XXXIII

Adamsberg n'osa pas refuser son café à Estalère, à l'ouverture de cette seconde réunion de la journée. Il l'aurait beaucoup chagriné.

— Du nouveau, commissaire ? demanda Mordent avec intérêt. Pour que vous repoussiez la réunion ?

— J'ai simplement dormi, commandant, sur prescription médicale. Mercadet, avez-vous déjà pu glaner quelque chose sur ce Nicolas Carnot ?

— Oui, commissaire.

Le report de la réunion avait permis à Mercadet d'accomplir son cycle de repos, et il souriait comme un homme qui a couvé un œuf.

— Hormis le parcours chaotique de ce Carnot, vols à la tire, vols de voitures — des camionnettes, je le précise —, petits trafics de dope, j'ai été me promener côté études, famille, amis. Et je trouve quoi ?

Pas de doute, pensa Adamsberg, Mercadet avait bel et bien couvé un œuf, et un gros.

— Il était au collège Louis-Pasteur, à Nîmes, et devinez avec qui ? Dans la même classe que qui ?

— Claude Landrieu, proposa Adamsberg.

— Et donc, poursuivit Mercadet, la Bande des violeurs de l'orphelinat a fait jonction à Nîmes avec une seconde bande de violeurs en formation : un duo, plutôt. Landrieu-Carnot.

— Excellent, Mercadet.

— J'ai mieux. J'ai repris le cas Landrieu, cet élément exogène qui s'est incorporé à la Bande des recluses. Et comment ? On ne l'a jamais compris.

Deux œufs. Le lieutenant avait couvé deux œufs. Et il n'était pas peu fier de sa paternité.

— Allez-y, dit Adamsberg en souriant.

— Cette fois, vous ne devinez pas, commissaire ?

— Non.

— Le père de Landrieu, qu'est-ce qu'il faisait comme boulot, à votre avis ?

— Allez-y, répéta Adamsberg.

— Il était gardien, à l'orphelinat de La Miséricorde.

Le silence qui suivit permit à Mercadet de goûter la pleine qualité de ses trouvailles. Le commandant Mordent hissa son cou, satisfait, puis plissa son front. C'était un pointilleux.

— Ce qui ne le rend pas forcément responsable des dérives de son fils, dit-il.

— Vous parlez, commandant. C'était un blaps adulte abject. Pendant la Seconde Guerre, Landrieu père a aligné et exécuté quatorze tirailleurs sénégalais de son bataillon, et violé des femmes lors de l'avancée des Alliés en Allemagne.

— Alors c'était lui, murmura Adamsberg. Lui qui ouvrait les portes à la nuit pour les opérations araignées recluses, puis pour les opérations viols. Très bon, Mercadet, on comprend à présent comment ces ordures se faufilaient dans tous les bâtiments, libres comme l'air. Et comment la Bande des recluses a rejoint le fils Landrieu et Nicolas Carnot.

— Voilà, conclut avec modestie Mercadet, qui en réalité se rengorgeait tel le merle plastronnant dans la cour. On approfondit ?

— Sur un seul point, lieutenant. On se concentre sur les jeunes filles violées ayant fait un séjour en hôpital psychiatrique après l'agression. Un long séjour.

— Mais pourquoi ?

Adamsberg n'avait pas l'intention de livrer pour l'instant la bulle gazeuse — la « proto-pensée » que même le Dr Martin-Pécherat avait estimée « vacillante » — qui lui faisait supposer que, pour avoir choisi l'infinie difficulté du venin de recluse, il fallait avoir été recluse soi-même. Et que pour être devenue recluse, il fallait avoir été séquestrée. Et sans doute assistée par la suite en hôpital psychiatrique. Pas après l'échec qu'ils venaient d'essuyer, pas dans l'atmosphère que Danglard avait rendue si délétère et qui restait fragile.

— Plus tard, lieutenant, dit Adamsberg. Nous devons entendre l'exposé de Danglard. Froissy, quelque chose sur Louise Chevrier ?

— C'est ce qui est curieux : non. On la repère à Strasbourg, onze ans après son viol, comme garde d'enfants à domicile. Mais après quatre ans, elle disparaît. Avant de resurgir à Nîmes. Elle a alors cinquante-trois ans, et reprend son travail de garde. Mais à l'année 1943, je ne trouve pas son acte de naissance.

— C'est son nom de jeune fille ?

— Sûrement. À Strasbourg, elle est déclarée comme célibataire.

— Vous pensez à un faux nom, lieutenant ?

— Non. Elle a pu naître à l'étranger.

— Poursuivez la fouille, Froissy, et cherchez dans les hôpitaux psychiatriques.

Adamsberg fit une courte pause, et sourit.

— Quant à l'histoire des femmes recluses au Moyen Âge, reprit-il, je comprends qu'on n'en voie pas l'intérêt. Disons que c'est une question de mot : recluse. Il m'intrigue. Vous êtes tous libres de partir ou rester, il est déjà tard.

Mais seuls deux officiers quittèrent la salle, Lamarre et Justin, l'un réclamé par son fils, l'autre par sa mère.

Danglard ne leva pas la tête, les yeux fixés sur ses notes. Depuis quand Danglard avait-il besoin de notes ? Ces feuilles de papier n'étaient là, conclut Adamsberg, que pour lui éviter de croiser son regard.

— Bien que je ne saisisse pas, commença Danglard, pourquoi le commissaire souhaite s'informer sur le sujet des femmes recluses au Moyen Âge, puisqu'il ne présente pas le moindre rapport avec l'affaire qui l'occupe, je vous résume leur histoire, ainsi qu'il m'en a donné l'ordre. Le phénomène a débuté dans le haut Moyen Âge, fixons-le vers les VIIIe-IXe siècles, a connu une pleine croissance à partir du XIIIe siècle pour s'éteindre durant le Grand Siècle.

— C'est-à-dire, Danglard ?

— Le XVIIe. Des femmes, souvent jeunes, choisissaient d'être emmurées vivantes pour le restant de leur vie. Le reclusoir où elles se faisaient enfermer, dit aussi logette, ou celette, était un édifice si minuscule que la recluse n'avait pas toujours la place de s'y allonger. Les plus grands faisaient quelque deux mètres de côté. Pas de table, pas d'écritoire, pas de paillasse pour s'y reposer, pas de fosse pour recueillir les excréments et les déchets. Après l'entrée de l'ensevelie vivante dans ce reclusoir, on scellait tous les accès, à l'exception d'une petite fenêtre, dite fenestrelle, placée parfois assez haut pour que la recluse ne puisse ni voir ni être vue. C'est par cette fenestrelle que la femme recevait les aumônes de la population, bouillie, fruits, fèves, noix, gourdes d'eau, qui assuraient, ou non, sa survie alimentaire. Parce que cette lucarne était souvent munie d'une grille, on ne pouvait pas y passer de la paille pour recouvrir au mieux les déjections. On a vu des recluses envasées jusqu'aux mollets dans une boue excrémentielle mêlée des restes d'aliments putréfiés. Cela pour les conditions de cette « vie ». Vie le plus souvent courte, la plupart d'entre elles tombant malades ou perdant l'esprit au cours des premières années, en dépit de l'aide de Jésus qui les accompagnait dans leur martyre, les conduisant sûrement vers la vie éternelle. Mais certaines résistaient plus longtemps, parfois trente ou même cinquante ans. En la pleine expansion du phénomène, chaque ville avait ses reclusoirs, une dizaine, maçonnés contre les piles des ponts, contre les murailles de la ville, entre les contreforts des églises, ou édifiés dans les cimetières, comme le furent à Paris les reclusoirs célèbres du cimetière des Saints-Innocents. Cimetière qui fut, comme chacun sait, fermé et évacué en 1780 pour cause d'air méphitique envahissant. Les ossements, transportés aux catacombes de Montrouge…

Danglard s'exprimait avec un pédantisme sec et Adamsberg s'astreignait au calme. La revanche du commandant n'était pas achevée.

— Revenez au propos, commandant, dit-il.

— Très bien. Ces femmes étaient respectées, voire révérées, ce qui ne veut pas dire bien nourries, et le calvaire qu'elles subissaient au nom du Seigneur était considéré comme une forme de garantie, de protection divine pour la population de la ville. Elles étaient en quelque sorte les saintes de la cité, quelque épouvantables aient été leur aspect et leur dégradation.

— Merci Danglard, interrompit Adamsberg. Ce que je voudrais savoir à présent, ce sont les motifs qui ont poussé ces femmes dans ces cellules mortifères. Bien sûr, il y eut le désir fervent de se couper du monde pour se vouer à Dieu, mais les monastères étaient là pour cela. Donc ? Pouvez-vous nous parler des motifs ?

— La fin de toute vie possible sur cette terre, répondit Danglard sans redresser la tête et tournant inutilement un feuillet. En vérité, les monastères fermaient leurs portes à ces femmes. Il s'agissait d'êtres indignes que la société avait bannis. Des femmes à qui mariage, enfantement, travail, relations, respect et même paroles étaient refusés, parce qu'elles étaient impures. Soit qu'elles se soient « égarées » avant le mariage, soit que leur famille les ait rejetées parce qu'immariables, disgraciées, handicapées, bâtardes. Soit le plus souvent parce qu'elles avaient été violées. Dès lors, coupables d'avoir été souillées et d'avoir perdu leur virginité, montrées du doigt, femmes perdues, ne leur restait que l'errance des rues et la prostitution, ou le reclusoir. Où, elles-mêmes convaincues de leur faute, elles allaient expier leur péché dans la torture de l'isolement. Je ne souhaite pas prolonger plus avant. Au-delà de leur intérêt purement historique, ces recluses n'ont, hormis leur nom, pas le moindre lien avec l'affaire en cours.

— Hormis leur nom, en effet, dit Adamsberg. Je vous remercie.

Danglard aligna ses notes en une petite pile régulière et quitta la salle. Adamsberg regarda ses adjoints.

— Hormis leur nom, répéta-t-il, avant de lever la séance.

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