n'avait pas été capable d'y fixer son attention. Il savait que la femme, Laure Carvin — tout à fait jolie, avait-il noté —, avait été assassinée par ce 4×4 entre 22 h 10 et 22 h 15. La précision de l'heure du meurtre tenait au mode de vie très régulier de la victime. Elle vendait des habits pour enfants dans une boutique luxueuse du 15e arrondissement, de 14 heures à 19 h 30. Puis elle s'attelait à la comptabilité et fermait les grilles à 21 h 40. Elle traversait la rue du Château-des-Rentiers chaque jour à la même heure, au même feu rouge, à deux pas de chez elle. Elle était mariée à un type riche, un type qui « avait fait son chemin », mais Adamsberg ne se rappelait ni son métier ni son compte en banque. C'était le 4×4 du mari, du type riche — et quel était son prénom ? — qui avait écrasé la femme, sans le moindre doute. Du sang adhérait encore aux crénelures des pneus et aux ailes de la carrosserie. Le soir même, Mordent et Justin avaient remonté la piste des roues meurtrières avec un chien de la brigade canine. Qui les avait menés droit au petit parking d'une salle de jeux vidéo, à trois cents mètres de la scène du crime. De nature un peu hystérique, le chien avait réclamé quantité de caresses en récompense de sa performance.
Le patron du lieu connaissait bien le propriétaire du véhicule ensanglanté : un fidèle qui fréquentait sa salle tous les samedis soir, d'environ 21 heures à minuit. Si sa chance tournait mal, il pouvait lutter sur sa machine jusqu'à la fermeture, à 2 heures du matin. Il leur avait montré l'homme, en costume et cravate délacée, très visible au milieu des gars à capuche et bière. Le type se battait furieusement avec un écran où des créatures titanesques et cadavériques fondaient sur lui, qu'il lui fallait démolir à la mitrailleuse pour tracer son chemin vers la Montagne torsadée du Roi noir. Quand les agents de la Brigade l'avaient interrompu en lui posant une main sur l'épaule, il avait secoué la tête fébrilement sans lâcher les manettes, et crié qu'il ne s'arrêterait en aucun cas à quarante-sept mille six cent cinquante-deux points, à deux doigts du palier de la Route de bronze, jamais. Haussant la voix dans le fracas des bécanes et les cris des clients, le commandant Mordent avait fini par lui faire entendre que sa femme venait de mourir, écrasée, à trois cents mètres de là. L'homme s'était à demi effondré sur la table de contrôle, torpillant la partie. L'écran afficha en musique : « Adieu, vous avez perdu. »
— Donc, selon le mari, dit Adamsberg, il n'aurait pas quitté la salle de jeux ?
— Si vous avez lu le rapport…, commença Mordent.
— Je préfère entendre, coupa Adamsberg.
— C'est cela. Il n'aurait pas bougé de la salle.
— Et comment explique-t-il que ce soit sa propre voiture qui soit ensanglantée ?
— Par l'existence d'un amant. L'amant aurait connu ses habitudes, il aurait emprunté son véhicule, écrasé sa maîtresse et serait revenu le garer au même emplacement.
— Pour le faire accuser ?
— Oui, puisque les flics accusent toujours le mari.
— Comment était-il ?
— Comment quoi ?
— Ses réactions ?
— Abasourdi, plus choqué que triste. Il s'est un peu repris quand on l'a amené à la Brigade. Le couple pensait à divorcer.
— À cause de l'amant ?
— Non, dit Noël avec un pli de mépris. Parce qu'un homme comme lui, un avocat parvenu si haut, se trouvait encombré par une épouse de basse classe. Si on lit entre les lignes de son discours.
— Et sa femme, ajouta le blond Justin, était humiliée d'être exclue de tous les cocktails et dîners qu'il donnait à son cabinet du 7e arrondissement avec ses relations et clients. Elle désirait qu'il l'y emmène, il refusait. Des scènes répétées. Elle aurait « détonné », a-t-il dit, elle aurait « juré dans le tableau ». Tel est le gars.
— Imbuvable, dit Noël.
— Il s'est de plus en plus repris, précisa Voisenet, et il s'est bagarré comme s'il était acculé sur la Route du Bagne dans son jeu vidéo. Il s'est mis à employer des termes de plus en plus compliqués, ou incompréhensibles.
— C'est une stratégie simple, dit Mordent, extrayant son maigre et long cou par saccades hors de son col, n'ayant rien perdu en ces deux semaines de ses allures de vieil échassier lassé par les épreuves de l'existence. Il mise sur le contraste entre lui-même, l'avocat d'affaires, et l'amant.
— Qui est ?
— Un Arabe, comme il a tenu à le préciser d'entrée, et réparateur de distributeurs de boissons. Il habite l'immeuble mitoyen. Nassim Bouzid, algérien, né en France, une femme et deux enfants.
Adamsberg hésita, puis se tut. Il ne pouvait décemment demander à ses hommes comment s'était déroulé l'interrogatoire de Nassim Bouzid, qui devait être consigné dans le rapport. Mais de cet homme, il ne se souvenait de rien.
— Quelle impression ? hasarda-t-il, faisant signe à Estalère de lui apporter un second café.
— C'est un beau gars, répondit le lieutenant Hélène Froissy en tournant son écran vers Adamsberg, affichant la photo d'un triste Nassim Bouzid. Des cils longs, des yeux miel qui paraissent maquillés, des dents très blanches et un sourire charmant. On l'aime beaucoup dans son immeuble, où on l'utilise comme un homme à tout faire. Nassim change les ampoules, Nassim répare les fuites d'eau, Nassim ne dit jamais non.
— Ce qui fait conclure au mari que c'est un être faible et servile, dit Voisenet. Venu de rien et parvenu à rien, a-t-il dit.
— Imbuvable, répéta Noël.
— Le mari est jaloux ? demanda Adamsberg qui avait commencé à prendre quelques notes avec indolence.
— Il prétend que non, dit Froissy. Il estime cette liaison méprisable mais elle l'arrange en cas de divorce.
— Et donc ? dit Adamsberg en revenant à Mordent. Vous parliez de stratégie, commandant ?
— Il table sur les réflexes des policiers, qu'il juge globalement incultes, racistes et stéréotypés : face à un avocat fortuné au langage raffiné au point d'en être inintelligible et un homme à tout faire arabe, un flic misera sur l'Arabe.
— Quels sont ses mots, ces mots sophistiqués et incompréhensibles ?
— Difficile à dire, répondit Voisenet, puisque je n'ai pas compris. Des mots comme « aperception », ou, attendez, hétéro… « hétéronome ».
— « Hétéronome », ça a à voir avec une déviance sexuelle ? demanda Voisenet. Il l'a dit à propos de l'amant.
Tous les regards se tournèrent vers Danglard pour chercher du secours.
— Non, avec le fait de ne pas être autonome. Cela vaudrait la peine de le prendre à son jeu.
— Je compte sur vous, commandant, répondit Adamsberg.
— Ce sera fait, dit Danglard, saisi d'une certaine jubilation à cette idée, oubliant un instant les inquiétants lointains d'Adamsberg et son actuel amateurisme. Il était clair que le commissaire avait retenu peu de chose du rapport qu'il avait pris grand soin de rédiger.
— Il fait beaucoup de citations aussi, ajouta Mercadet, émergeant d'une phase somnolente.
Mercadet, le très brillant informaticien de la Brigade, précédé de peu par Hélène Froissy, était un hypersomniaque et tous, sans exception, respectaient et même protégeaient le lourd handicap de leur collègue. Si le fait parvenait aux oreilles du divisionnaire, Mercadet serait éjecté sur-le-champ. Que faire d'un flic qu'un sommeil irrépressible abat toutes les trois heures ?
— Et maître Carvin attend qu'on réagisse à ses foutues citations, poursuivit Mercadet, qu'on parvienne à en citer l'auteur par exemple. Il jouit de notre ignorance, il s'amuse à nous écraser, cela ne fait aucun doute.
— Par exemple ?
— Celle-ci, dit Justin en ouvrant son carnet. À propos de Nassim Bouzid, toujours : Les hommes fuient moins le mensonge que le préjudice causé par le mensonge.
À nouveau, on attendit une précision de Danglard, qui les lave des humiliations répétées de l'avocat, mais le commandant estima plus délicat de s'abstenir de citer l'auteur, se plaçant ainsi à égalité avec l'ignorance de l'ensemble de la Brigade. Cette pudeur ne fut pas comprise, mais on pardonna à Danglard, car on ne pouvait demander à nul homme, si ahurissante fût son érudition, de connaître toutes les phrases de la littérature.
— Ce qui veut dire en clair, reprit Mordent, que notre avocat Carvin nous fournit aimablement un mobile de meurtre pour Bouzid : tuer sa maîtresse pour fuir le préjudice de son adultère et éviter l'éclatement de sa famille.
— Et de qui est la phrase, commandant Danglard ? demanda Estalère, rompant la réserve générale par son incurable absence d'à-propos, ou bien sa persistante bêtise, pensaient d'autres.
— De Nietzsche, répondit finalement Danglard.
— Et c'est un type important ?
— Très.
Adamsberg crayonna un moment, se demandant comme souvent quel mystère abyssal présidait à la mémoire phénoménale de Danglard.
— Ah bon, répondit Estalère, l'air stupéfait, ses grands yeux verts écarquillés.
Mais Estalère avait toujours les grands yeux verts écarquillés, comme n'en revenant pas d'une stupéfaction sans bornes sur la vie. Sans doute était-ce lui qui avait raison, estimait Adamsberg. Cette femme férocement broyée, par exemple, avait de quoi laisser hébété, le regard grand ouvert sur la nuit.
— Parce que, continua Estalère, très concentré, il n'y a pas besoin d'être important pour savoir qu'on a peur des effets de nos mensonges. Sinon, ce n'est pas très grave, pas vrai ?
— Vrai, acquiesça Adamsberg, toujours fidèle à sa défense du jeune homme, ce que nul ne parvenait à comprendre.
Adamsberg leva son crayon. Il venait de dessiner la silhouette de son ami Gunnlaugur surveillant la criée sur le port. Et des mouettes, des nuées de mouettes.
— Le pour et le contre, reprit-il, pour l'un et l'autre ?
— En ce qui concerne l'avocat, dit Mordent, il y a l'alibi de la salle de jeux. Qui ne vaut rien car dans cette foule de joueurs bruyants et passionnés, n'ayant d'yeux que pour leurs écrans, qui le verrait s'absenter quinze minutes ? Et il dispose d'un sacré compte en banque. En cas de divorce, il perd la moitié des quatre millions deux cent mille euros qu'il a en caisse.
— Quatre millions deux cent mille euros ? dit le timide brigadier Lamarre, qui prenait la parole pour la première fois. Mais il nous faudrait combien d'années pour avoir ça ?
— Ne cherchez pas, Lamarre, dit Adamsberg, levant une main apaisante. Vous allez vous faire du mal inutilement. Continuez, Mordent.
— Mais on n'a aucun élément probant contre lui. Nassim Bouzid est dans une posture plus délicate, il y a des faits matériels. Dans la voiture, on a prélevé sur la moquette trois poils de chien blanc, devant le siège passager, et un fil rouge accroché à la pédale de frein. D'après les premières analyses, il s'agirait bien du chien de Bouzid. Et le fil est identique à ceux du tapis kilim de sa salle à manger. Quant aux clefs du véhicule, il a pu en prendre le double chez sa maîtresse. Toutes les clefs sont suspendues dans l'entrée.
— Et pourquoi emmènerait-il le chien pour aller massacrer sa maîtresse ? demanda Froissy.
— Bouzid a une femme. Quoi de mieux que de lui dire qu'il sort faire pisser le chien ?
— Et si le chien a déjà pissé ? demanda Noël.
— Non, dit Mordent, c'est l'heure de la promenade du chien. Bouzid admet volontiers qu'il est sorti, mais il jure qu'il n'a jamais été l'amant de Laure Carvin. Mieux, il assure ne pas même connaître cette femme. Peut-être de vue, dans la rue. S'il dit vrai, l'avocat Carvin l'aurait soigneusement choisi comme bouc émissaire. Il aurait prélevé des poils de chien et une fibre de tapis chez lui, la serrure s'ouvre avec un ongle. Ces deux détails ne vous paraissent pas un peu outrés ?
— Un seul aurait suffi, dit Adamsberg.
— C'est le propre des êtres trop orgueilleux de leur intelligence, intervint Danglard. L'infatuation les aveugle, ils mesurent donc mal les autres et en font un peu trop ou pas assez. Leur jauge, contrairement à ce qu'ils s'imaginent, n'est pas fiable.
— Et, dit Justin en levant la main, Bouzid assure qu'il fourre toujours le chien dans un sac quand il prend sa voiture. Et en effet, on n'a trouvé aucun poil dans son propre véhicule. De chien comme de tapis.
— Les deux hommes font la même taille ? demanda Adamsberg, retournant le portrait de Gunnlaugur face contre table.
— Bouzid est plus petit.
— Ce qui l'aurait obligé à régler le siège et les rétros. Dans quelle position étaient-ils ?
— Pour grande taille. Soit Bouzid a pensé à modifier les réglages à son retour, soit l'avocat les a laissés tels quels. Une fois encore, on bute.
— Et les empreintes dans la voiture ? Volant, manettes, portières ?
— Dormi dans l'avion ? intervint Veyrenc en souriant.
— Possible, Veyrenc. Ça pue.
— Sans aucun doute, ça pue. On bute, on bute.
— Je veux dire : ça pue réellement, dans cette pièce. Vous ne sentez rien ?
Les agents levèrent leurs têtes tous ensemble pour repérer l'odeur. Curieux, pensa Adamsberg, que l'être humain hausse instinctivement le nez de dix centimètres quand il s'agit de saisir une odeur. Comme si dix centimètres allaient y changer quoi que ce soit. Mue par ce réflexe animal conservé depuis la nuit des temps, la troupe des agents évoquait tout à fait un groupe de gerbilles cherchant à capter l'odeur de l'ennemi dans le vent.
— Vrai, dit Mercadet, ça sent un peu la marée.
— Ça sent le vieux port, précisa Adamsberg.
— Je ne trouve pas, dit Voisenet assez fermement. On s'en occupera plus tard.
— On en était où ?
— Aux empreintes, dit Mordent qui, placé au haut bout de la longue table aux côtés de Danglard, ne sentait rien d'incommodant.
— C'est cela. Allez-y commandant.
— Les empreintes, reprit Mordent, son regard de héron parcourant ses notes avec des mouvements de tête rapides et saccadés, collent pour l'une comme pour l'autre version. Tout a été essuyé. Soit par Bouzid, soit par l'avocat pour enfoncer Bouzid. Il n'y a pas un cheveu sur l'appuie-tête.
— Pas simple, marmonna Mercadet, à qui Estalère avait servi deux cafés d'un coup, bien tassés.
— Ce pourquoi nous avons décidé de vous rappeler ici avec un peu d'avance, dit Danglard.
Ainsi c'était lui, déduisit Adamsberg. Lui qui l'avait fait revenir en urgence, l'arrachant à son doux tangage. Le commissaire observa son plus vieil adjoint, plissant un peu les yeux. Danglard avait eu peur pour lui, pas de doute là-dessus.
— Je peux voir des images des deux hommes ? demanda-t-il.
— Vous avez vu les photos, dit Froissy en tournant à nouveau son écran vers lui.
— Je veux les voir en mouvement, pendant les interrogatoires.
— À quel passage des interrogatoires ?
— N'importe. Vous pouvez même couper le son. Je veux seulement voir leurs expressions.
Danglard se raidit. Depuis toujours, Adamsberg avait une détestable tendance à juger des visages, y séparant le bien du mal, ce que Danglard lui reprochait hautement. Adamsberg le savait et sentit se crisper son adjoint.
— Désolé, Danglard, dit-il en souriant de cette manière très irrégulière qui séduisait les témoins réticents ou désarmait parfois ses opposants. Mais cette fois, c'est moi qui ai une citation pour me défendre. J'ai trouvé le bouquin abandonné sur une chaise, à Reykjavík.
— Allez-y toujours.
— Une seconde, je ne la sais pas par cœur, moi, dit-il en fouillant dans ses poches. Voici : La vie habituelle fait l'âme et l'âme fait la physionomie.
— Balzac, dit Danglard en ronchonnant.
— Précisément. Et vous l'aimez, commandant.
Adamsberg élargit son sourire et replia sa feuille.
— Et c'est dans quel bouquin ? demanda Estalère.
— Mais on s'en fout, brigadier ! dit Danglard.
— C'était, dit Adamsberg, montant en défense d'Estalère, l'histoire d'un brave curé pas très malin et d'âmes haineuses qui finissent par avoir sa peau. Cela se passait à Tours, je crois.
— C'est quoi le titre ?
— Je ne sais plus, Estalère.
Déçu, Estalère repoussa son crayon. Il vénérait Adamsberg, en même temps que la puissante lieutenant Retancourt, son exact contraire, et tentait d'imiter le commissaire en toutes choses, comme lire ce livre, par exemple. En revanche, il avait d'instinct renoncé à imiter Retancourt. Car nul homme ou femme ne pouvait l'égaler, et cela, même l'arrogant Noël avait fini par le savoir. Danglard, pour en finir, vint à la rescousse du jeune homme.
— Cela s'appelle Le Curé de Tours.
— Merci, dit chaleureusement Estalère en notant par à-coups, car il écrivait mal, étant dyslexique. Quand même, pour le titre, il ne s'est pas foulé, Balzac.
— Estalère, on ne dit pas de Balzac qu'il ne « s'est pas foulé ».
— Ah d'accord, commandant. Je ne le dirai plus.
Adamsberg se tourna vers Froissy.
— Allez-y, Froissy, lui dit-il. Montrez-moi la gueule de ces deux gars. Et pendant que je visionne, vous tous, prenez votre pause.
Dix minutes plus tard, posté seul devant l'écran, Adamsberg prit soudain conscience que, hormis les premières images de maître Carvin, il n'avait rien regardé, rien entendu. L'Islandais Brestir l'avait convié à partir à la pêche, sous le regard approbateur des autres marins. Un grand honneur pour un étranger, sans nul doute, un honneur rendu à l'ancien vainqueur de l'îlot démoniaque, dont on apercevait le relief noir à quelques kilomètres du port. Adamsberg avait eu le droit d'aider au tri des poissons remontés dans le filet, au rejet à la mer des jeunes, des femelles pleines et des espèces non consommables. C'est sur ce pont glissant, les mains plongées dans le filet, s'écorchant sur les écailles, qu'Adamsberg avait passé ces dix minutes. Il revint brutalement au visage de maître Carvin, mit l'ordinateur en pause et sortit rejoindre ses adjoints disséminés dans la grande salle de travail.
— Alors ? lui demanda Veyrenc.
— Trop tôt pour le dire, éluda Adamsberg. Il faut que je visionne à nouveau.
— Bien sûr, dit Veyrenc en souriant. Humide, glissant, songea-t-il.
Adamsberg fit signe à Froissy qu'il relançait la vidéo puis s'interrompit.
— Ça pue vraiment, dit-il. Et cela vient de cette pièce.
Le commissaire, nez levé de dix centimètres, s'orienta à travers la salle en suivant le filet d'odeur nauséabonde et, tel le chien de la brigade canine, s'arrêta devant le bureau de Voisenet. Voisenet était flic, et très bon flic même, mais frustré dès sa jeunesse d'une carrière passionnée d'ichtyologue, que son père avait violemment proscrite, et qu'il avait poursuivie en sous-main. Ce mot, « ichtyologue », Adamsberg avait fini par le mémoriser : Voisenet était un spécialiste des poissons, et particulièrement des poissons d'eau douce. On avait l'habitude de voir traîner sur son bureau des revues et articles de toutes sortes sur la question, et Adamsberg laissait faire, dans certaines limites. Mais c'était la première fois qu'une odeur de poisson réel et fétide s'échappait du territoire de Voisenet. Adamsberg contourna vivement le bureau et sortit de sous la chaise un grand sac en plastique destiné à la congélation. Voisenet, petit homme aux jambes courtes, tignasse noire, ventre rond et joues pleines et rouges, se redressa avec toute la dignité que lui permettait sa silhouette. Un homme bafoué, injustement accusé, voilà ce qu'indiquait sa posture.
— C'est personnel, commissaire, dit-il d'une voix haute.
Adamsberg arracha d'un coup sec les crampons du sac et l'ouvrit tout grand. Il sursauta et lâcha le tout qui tomba au sol avec un bruit lourd et mou. Cela faisait des années que le commissaire n'avait pas sursauté. Sa nature peu nerveuse, voire infra-nerveuse, ne l'y prédisposait pas. Mais outre l'odeur pestilentielle qui s'était dégagée du sac, le spectacle hideux lui avait causé un choc. Une tête animale répugnante, aux yeux fixes, ouvrant une énorme gueule bardée de dents terrifiantes.
— Qu'est-ce que c'est que cette merde ? cria-t-il.
— C'est mon poissonnier, commença Voisenet.
— Ce n'est pas votre poissonnier !
— C'est une murène de l'Atlantique à robe marbrée, répondit Voisenet avec hauteur. Plus exactement une tête de murène avec seize centimètres de corps. Et non, ce n'est pas une merde, c'est un magnifique spécimen mâle qui atteignait 1,55 mètres de longueur.
Les emportements d'Adamsberg étaient si rares que les agents, saisis, évoluaient en marmonnant, tous défilant pour voir la bête, main sur le nez, puis s'en détournant promptement. Même l'endurci lieutenant Noël murmura : « Pour une fois, on peut dire que la nature a raté son coup. » Seule la massive et robuste Retancourt ne marqua aucune réaction face à cette tête repoussante, et s'en retourna, impavide, à son poste de travail. Danglard souriait avec discrétion, ravi de cet éclat qui, pensait-il, ramenait brutalement le commissaire au sol, sur la terre des émotions vives. Adamsberg, lui, s'en voulait. Il regrettait d'avoir quitté l'île de Grimsey, il regrettait d'avoir sursauté, d'avoir élevé la voix, il regrettait de ne s'intéresser qu'avec torpeur à la mort atroce de la petite femme sous les roues du 4×4.
— Mais c'est quand même quelque chose, une murène, dit Estalère, plus stupéfait que jamais.
Voisenet ramassa son sac avec dignité.
— Je l'emporte chez moi, dit-il, toisant ses collègues comme une bande d'adversaires bornés, emmaillotés dans leurs idées préconçues.
— Bonne idée, dit Adamsberg, presque calmé. Votre femme va être contente du cadeau.
— Je vais la faire bouillir chez ma mère.
— Ça relève du bon sens. Seules les mères peuvent tout pardonner.
— Je l'ai payée cher, revendiqua Voisenet, désireux d'attester l'importance de son animal. Mon poissonnier expose parfois des pièces d'exception. Il y a deux mois, il avait un espadon entier, avec un éperon d'un mètre. Une splendeur. Mais je n'avais pas les moyens de me l'offrir. Pour la murène, j'ai eu un prix, parce qu'elle commençait déjà à pourrir. J'ai sauté dessus.
— On comprend cela, dit Adamsberg. Embarquez-moi cette saleté sur-le-champ, Voisenet. Vous auriez pu la déposer dehors, dans la cour. On va mettre trois jours à aérer.
— Dans la cour ? Pour qu'on me la pique ?
— Mais quand même, répéta Estalère, ce n'est pas rien, une murène.
Voisenet adressa un signe de gratitude au brigadier. Il se glissa derrière son bureau et d'un doigté rapide, presque furtif, éteignit l'écran de son ordinateur. Puis il quitta les lieux sans grâce — il n'en avait pas — mais avec un certain panache, balançant son lourd trophée au bout du bras, abandonnant derrière lui la troupe ignare de ses collègues. Pouvait-on attendre autre chose de flics ?
— Vous tous, ouvrez grand toutes les fenêtres, ordonna Adamsberg. Venez, Froissy, on relance cette vidéo au début.
— Vous y avez vu quelque chose ?
— Peut-être, mentit Adamsberg. Attendez, laissez-moi une seconde.
Méfiant, le commissaire contourna à nouveau le bureau de son collègue ichtyologue. Pourquoi Voisenet avait-il masqué son écran avant de partir ? Il le ralluma, affichant la dernière page consultée. Il n'y vit ni murène ni notes de police. Mais la photo d'une petite araignée brune, sans nul intérêt apparent. Contrarié, il remonta une à une les pages recherchées sur le réseau par le lieutenant. Araignée, araignée, toujours la même, articles de zoologie, répartition en France, mœurs et habitudes alimentaires, dangerosité, périodes de reproduction, et des articles de journaux récents aux titres alarmistes : Le retour de l'araignée recluse ? Un homme mordu à Carcassonne. — Faut-il avoir peur de la recluse brune ? Un second décès à Orange.
Adamsberg remit la machine en pause. Froissy attendait, élégante, droite et mince. Compte-tenu de la quantité d'aliments qu'elle avalait — en toute discrétion pensait-elle —, mue par une indomptable terreur de manquer, la perfection de sa silhouette demeurait une énigme.
— Lieutenant, lui dit Adamsberg, faites-moi une capture des fichiers consultés par Voisenet durant ces trois dernières semaines. Ceux concernant une araignée.
— Quelle araignée ?
— La recluse. Ou la recluse violoniste. Vous la connaissez ?
— Pas du tout.
— Les araignées, ce n'est pas son domaine de recherche. Il nous a assez entretenus des corneilles mantelées, des crottes de loirs et des poissons, cela va sans dire. Mais des araignées, jamais. J'aimerais savoir où s'en va notre lieutenant.
— Ce n'est pas très propre de fouiller dans l'ordinateur d'un collègue.
— Pas très. Mais je voudrais voir ça. Vous pouvez me transférer ses dossiers sur mon poste ?
— Bien sûr.
— Parfait, Froissy. Et ne laissez pas de traces.
— Je ne laisse jamais de traces. Et que dois-je répondre aux collègues qui me demanderont ce que je fabrique sur le poste de Voisenet ?
— Dites qu'il vous a signalé un bug. Vous profitez de son absence pour arranger cela.
— Il pue drôlement son bureau.
— Je sais, Froissy, je sais.