Adamsberg prépara un sac en hâte et s'assit dans sa cuisine, les pieds calés sur le chenet de la cheminée. L'espace d'une seconde, il avait manqué sortir pour rejoindre Lucio sous le hêtre, oubliant qu'il était en Espagne. Rien n'aurait plus passionné Lucio que ces terribles démangeaisons de la recluse.
Et qu'aurait dit Lucio, entre deux gorgées de bière, sous l'arbre ?
— Creuse ta peur, hombre, la lâche pas, faut gratter jusqu'au bout, jusqu'au sang.
— Cela va passer, Lucio.
— Ça passera pas. Creuse, mon gars, parce que t'as pas le choix.
C'est cela qu'il aurait dit, à coup sûr. Il retrouva Veyrenc devant la Brigade à trois heures du matin.
— Tu n'as pas dormi, affirma Veyrenc.
— Non.
— Dans ces conditions, je prends le volant. Je te réveillerai dans deux heures. Si j'étais ta mère, je t'ordonnerais de fermer les yeux.
— Faut que je l'appelle, Louis, elle s'est cassé le bras.
— Elle est tombée ?
— Oui. Elle a heurté le manche du balai. Elle ne sait pas si c'est le balai qui s'est mis dans son chemin ou elle dans le sien.
— C'est une question importante, si tu y penses, dit Veyrenc en démarrant, et qui vaut pour quantité de choses.
— C'est un très grand balai, elle l'utilise pour chasser les araignées. Pas des recluses, il n'y en a pas chez nous.
Et Adamsberg, au froid ressenti dans sa nuque, regretta aussitôt d'avoir prononcé le mot. Et même de l'avoir associé à la maison familiale et, pire, à sa mère. Peut-être les prédictions de mauvais augure de Danglard finissaient-elles par ronger ses pensées.
Veyrenc se gara peu avant huit heures devant l'hôpital de Rochefort, et secoua le commissaire.
— Bon sang, dit Adamsberg, tu ne m'as pas réveillé ?
— Non, dit Veyrenc.
Le médecin en charge à Rochefort s'opposa dans un premier temps à toute visite à son patient, tout policiers qu'ils soient. La situation du malade avait empiré pendant la nuit.
— À quel point ? demanda Adamsberg.
— La plaie s'est étendue trop rapidement, la nécrose s'y est déjà mise. Nous avons là une réaction accélérée. La fièvre est déjà à 38,8°.
— Comme les trois patients de Nîmes ?
— C'est à craindre, et je ne comprends pas ce que la police a à voir avec cela. Qu'on nous envoie plutôt un venimologue, ce sera plus sensé, ajouta-t-il en forme de conclusion, tournant le dos.
— Où a-t-il été mordu ? insista Adamsberg.
— Au bras droit. Ce qui nous laisse bon espoir avec une amputation.
— Pas tant que cela, docteur. Cet homme n'a pas été mordu par une simple recluse, il a reçu vingt fois la dose de venin. C'est un meurtre.
— Un meurtre ? Avec vingt recluses ?
Le médecin leur faisait de nouveau face, bras croisés, jambes écartées, et souriait, en ferme posture de refus. Un type solide, efficace, autoritaire et fatigué.
— Depuis quand, dit-il, l'homme sait-il commander aux araignées ? Les siffler pour qu'elles viennent à lui, les organiser en cohortes et les jeter sur une victime quand cela lui chante ? Depuis quand ?
— Depuis le 10 mai, docteur. Trois hommes sont déjà décédés et deux autres vont mourir si vous ne nous laissez pas voir votre patient. Je peux obtenir une injonction, si vous l'exigez, mais je préférerais de beaucoup ne pas perdre de temps et lui parler avant que la fièvre ne passe les 40°.
Impossible, bien entendu, qu'Adamsberg obtienne une injonction, son divisionnaire n'étant pas même informé de l'enquête. Mais le terme entama l'assurance du médecin.
— Je vous donne vingt minutes, pas plus. Ne l'échauffez pas, ne faites pas monter la fièvre. Quant au membre atteint, il ne doit en aucun cas le bouger.
— Où et quand a-t-il été mordu ? Dedans ? Dehors ?
— Dehors, en rentrant chez lui avec sa dame de compagnie. Après le dîner, à la nuit tombante. Chambre 203. Vingt minutes.
Le vieil homme n'était pas seul. Assise sur un fauteuil où elle paraissait avoir passé la nuit, une femme de quelque soixante-dix ans, les yeux battus de pleurs, tordait un mouchoir entre ses doigts.
— Police, annonça doucement Adamsberg en s'approchant du lit. Lieutenant Veyrenc de Bilhc et commissaire Adamsberg.
Et l'homme cligna des yeux, semblant dire « Je comprends ».
— Nous sommes navrés de vous déranger, monsieur Vessac. Nous ne resterons pas longtemps. Madame ?
— Ma dame de compagnie, présenta Vessac. Élisabeth Bonpain. Et elle porte bien son nom.
— Madame, nous sommes désolés de vous demander de quitter la chambre. Nous devons nous entretenir seuls avec M. Vessac.
— Je ne bouge pas de là, dit Élisabeth Bonpain d'une voix faible.
— C'est la procédure, dit Veyrenc, ne nous en voulez pas.
— Ils ont raison, dit Vessac. Sois raisonnable, Élisabeth. Profites-en pour aller prendre un café et manger un peu, cela te fera du bien.
— Mais pourquoi des policiers viennent te voir ?
— C'est ce qu'ils vont m'apprendre. Va, s'il te plaît. Café, croissants, répéta Vessac, va prendre des forces. Lis donc un magazine, cela te changera les idées. Ne t'en fais pas, ce n'est pas une petite araignée qui va me démolir.
Élisabeth Bonpain sortit et Vessac leur indiqua deux chaises.
— Vous lui mentez, n'est-ce pas ? dit Adamsberg.
— Bien sûr. Que voulez-vous que je lui dise ?
— Vous lui mentez parce que vous savez. Que ce n'est pas seulement une petite araignée.
Adamsberg parlait avec bienveillance. Blaps ou pas blaps, on ne secoue pas un homme qui n'a plus que deux jours à vivre et qui le sait. Il évitait de regarder la plaie, dont l'aspect était déjà repoussant. Étendue sur dix centimètres de long et quatre de large, la nécrose noire faisait son œuvre, dévorant muscles et veines.
— Très moche, hein ? dit Vessac, suivant le regard d'Adamsberg. Mais vous en avez vu d'autres, vous, les flics.
— Nous n'avons que vingt minutes, monsieur Vessac. Vous savez ce qu'il vous arrive.
— Oui.
— Vous savez la mort foudroyante d'Albert Barral, de Fernand Claveyrolle et de Claude Landrieu, par morsure de recluse, le mois dernier à Nîmes.
— Vous en êtes déjà là ?
Vessac eut un sourire dur et du bras gauche, demanda de l'eau à Veyrenc. La solide structure de ses traits avait résisté à l'âge et même après tant de temps, Adamsberg le reconnaissait.
— Nous en sommes à l'orphelinat, où la Bande des recluses s'est attaquée à onze enfants, laissant des estropiés, un impuissant, une gueule cassée. Vous en faisiez partie, avec huit autres.
Vessac ne baissa pas la tête.
— Des sales types, dit-il.
— Qui ? Vous, ou vos victimes ?
— Nous, qui d'autre ? Des salauds, des ordures. Quand le petit Louis a perdu sa jambe, à quatre ans, qu'est-ce qu'on a fait ? On a rigolé. Pas moi, je n'avais que dix ans, mais je les ai rejoints sitôt après. Vous croyez que cela nous aurait arrêtés ? Au contraire. Quand le Jeannot a perdu son pied, et le Marcel sa joue — bon sang qu'il était laid —, qu'est-ce qu'on a fait ? On a rigolé. Ce qui nous a le plus fait marrer, c'est quand le testicule de Maurice est tombé comme une noix. Maurice-une-couille, on l'a appelé, et tout l'orphelinat l'a su.
— Vous savez qui vous a fait cela, dit Adamsberg en montrant la blessure.
— Bien sûr. Ils se vengent et c'est de bonne guerre. Et je vais vous dire une chose : j'ai pas envie de claquer mais je pige, j'ai mérité. Et eux, au moins, ils nous rattrapent quand on est vieux, ils nous ont laissé le temps de vivre, de connaître des femmes, de faire des gosses.
— Ils ont commencé plus tôt que cela, Vessac. De 1996 à 2002, ils en ont tué quatre : Missoli, Haubert, Ménard et Duval. Pas avec du venin, mais par accidents provoqués.
— Ah, dit Vessac. Mais je pige quand même. Ce qui m'échappe, c'est comment ils font. Il en faut, du venin, pour tuer un homme.
— Vingt doses au moins.
— Ça m'échappe et je m'en fous. Attention ! dit soudain Vessac en levant le bras gauche. Élisabeth n'est au courant de rien, elle ne sait pas que j'étais un petit salopard. Elle ne doit pas le savoir.
— Il y a enquête, dit Adamsberg. Et si elle aboutit, et s'il y a procès…
— Y aura les journaux. D'accord. Elle saura. Mais faites en sorte qu'elle n'apprenne rien avant ma mort. Qu'on se quitte sans une ombre. C'est possible ?
— Bien sûr.
— Parole d'homme ?
— Parole d'homme. Et les viols, Vessac ?
— Non, dit-il, ça, j'ai pas suivi.
— Parce qu'ils ont bien violé, aussi ?
— À Nîmes, oui.
— Collectifs ?
— Toujours. Et ça a continué après l'orphelinat.
— Mais pas vous ?
— Non. Ce n'est pas par bonté, commissaire, n'allez pas croire. C'était autre chose.
— Quoi ?
— Si je ne vous le dis pas, vous me foutrez aussi des viols sur le dos. Mais c'est pas simple à expliquer.
Vessac réfléchit quelques instants, réclama de nouveau de l'eau à Veyrenc. La fièvre montait.
— Flics ou pas flics, on est entre hommes, pas vrai ? dit-il.
— Oui.
— Si je vous le dis, ça reste dans cette chambre ?
— Oui.
— Parole d'homme ?
— Parole d'homme.
— C'était collectif, comme vous dites. Fallait montrer nos prouesses aux autres, fallait se foutre à poil. Et moi, je ne pouvais pas.
Nouveau silence, nouvelle gorgée d'eau.
— Je croyais, j'étais certain, reprit-il avec effort, que mon sexe était trop petit. Sûr que cet enfoiré de Claveyrolle m'aurait trouvé un surnom. Alors je me défilais. Vous me croyez ?
— Oui, dit Adamsberg.
— Ça ne fait pas de moi un ange, ne vous trompez pas. Parce que j'en étais. Je regardais, ou pire, j'aidais à tenir les bras de la fille. Complicité, ça s'appelle. Pas de quoi se vanter, hein ?
Le médecin ouvrit la porte.
— Plus que trois minutes, dit-il.
— Dépêchons-nous, Vessac, dit Adamsberg en se penchant vers lui. Qui vous a injecté le venin ? Qui ?
— Qui ? Mais personne, commissaire.
— Deux de vos anciens camarades sont encore dans le viseur du tueur. Alain Lambertin et Roger Torrailles. Dites-moi qui et je peux les sauver. Ça fait sept morts à présent.
— Huit avec moi bientôt. Mais je ne peux pas vous aider. On est revenus de notre bistrot, Élisabeth et moi. J'ai garé la voiture, je suis sorti, et c'est là, devant la porte, quand je mettais la clef dans la serrure, que j'ai senti une piqûre au bras. Pas grand-chose, hein. Vers neuf heures dix.
— Vous mentez, Vessac.
— Non, commissaire, parole d'homme.
— Mais vous l'auriez vu. Le piqueur.
— Il n'y avait personne. J'ai pensé à une ronce, il y en a qui sortent de la haie. Je voulais les couper, ben c'est trop tard maintenant. Personne, je vous dis. Demandez à Élisabeth, elle était là, elle vous le dira, elle ne sait même pas mentir. C'est plus tard que j'ai réfléchi, quand j'ai vu l'œdème. C'est pas qu'on a des recluses par ici, mais vous pensez bien que je m'étais renseigné, après la mort des trois autres. Alors je savais reconnaître. L'œdème, et la vésicule. Je me suis dit, cette fois, c'est ton tour, Olivier, ils t'ont eu. Mais comment ? J'en sais foutre rien, commissaire.
Alors que le médecin ouvrait de nouveau la porte, Adamsberg se leva et hocha la tête. Puis il posa sa main sur l'avant-bras de l'homme.
— Salut, Vessac.
— Salut, commissaire, et merci. C'est pas que vous êtes un curé, et de toute façon j'y crois pas, mais je me sens mieux d'avoir parlé. Eh ! Vous n'oubliez pas, tous les deux ? Parole d'homme, hein ?
Adamsberg observa sa main, venue se poser sur le bras de Vessac. Sur le bras d'un blaps, bien sûr, mais le bras d'un homme qui allait mourir.
— Parole d'homme, dit-il.
Ils sortirent en silence du bâtiment, marchant lentement dans le jardinet de l'hôpital.
— Nous sommes tout de même obligés de vérifier, dit Veyrenc.
— S'il n'a vraiment vu personne ? Oui. Il va nous falloir torturer Élisabeth Bonpain. On va filer à Saint-Porchaire. Je veux voir où cela s'est exactement passé, avant que toute trace disparaisse.
Depuis la voiture, Adamsberg appela Irène Royer à son hôtel de Bourges. Il était encore affecté par la plaie atroce de Vessac, par ses confidences — parole d'homme —, par la dignité du blaps agonisant.
— C'est vous, commissaire ? Juste à temps, je quitte ma chambre. C'est un mordu normal alors ?
— Non, Irène. C'est un blaps de l'orphelinat, Vessac. Ne lâchez rien sur le net, comme d'habitude.
— Promis.
— On tombe toujours sur le même os : il dit n'avoir vu personne quand il a senti la piqûre.
— Dedans ? Dehors ?
— Dehors. Juste devant sa porte. Je vais tâcher de vérifier cela par sa dame de compagnie.
— Mais où cela, mordu ?
— Au haut du bras.
— Mais c'est impossible, ça, commissaire. Ça ne vole pas, une recluse.
— Eh bien c'est comme ça, c'est au bras.
— Y aurait pas un gros tas de bûches, près de sa porte ? Des fois, par hasard ? Il aurait pu s'y frotter. La déranger quand elle partait en balade.
— Je n'en sais rien, j'y vais.
— Attendez, commissaire. Vous avez dit quoi, comme nom ?
— Vessac.
— Pas un Olivier Vessac tout de même ?
— Si.
— Sainte Mère de Dieu. Et sa dame de compagnie, c'est une Élisabeth Bonpain ?
— Oui.
— Qui est en fait sa dame de compagnie, et sa dame. Vous me suivez ?
— Oui. Je l'ai vue, j'avais saisi cela. Elle est dévastée de chagrin.
— Sainte Mère, Élisabeth.
— Vous la connaissez ?
— Mais c'est une amie, commissaire. La femme la plus gentille du monde, gentille à pleurer. Je l'ai rencontrée il y a quoi ? Onze ans. J'étais partie en posture antalgique à Rochefort. C'est là qu'on s'est connues. Je suis même restée une semaine entière tellement on s'entendait comme larrons en foire, pardon, excusez-moi, comme les deux doigts de la main.
— Et vous, Irène, vous seriez capable de savoir si elle ment ?
— Vous voulez dire, si elle raconte que y avait personne alors qu'il y avait quelqu'un ? Et pourquoi ils protégeraient un assassin ?
— Pour qu'on ne connaisse pas son passé ? Et pourtant, il me l'a avoué. Mais je n'étais pas en interrogatoire officiel. Cela ne valait rien, il le savait.
— Ah, peut-être que oui. Ce que je saurais, c'est faire dire la vérité à Élisabeth. On ne se cache rien.
— Alors venez.
— De Bourges ?
— Eh bien quoi ? Cinq heures de route antalgique, cela vous effraie ?
— C'est pas ça, commissaire, au contraire. C'est ma colocataire. Je vous ai dit, ça, que j'ai une colocataire ? Louise, elle s'appelle. Pour vous dire, elle est un peu, comment expliquer ça, un peu timbrée. Très timbrée, même. Et, avec les recluses, elles ne s'entendent plus du tout. Elle ne parle que de ça, les recluses, les recluses. Si bien qu'avec tout ce qui se passe, quand je ne suis pas là, elle s'affole, elle en voit partout.
— Élisabeth est votre amie, et hormis le fait de savoir si elle dit vrai ou non, son Olivier va mourir dans deux jours. Je vous l'ai dit, elle est désespérée. Elle va avoir besoin de vous.
— Là je comprends, commissaire. Que la Louise se débrouille avec les araignées. J'arrive.
— Merci. Où se retrouve-t-on ? Il y a un restaurant à Saint-Porchaire ?
— Le Rossignol. C'est pas cher et ils ont des chambres. Je pourrai dormir là. J'appelle Élisabeth.
— On se rejoint là-bas vers 14 h 30. Roulez, Irène.
Ils arrivaient en vue de Saint-Porchaire quand Mercadet appela.
— On a un autre mordu, dit aussitôt Adamsberg. Olivier Vessac.
— Un des salauds.
— Oui, lieutenant. Un salaud repenti, mais pas un violeur. Un complice.
— Pas un violeur ? Vous le croyez parce qu'il vous le dit ?
— C'est cela.
— Pourquoi ?
— Je ne peux pas l'expliquer, Mercadet. J'ai donné ma parole d'homme.
— Alors c'est autre chose, dit le lieutenant. J'en ai un autre aussi, moi.
— De quoi ?
— De violeur. En 1967. Et ce coup-ci, j'ai les noms. Claveyrolle, Barral, toujours notre tandem de choc, et Roger Torrailles. Une femme de trente-deux ans, à Orange.
— Bravo, lieutenant. Ils ont pris combien de taule ?
— Zéro, il y a eu vice de procédure. Et donc pas de procès. C'est pour cela que j'ai eu du mal à mettre la main dessus.
— Quel vice ?
— Ces crétins de flics ont forcé les aveux sans avocat. Ils avaient le témoignage de la femme, Jeannette Brazac, ils ont foncé bille en tête. Avec violences, en sus. Après, pour le procès, c'était foutu. Et Jeannette Brazac, elle s'est suicidée huit mois après.
— T'as entendu, Louis ? dit Adamsberg en raccrochant. C'était bien une foutue bande de violeurs. Et en 67, la femme en est morte.
— Blaps ou violeurs, il faut protéger les deux derniers.
Veyrenc freina sur la place de Saint-Porchaire, alors qu'Adamsberg tentait d'appeler Mordent.
— Roule encore, la maison est au 3, rue des Oies-folles.
— Ça existe, des oies folles ?
— Sûrement. Tu dis que tout le monde est névrosé.
— Mais je ne sais pas pour les oies.
— Mordent ? Adamsberg. Olivier Vessac est en train d'agoniser à l'hôpital de Rochefort.
— Merde. Vous y êtes ?
— J'en sors. Commandant, j'ai besoin d'une protection serrée sur les deux derniers. Appelez les gendarmeries de Senonches et de Lédignan, et demandez-leur d'y affecter des hommes. Dites simplement qu'on les croit menacés. Que les gars soient en tenue, on doit voir qu'ils sont flics.
— Et si Torrailles et Lambertin refusent ?
— Croyez-moi, Mordent, avec sept des leurs assassinés et Vessac qui va mourir, ils accepteront.
Veyrenc freina devant le 3, rue des Oies-folles. Les deux hommes repérèrent les lieux, le chemin de terre, la portion de forêt, la lourde porte en bois de la maison. Pas de tas de bûches à proximité. Veyrenc parcourut lentement la courte distance entre la porte et la voiture garée sur le bas-côté.
— Pas de doute, dit-il, on voit bien les pas de Vessac et d'Élisabeth écrasant l'herbe humide, mais pas de troisième homme derrière eux. Et aucune trace d'un gars s'approchant d'eux par l'autre côté.
— Ici non plus, dit Adamsberg en s'accroupissant devant la porte, passant sa main à travers le haut des herbes. Ils n'étaient que deux.
Il aimait l'herbe. C'est cela qu'il faudrait faire dans le petit jardin qu'il partageait avec Lucio. Creuser le terrain sur cinquante centimètres de fond, arracher la rocaille de Paris, emplir d'humus et faire pousser. Lucio serait content.
Lucio. Gratte cette recluse, mon gars, gratte jusqu'au sang.
Je ne veux plus, Lucio. Laisse-moi fuir.
T'as pas le choix, mon gars.
Adamsberg sentit sa nuque se tendre à nouveau, sa gorge se nouer, en même temps que, soudainement, il pensait à sa mère. Un fugace vertige l'obligea à poser sa main au sol.
— Merde, Jean-Baptiste, n'abîme pas les traces.
— Excuse-moi.
— Tu vas bien ? demanda Veyrenc en avisant le visage terni de son ami.
Pour un Béarnais à la peau tannée comme l'était Adamsberg, la pâleur était chose rare.
— Très bien.
Je ne veux plus, Lucio.
Adamsberg continuait de passer mécaniquement ses doigts dans le haut des herbes.
— Ça, Louis, dit-il en lui tendant une bricole invisible entre le pouce et l'index.
— Un petit morceau de fil de nylon, dit Veyrenc. Vingt centimètres. Les gars doivent pêcher, dans le coin.
— Les gars pêchent partout. Mais il était enchevêtré dans cette ortie.
— Ce n'est pas cela qui a mordu Vessac.
— Va tout de même prendre un sac plastique dans la voiture, j'ai peur de le laisser tomber.
Adamsberg et Veyrenc cherchèrent encore un quart d'heure parmi les herbes et sur le chemin, tout et n'importe quoi, sans trouver ni tout, ni n'importe quoi, hormis ce petit fragment de fil à pêche. Ils remontèrent en voiture, Adamsberg au volant cette fois, déçus. Vessac et sa « dame » avaient été seuls en effet, selon toute apparence.
— T'as envie de quoi ? demanda Veyrenc, surveillant toujours son ami du regard.
— On n'a rien avalé depuis hier. On va dans ce Rossignol, on se taille un petit-déjeuner à la Froissy et on attend Irène. Élisabeth Bonpain supportera bien mieux l'interrogatoire avec elle.
— J'approuve.
— Où as-tu rangé le sachet plastique ?
— Dans la mallette. Tu as si peur de le perdre ?
Adamsberg haussa les épaules.
— On n'a que ça, dit-il.
— C'est-à-dire rien.
— Voilà.