Pendant que l'équipe se dispersait, que Retancourt félicitait Noël pour son attaque, ayant beaucoup apprécié, en technicienne rompue au combat, la trajectoire interrompue de son crochet du droit, et que Danglard se réfugiait dans son antre, Adamsberg s'esquiva dans son bureau, prit la petite boîte en plastique, fit tourner la recluse morte sous ses yeux, puis décrocha son téléphone.
— Irène ? Adamsberg. Vous êtes au courant ?
— Pour la mort de Vessac, bien sûr. Je chuchote, je suis avec Élisabeth dans le couloir de l'hôpital. Je vais tâcher de la sortir de là.
— Je voulais savoir : comment réagit votre Louise ? Elle sait aussi ?
— Bien sûr qu'elle sait ! Ça ne cause que de ça dans toute la région. Attention, personne ne se doute que ce sont des assassinats, j'ai tenu parole, commissaire. Mais la « malédiction » de la recluse envahit la toile. Tous convaincus que le venin a muté.
— Mais Louise ? Elle en voit toujours ?
— De pire en pire. Elle s'est enfermée dans sa chambre qu'elle a déjà aspirée de fond en comble je ne sais combien de fois. Bientôt, elle va aspirer les murs, je vous le garantis. Il va falloir que je rentre. Et je vous jure, avec Élisabeth sur les bras, ce n'est carrément pas le moment. C'est bien ma veine d'être tombée sur une Louise. C'est pas tout de suite que je me suis aperçue qu'elle était cinglée. Ça a commencé avec le savon.
— Le savon ?
— Mais si, vous savez, le savon liquide avec un truc qu'on pousse et ça sort en jet. C'est quand même plus hygiénique, je trouve. Eh bien ça l'a fait hurler, elle me l'a foutu à la poubelle. Moi je l'ai récupéré, j'ai pas des sous à jeter par les fenêtres.
— Ce qui l'a fait crier, c'est le savon ou le jet ?
— Le jet. Faut quand même avoir une sacrée araignée au plafond, excusez-moi pour la blague, je m'excuse.
— Je l'aime bien, votre blague.
— Ah tant mieux alors. J'en trouve comme ça, des blagues, je vous ai dit. Ça égaie, non ?
— C'est fait pour cela, Irène. Et quoi d'autre la fait crier ?
— Tous ces produits avec un poussoir, les crèmes hydratantes, par exemple. Ah oui aussi, l'huile. Elle ne supporte pas l'huile quand on appuie sur la bouteille pour la faire sortir. Et comment on la fait la salade, alors ?
— Et le vinaigre, pareil ?
— Ah non, elle s'en fout du vinaigre. Timbrée, je vous dis. Je vous assure que pour mes livraisons de nourriture, que c'est toujours des hommes qui apportent les cartons, c'est pas facile tous les jours. Je dois la prévenir avant pour qu'elle s'enferme dans sa chambre.
— Vous savez quelque chose de sa vie, avant ?
— Rien du tout. Elle n'en parle jamais. J'aimerais bien la virer, mais j'ose pas. Parce que qui va vouloir d'elle, hein ? Et moi, je suis pas la méchante fille, alors j'ose pas.
— Elle sort, parfois ?
— Seule ? Vous rigolez, commissaire. En revanche, quand je pars en balade posture antalgique, elle monte dans ma voiture. Et moi, j'aimerais bien être tranquille des fois. Mais comme je ne suis pas la mauvaise fille, je n'ose pas refuser. Après, je la laisse à l'hôtel, qu'elle se démerde, pardon, je m'excuse, vraiment, qu'elle se débrouille, et je vais me promener avec mon appareil photo. Et puis j'achète des boules.
— Des boules, Irène ?
— Ces boules qui font de la neige quand on les secoue. C'est joli, non ? J'en ai plus de cinquante chez moi. Tenez, si vous aimez la cathédrale de Bourges, je vous l'offrirai.
— Merci beaucoup, dit Adamsberg qui préférait mille fois sa recluse morte. Je voudrais tout de même bien la connaître.
— Pour comprendre l'arachnophobie ?
— Ah, c'est cela le mot ? « Arachnophobie » ? Attendez, je note.
— Mais pour la voir, laissez tomber, commissaire, vous êtes un homme.
— J'oubliais.
— Que vous êtes un homme ? Ce n'est pas normal, commissaire. Ça se voit, tout de même.
— Non, j'oubliais qu'elle ne me supporterait pas. On y réfléchit, je dois retourner en réunion.
— À mon avis, dit Irène avec sa finesse bien réelle sous ses allures directes et bavardes, vous avez une autre idée en tête que l'arachnophobie. Vous êtes flic quand même.
— Et quelle idée ?
— Voir de vos yeux vu si c'est vrai ou pas que les recluses se sont multipliées.
Adamsberg sourit.
— Ce n'est pas faux.
Il reposa le téléphone, perplexe. Cette Louise Chevrier, dont on ne savait rien, n'était pas seulement « timbrée », « cinglée », elle était tout à fait névrosée. Jusqu'à redouter les jets de savon blanc, substance projetée et liquoreuse, image récurrente du viol qu'elle avait subi. Il avait traité beaucoup d'affaires impliquant des femmes violées, il en avait connu qui ne pouvaient plus supporter la présence d'un homme, mais il n'avait jamais entendu parler d'une terreur allant jusqu'à la détestation d'un quelconque jet de matière un peu crémeuse. Les phobies de Louise touchaient à la démence. S'il pouvait comprendre cette hantise avec le savon, il ne voyait en revanche aucun lien entre l'huile et le liquide spermatique.
Il ferma les yeux quelques instants, puis appuya le front à sa fenêtre, face au tilleul. L'huile. Quand avait-il entendu ce mot ? Quand il avait émietté le cake ? « Il va être foutu, ce pantalon » ? Non. Une moto passant au loin couvrit le piaillement des oisillons.
L'huile, bon sang, l'huile de moteur déversée sur le trajet de la moto du blaps Victor Ménard, la troisième victime.
Adamsberg passa les mains sur ses joues. Pas de coïncidence, Mercadet aurait repéré le viol de Louise tôt ou tard. Mais qu'était venue faire cette femme, terrifiée par les recluses, chez Irène Royer ? Car Irène ne s'en cachait pas : on savait qu'elle ne tuait pas les bestioles. Cela n'avait pas de sens. À moins que Louise ne mente sur toute la ligne. Qu'elle ne soit dans cette maison que pour la compagnie des recluses, là où elle les savait accueillies, protégées, tout comme elle. Puis, brouillant les pistes dans la crainte d'une enquête, elle jouait un personnage opposé : celui d'une arachnophobe. Alors qu'elle était arachnophile et même reclusophile. Ce dernier terme, il en était certain, n'existait pas.
Et comment aurait-elle eu vent d'une enquête ? Irène avait tenu parole, rien n'avait filtré sur le net. Mais ils s'étaient parlé et elle l'appelait « commissaire ».
Il étira les bras, soudain inquiet. Puis se rassura : Irène n'était pas un homme, encore moins un gars de la Bande des recluses. Elle ne risquait rien. À moins que. À moins que Louise ne s'inquiète de la progression de l'enquête et qu'Irène conçoive des doutes, un jour ou l'autre, et ne s'en ouvre à son foutu « commissaire ».
Il passa un nouvel appel à son arachnophile.
— Irène, c'est assez urgent. Êtes-vous seule ?
— Élisabeth dort. Que se passe-t-il ?
— Écoutez-moi bien. Ne m'appelez pas devant votre colocataire. Vous me suivez ?
— Pas du tout.
— Aucune importance. Je vous le demande. Promettez.
— Peut-être, mais quoi ?
— Vous a-t-elle jamais interrogée sur moi ? Sur cet homme avec qui vous correspondez ?
— Mais jamais. Pourquoi elle ferait ça ? Avec son araignée au plafond, si vous croyez qu'elle a le temps de s'intéresser aux autres, pas du tout.
— Ça pourrait venir. Si elle vous demande qui est ce commissaire avec lequel vous bavardez, répondez ceci, strictement : je suis un vieil ami de Nîmes que vous avez retrouvé par hasard. Je m'intéresse comme vous, en marge de mon métier, aux araignées. Je suis un zoologue qui a raté sa vocation. Cela expliquera nos échanges sur les derniers méfaits de la recluse. Vous m'entendez bien ?
— Oui, dit Irène, assez perdue cette fois pour manquer de mots.
— Et en outre, je suis un collectionneur de boules, les boules à neige.
— Vous ?
— C'est un mensonge, Irène, vous me suivez ?
— Non. Si vous m'expliquiez un peu ? Je ne suis pas une mauvaise fille, je vous l'ai dit, mais je ne suis pas non plus une marionnette, commissaire.
— Je ne crois pas que votre Louise soit une « cinglée ». Je la crois démente. Et, mentit Adamsberg, capable de lâcher toute information sur l'enquête qu'elle obtiendrait de vous.
— Ah je vois mieux, cette fois.
— Elle ne doit donc à aucun moment soupçonner que je pense à des assassinats. Le moindre écho dans les médias serait catastrophique.
— Je vous suis.
— C'est bien entendu, Irène ? Je ne suis qu'un vieil ami zoologue frustré, passionné d'araignées et de boules à neige.
— Ce que je pourrais faire alors, dit Irène en retrouvant sa vivacité, c'est acheter deux boules à Rochefort. Et en rentrant chez moi, lui dire qu'il y en a une pour moi, et une pour vous. Que c'est comme cela qu'on s'est retrouvés dans une boutique de souvenirs. À Pau, par exemple, j'ai une boule de Pau. Et ainsi, c'est moi qui lance le mensonge.
— Parfait. Et si vous avez vraiment un message un peu trop explicite à me transmettre, envoyez-le-moi, puis écrasez-le aussitôt.
— Je vous suis. Vous pensez qu'elle regarde dans mon portable ?
— Dans votre ordinateur aussi.
— Ben si c'est ça, faut en profiter. Je peux vous adresser des faux messages : sur des boules, avec photo, en vous écrivant : « Et celle-là, vous l'avez ? » Comme si on faisait la concurrence avec nos collections. Et pour les araignées, je peux vous parler de tégénaires, d'épeires, de veuves noires. Puisque vous êtes un arachnologue frustré, il n'y a aucune raison que vous ne vous intéressiez qu'à la recluse.
— Excellent, faites cela, Irène.
— Il y a un os. Si nous sommes de vieux amis qui se sont retrouvés — et ça me fait bien plaisir —, pourquoi je vous appellerais « commissaire » ?
Adamsberg prit un instant pour réfléchir, avec la nette impression qu'Irène pensait plus vite que lui.
— Dites que c'est un jeu entre nous. Qu'avant, vous m'appeliez Jean-Baptiste, mais que lorsque nous nous sommes retrouvés, vous avez appris que j'étais devenu commissaire. Alors on a commencé à jouer, et l'habitude s'est prise.
— Ce n'est pas formidable, commissaire.
— Non.
— Aussi, j'alternerai. Des fois je dis « commissaire », des fois je dis « Jean-Baptiste ». Ou même « Jean-Bapt », c'est plus familier, ça fait plus vrai.
— Vous auriez dû être flic, Irène.
— Et vous arachnologue, Jean-Bapt. Excusez-moi, je m'entraîne.