XLI

Adamsberg prenait conscience que ce n'était pas une seule « proto-pensée » qui embrouillait son esprit mais toute une bande éparse de bulles gazeuses — et bien sûr que cela existait —, dont certaines si petites qu'on pouvait à peine les discerner. Il les sentait s'agiter dans des voies diverses et leurs trajectoires s'affoler. En prise à deux questions irrésolues — et il y en avait d'autres, de toute évidence —, les bulles n'avaient pas plus de chances de trouver un chemin qu'un homme qui louche. Ou que ce fameux type qui court deux lièvres à la fois — et on ne sait pas pourquoi, à moins d'être un crétin complet — et les manque tous les deux.

Comme en écho à la turbulence de ces bulles, comme pour les voir s'affairer, les espionner peut-être, il jouait avec sa boule à neige. Il la secouait et observait le tourbillon désordonné des particules blanches tombant sur le blason de la ville de Rochefort : une étoile à cinq branches, un donjon, et un vaisseau à trois mâts, toutes voiles déployées.

Toujours le vaisseau. Qu'aurait fait le dur Magellan face à une femme martyre et meurtrière ? L'aurait-il décapitée et démembrée, comme l'aurait voulu la coutume de ces temps ? Abandonnée sur un rivage désert, comme il l'avait fait avec certains des hommes qui l'avaient trahi ?

Deux éléments persistaient sur sa route : le clocher de La Miséricorde et le reclusoir du Pré d'Albret. Mais rien, ou presque rien, ne racontait que la femme qui y avait vécu eût quoi que ce soit à voir avec la tueuse qui avait réussi à anéantir dix hommes en vingt ans. Et ce presque rien parcourait ses pensées : la sainte de Lourdes se nommait Bernadette. L'aînée des filles Seguin se nommait Bernadette. L'incapacité de vivre l'avait-elle conduite vers les terres de sa sainte tutélaire pour se cloîtrer sous son aile ? Ou bien sa cadette ? L'une ? L'autre ? Louise ?


Au matin, les nouvelles parvenues depuis l'hôpital de Nîmes n'étaient pas bonnes : les médecins ne donnaient aux deux derniers « mordus » que deux à trois jours à vivre. Les analyses de sang, cette fois effectuées en détail, avaient mis en évidence une dose de venin quelque vingt fois supérieure à celle d'une recluse. Le Dr Pujol avait eu raison. Il fallait au moins quarante-quatre glandes pour abattre un homme de corpulence moyenne, et donc trouver et faire cracher la masse impossible de cent trente-deux recluses. Et comment ?

Adamsberg lui-même n'arrivait à rien faire cracher de sa propre recluse de Lourdes. La théorie du venin contre venin, fluide contre fluide, ne le satisfaisait pas entièrement. Avec des serpents, pourquoi pas ? Mais avec des recluses ? Il fallait un moteur plus puissant encore pour choisir une manière de tuer si complexe. Et depuis que cette femme hideuse avait resurgi des entrailles de sa mémoire, seule une réclusion réelle lui semblait justifier une entreprise aussi folle. Seul ce statut de recluse pouvait expliquer que cette femme se soit incarnée en l'araignée du même nom, qui vivait avec elle dans son cachot noir. En même temps que sa transformation physique — ses ongles en griffes, sa chevelure en crinière, qui la rapprochaient de l'allure d'une bête — pouvait éclairer sa métamorphose en animal, en un animal au venin puissant, liquide et pénétrant. C'était son arme, elle n'avait pas le choix.

Sensation obsédante mais plus que gazeuse, qu'aucun étai un peu factuel ne venait soutenir. « Vacillante », avait décrété Martin-Pécherat. « Martin-Pécherat », quel nom tout de même.

Inutile de chercher des informations sur place. Cette femme avait été entourée d'un silence sacré et l'était toujours. Son secret, son identité, s'étaient enfouis avec elle.

Enfouis. Adamsberg redressa la tête. À quoi bon avoir fréquenté un archéologue pour n'avoir pas songé à arracher la vérité dans la terre même où elle avait vécu ? Il boucla un bagage à la hâte, fourra la boule à neige dans sa poche et attrapa le train de 10 h 24 pour Lourdes. Depuis le sas, il appela Mathias, le préhistorien, et échangea quelques nouvelles : Mathias attendait un chantier d'été sur un site solutréen ; Lucien accroissait sa notoriété d'historien de la Grande Guerre ; Marc, le médiéviste, alternait toujours cours à l'université et repassage de draps ; la causticité de son parrain, le vieux flic Vandossler, se maintenait à son meilleur et Marc persistait à voler de la nourriture, particulièrement des lièvres et des langoustines.

— Je crois que cela ne lui passera jamais, dit Mathias. Mais Lucien cuisine cela à la perfection. De quoi s'agit-il ?

— D'une fouille. Non rémunérée, mais je peux me débrouiller, peut-être.

— Si c'est pour toi, je ne veux pas de fric. Tu es sur un meurtre ?

— Dix meurtres. Dont six au cours du mois dernier.

— Et donc ? Tu as des tombes à fouiller ?

— Non, je cherche le sol d'un ancien pigeonnier.

— Le sol d'occupation ? Tu veux des fientes ?

— C'est une recluse qui y a vécu, pendant cinq ans. Il y a longtemps, tu n'étais même pas né. Et moi, j'étais enfant.

— Tu parles d'une véritable recluse ?

— Véritable, médiévale.

— Et que veux-tu faire cracher à ce sol ?

— L'identité de cette femme. Je vais avoir besoin de ton aide. Je peux avoir des hommes pour dégager l'herbe et l'humus. Mais ensuite ? Pour examiner le sol de son « habitat », à qui veux-tu que je m'adresse ? À des flics ? Je te rassure, la surface ne doit pas dépasser 4 m2.

— Bien sûr, elle ne s'est pas cloîtrée dans un trois-pièces, si elle fut, comme tu le dis, une authentique recluse.

— Mais il me faudra une fouille très fine, Mathias. Capable de récupérer sans pollution des échantillons d'ADN, cheveux et dents.

— Pas de problème, dit le tranquille et massif Mathias.

— Des cheveux, il y en aura sans doute des quantités. Mais après tant d'années dans l'humidité, les bulbes capillaires auront été détruits. Et les tiges elles-mêmes peuvent être dégradées. Je mise sur les dents, où la pulpe est à l'abri.

— Qu'est-ce qui te fait espérer trouver des dents ?

— Je l'ai vue.

— Tu l'as vue ?

— Elle avait la bouche grande ouverte. Elle n'avait plus que des chicots pourris.

— Le scorbut ? La maladie des marins au long cours.

— Je suis en plein dedans.

— Tu projettes cela pour quand ?

— Dès que tu le peux. Je suis déjà en route pour tenter de repérer les lieux. Je sais où est le pré, mais il fait quelque quatre hectares.

— Le pigeonnier a été démoli ?

— Rasé aussitôt après son départ.

— Sache une chose pour t'aider dans ton repérage à travers champs. Si le sol d'occupation n'est pas trop profond, il influence la pousse et l'allure de la végétation. Même deux mille ans plus tard.

— Tu me l'avais dit.

— Sous l'humus, il y aura donc les restes de gravats de l'ancien pigeonnier, en rond. Et sur des gravats, l'herbe vient mal. Attends-toi à trouver de la ronce, de l'ortie, des chardons. Cherche un cercle de ce qu'on nomme des « mauvaises herbes ».

— Compris.

— Et dans ce cercle, tu auras des quantités considérables d'excréments et de déchets organiques. Là-dessus va pousser une végétation très enrichie, de l'herbe grasse, pure, serrée, très verte. Tu visualises ?

— Un rond d'herbe dense cerné d'orties.

— C'est cela. Pour ne pas le manquer, ne regarde pas le pré verticalement. Penche-toi et observe la surface en vue rasante. Et tu le trouveras. Je te rejoins là-bas avec le matériel. C'est où ?

— À six kilomètres de Lourdes environ.

— En camionnette, compte environ dix à onze heures avant mon arrivée. Départ demain.

— Je te remercie.

— Ne t'y trompe pas, cela m'intéresse.


Il était presque huit heures du soir quand Adamsberg freina devant le Pré d'Albret. Il avait d'abord cherché un hébergement, mais tout Lourdes et ses environs étaient saturés. On y réservait des mois à l'avance. Il appela Mathias.

— Je suis sur le champ de manœuvres. Peux-tu apporter du matériel de camping ? Il n'y a nulle part où loger.

— Pour combien ?

— Toi, moi, et deux de mes hommes. Ou plutôt, toi, moi, deux de mes hommes dont une femme qui en vaut dix. S'ils viennent.

— On fera cela. De ton côté, arrange-toi pour trouver des combinaisons, des gants et tout le bazar anti-contamination. Tu vois quelque chose ?

— Je débute et j'ai faim. Vous bouffez quoi, ce soir ?

— Du civet de lièvre aux langoustines, je suppose. Et toi ?

— Des épinards bouillis dans de l'eau de Lourdes, je suppose.

— Pourquoi es-tu seul, sans personne pour t'aider ?

— Parce que je n'ai prévenu personne. Pas encore.

— Tu ne changes pas, et cela me va.


Adamsberg choisit de diviser à l'œil le terrain en huit bandes et commença à arpenter le pré, avançant le buste penché, comme le lui avait indiqué Mathias. L'herbe n'était pas haute, grâce au récent passage de moutons qui y avaient laissé quantité de crottes. Ce qui lui rappela le coup de sabot de la brebis islandaise qui avait enfoncé son portable dans ses excréments. Il arrêta sa recherche à 9 heures du soir, alors que la lumière baissait, et prit la route de Lourdes où il trouva un restaurant de routiers épargné par les pèlerins. Il y avala une portion consistante de ragoût avec un côtes-du-rhône piquant, ne sachant plus si son impulsion du matin de fouiller les déchets de la recluse tenait debout d'une manière ou d'une autre. Il appela Veyrenc, pour qu'un homme de la Brigade au moins soit informé de son absence. Quand Louis décrocha, il reconnut le bruit de fond du restaurant.

— Tu es à La Garbure ?

— Rejoins-moi. Je commence tout juste.

— Je suis un peu loin, Louis. Dans un restaurant de routiers à deux pas de Lourdes.

Il y eut un silence, Estelle servait le lieutenant.

— Tu cherches les traces de ta recluse ?

— J'arpente son pré, d'environ quatre hectares.

— Et comment espères-tu repérer l'emplacement ?

— À l'œil. L'herbe repousse mal sur des anciens gravats mais elle vient verte et drue sur une terre gavée de matières organiques.

— Comment sais-tu cela ?

— Un ami archéologue.

— Parce que tu comptes fouiller ?

— Oui.

— Pour y trouver quoi ?

— Ses dents.

— Tu n'as prévenu personne ?

— Non.

— Tu crains Danglard ?

— Je crains leur lassitude. Nous en sommes au deuxième échec. Le premier avec la fin de piste des garçons mordus. Si tant est qu'elle soit finie. Le second avec les six exécutions au venin. Qu'on n'a pas su empêcher. Je ne vais pas, maintenant, aller chercher leur accord pour fouiller dans les restes d'une recluse que rien ne relie aux meurtres au prétexte que je l'ai vue enfant. Rien, hormis deux mots : « Bernadette » et « recluse ».

— Soit. Que veux-tu dire par « Si tant est que la piste soit finie » ? Pour les enfants mordus ?

— Danglard a été capable de trahir pour protéger son beau-frère. Qui te dit qu'un autre n'en a pas fait autant ? Sommes-nous si sûrs qu'aucun des mordus n'a bougé pendant l'assassinat de Vessac ?

— Tu parles des agents de la Brigade ?

— J'y suis obligé.

— Danglard comptait un des mordus dans sa famille, il n'y en aura pas un deuxième.

— Je ne te parle pas de motif familial, mais éthique : le refus d'arrêter la tueuse. Je suis contraint de me le demander, puisque je me demande moi-même ce que je ferai quand je la tiendrai. Si je la trouve. Si c'est encore une baie fermée, nous reprendrons le chemin des mordus. Dès le début, Petit Louis et les autres ont tous compris ce qui se passait. Mais pas un d'entre eux n'a alerté les flics pour sauver les derniers vieux.

— Parce qu'ils protégeaient l'un des leurs.

— Ou la tueuse. Peut-être savent-ils qui elle est.

— Inutile de les torturer, ils se tairont tous. Il n'y a plus personne à tuer. La piste est froide.

Adamsberg marqua un temps d'arrêt, puis sortit son carnet de sa poche.

— Qu'est-ce que tu viens de dire ?

— Que la piste était froide.

— Non, avant cela. Tu as dit une banalité, répète-la-moi s'il te plaît.

— Que de toute façon, ils se tairaient tous. Qu'il n'y a plus personne à tuer.

— Merci, Louis. Ne préviens personne pour le moment. C'est inutile avant que j'obtienne l'accord municipal pour fouiller. Ce qui n'est pas évident, le lieu est protégé, intact. Je suppose que personne n'a voulu l'acheter à l'époque, et tirer des profits d'une terre sainte. Et cela perdure. Il n'est parcouru que par les moutons, mais sans doute les moutons n'offensent pas la sainteté, en tant que brebis du Seigneur ou quelque chose de ce type.


Adamsberg n'avait pas l'intention d'aller jusqu'à Pau pour trouver des hôtels porte close. Il gara de nouveau sa voiture sur le bas-côté du pré d'Albret, abaissa le dossier du siège pour former une couchette. Il sortit de sa poche la boule à neige qu'il fit danser sous la lumière d'une lune qui commençait tout juste à décroître. Il se répéta la dernière phrase qui avait percuté l'une de ses bulles gazeuses errantes : « Il n'y a plus personne à tuer. » Quant à l'autre infime élément qui l'irritait, il l'avait résolu, et il n'avait pas d'importance : il s'agissait du nom du psychiatre, Martin-Pécherat. Il s'était demandé si le médecin fondait sur lui comme sur une proie, avec des questions nettes et des consignes précises. Rien à voir. Ce n'était dû qu'à son nom, qui évoquait l'oiseau rapide, le martin-pêcheur. Rien d'intéressant, cette proto-pensée pouvait mourir.

Il s'installa comme il le put dans sa voiture, un peu morose, environné par ses bulles qui patrouillaient sans relâche, seules et sans aide, sur des chemins inconnus. Bien entendu, il y avait ces cheveux dans le cagibi. Bien entendu, tout reliait Louise Chevrier aux meurtres. Mais depuis deux jours, quelque chose l'avait abandonné et avait effrité le cœur de sa conviction. Ce quelque chose était celé dans les bulles, il en était certain. Et là s'arrêtait sa pensée. Quand cette conviction avait-elle commencé à faner ? Après la visite de Retancourt chez Louise ? Non, avant. Mais Retancourt avait écrit une phrase qui, elle aussi, avait généré quelque agitation. Il relut son dernier message. Pouvais pas aller dans ses appartements, tout grince là-dedans. Voilà, c'était cette phrase et surtout ces mots : tout grince là-dedans. Adamsberg haussa les épaules. Évidemment que tout grinçait. Comme le Santiago de Magellan avait dû grincer de tous ses mâts et bordages avant d'aller se fracasser contre une falaise noire, dans une baie fermée. Mais au point où il en était, il ouvrit son carnet et nota : Tout grince là-dedans.

Il y avait encore autre chose d'un peu frémissant dans le message de Retancourt : mais ça bavarde et ça roucoule sans cesse, pas trop mon truc.

Roucoule. Il revenait au pigeon. Il recopia studieusement l'extrait qui l'intéressait : ça roucoule sans cesse. Puis referma son carnet avec une sorte de dégoût.

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