XXVIII

Adamsberg dormait peu et se levait à l'aube. À midi, Raphaël le réveilla. Il ouvrit les yeux, se redressa sur le lit. Il savait qu'il était tard, inutile de demander l'heure.

— Je prends ta salle de bains, dit-il. Pas lavé pas changé depuis plus de vingt-quatre heures.

— C'est juste une douche.

— Je prends ta douche. J'ai eu des appels ?

— Deux.

Adamsberg attrapa son portable et écouta les messages de Voisenet et de Retancourt. Voisenet était formel : Jean Escande était arrivé à Palavas deux jours avant l'attaque venimeuse contre Vessac. Le vieux Jeannot sans pied était bien connu dans quelques petits restaurants de la station balnéaire, il l'avait finalement trouvé chez une amie, d'où il s'apprêtait à partir.

— Je fais quoi maintenant, commissaire ?

— Vous rentrez avec l'équipe, lieutenant. Vous avez quand même eu le temps de tremper vos pieds dans l'eau ?

— Cinq minutes.

— Toujours ça de pris, Voisenet.

Il eut aussitôt Retancourt en ligne.

— Trente-huit hôtels déjà visités, commissaire.

— Et on ne va pas faire les dix-sept mille de France. Rentrez, Retancourt.

— Il a dormi dans sa voiture alors. C'est cela que vous pensez ?

— Il a dormi à Palavas.

— Mais s'il était…

— Je sais, coupa Adamsberg. Je sais.

— Vous êtes toujours à Rochefort ?

— À l'île de Ré, chez mon frère. Prévenez Mordent que je serai demain matin à la Brigade. Mordent, pas Danglard.

Adamsberg rejoignit Raphaël sur la terrasse, où le déjeuner était prêt. Pâtes, jambon. Les préoccupations culinaires de Raphaël n'étaient pas plus élevées que celles de son frère.

— C'est foutu, lui dit-il. Ce n'est pas Jean Escande qui a attaqué Vessac. On l'a localisé, au bord de l'eau, à des centaines de kilomètres du lieu de l'attaque.

— Ils ont pu envoyer un fils.

— Non, Raphaël, ce genre de vengeance ne s'exerce pas par procuration. Elle est directe ou elle n'est pas. Les garçons mordus n'ont pas assassiné leurs tortionnaires. Et pourtant, c'est bien du venin de recluse. Et pourtant, l'orphelinat de La Miséricorde demeure au centre du dispositif. J'en suis certain, ou bien rien n'a de sens. Il n'y a pas d'autre voie, et cette voie ne conduit nulle part. J'ai bouffé le sable, comme a dit Danglard.

Raphaël passa le pain à Adamsberg et les deux frères nettoyèrent leurs assiettes avec ces gestes larges des gosses de la campagne.

— Mais c'est différent, à présent, dit Raphaël en lançant les miettes de pain à quelques limicoles qui sautillaient sur la plage.

— Moi, j'ai un couple de merles à la Brigade. Je leur donne du cake. Le mâle est fluet.

— C'est bien aussi, les merles. La femelle couve ?

— Elle couve. Qu'est-ce qui est différent ?

— Es-tu toujours aveugle ?

— Non. Je distingue parfaitement la recluse du Pré d'Albret. Et je sais pourquoi j'ai hurlé.

— Elle s'est approchée de toi.

— Comment le sais-tu ?

— Je ne sais rien. J'ai toujours imaginé qu'elle l'avait fait.

— Oui. Les mains en avant, et elle a crié, non, elle a rugi. Mais je peux la regarder à présent. Je ne la crains plus, je ne crains plus le mot. La recluse, la recluse, je peux le répéter jusqu'à la nuit sans tomber.

— Et tu peux donc l'affronter encore. Tu es libre. Tu peux voir.

— S'il y a encore quelque chose à voir. Qui tuerait avec du venin de recluse, si ce ne sont ces garçons de l'orphelinat ? Et ce ne sont pas eux.

— Eh bien c'en sera d'autres, frère. Tu es libre, tu les trouveras. Tu y seras à vingt heures.

— Où ?

— À Paris. Je sais que tu vas sauter dans le prochain train.

Adamsberg sourit.

Raphaël laissa son frère à la gare, après une longue étreinte.

— Bon sang, Raphaël, j'ai laissé mon linge sale chez toi.

— C'était le but, non ?


Comme tant d'autres, Adamsberg aimait les voyages en train, qui vous faisaient l'offrande d'une parenthèse, voire d'une excursion fugitive hors du monde. Les pensées s'y mouvaient mollement, fuyant les écueils. Les yeux mi-clos, son esprit esquivait le naufrage douloureux de l'enquête et tournait autour de cette Louise aux cent recluses imaginaires. Revenait aux liens qu'avait décrits Voisenet entre les fluides animaux et le fluide séminal, les femmes violées. Retournait à cette femme « timbrée » qui partageait la maison d'Irène. Il sortit son portable pour adresser un message à Voisenet.

Pensée de train. Votre exposé : femme violée, contrôle d'un fluide venimeux, meurtre de l'agresseur en retournant le fluide contre lui. Est-il possible qu'une femme victime d'un viol puisse, pour les mêmes raisons, développer une terreur des bêtes à venin ?

Pensée de voiture, répondit Voisenet, je remonte sur Paris, je dicte à Lamarre. Oui, bien sûr. Phobie des serpents, scorpions, araignées, toute bête susceptible d'injecter de force un liquide destructeur. C'est très intéressant mais cela ne nous mène à rien.

Ce n'est pas grave.


— C'est vraiment sa réponse ? demanda Voisenet à Lamarre. « Ce n'est pas grave » ?

— Telle quelle.

Voisenet, fatigué, se demanda comment le résultat désastreux de l'enquête laissait encore l'envie à Adamsberg d'aller s'égarer sur des sentiers si lointains. Sans savoir que Raphaël avait arraché son frère à la toile de la recluse du Pré d'Albret, lui rendant la liberté aérienne de ses mouvements et pensées.


Adamsberg passa à Irène, qu'il avait autorisation de joindre sur le portable d'Élisabeth, cherchant un prétexte approprié pour formuler sa question. Sans succès, il choisit de passer outre et d'écrire :

Irène, comment s'appelle votre colocataire ?

Louise Chevrier. Pourquoi ?

Un « pourquoi » largement justifié.

Je connais un spécialiste de la phobie des araignées. Il pourrait peut-être vous conseiller ?

N'étant pas certain de l'existence du terme « arachnophobie », il avait évité l'obstacle, et son message ne lui paraissait pas aussi convaincant qu'il l'aurait souhaité.

Elle refusera de le voir. Elle ne supporte pas les hommes, ce qui ne facilite pas la vie non plus.

C'était juste une idée.

Mensonges, se dit Adamsberg avec une grimace. Irène était spontanée et lui la trompait au profit d'autres visées, au profit de « pensées de train » qui ne menaient à rien, avait dit Voisenet à juste titre. Cette fois, il contacta Mercadet :

Cherchez s'il y a eu viol sur une certaine Louise Chevrier, 73 ans.

C'est urgent ?

C'est pour comprendre un truc.

Adamsberg reçut la réponse assez longtemps après, alors qu'il s'endormait de nouveau.

Violée en 1981 à l'âge de trente-huit ans à Nîmes, bon sang. Cette fois, violeur appréhendé : Nicolas Carnot, quinze ans de taule. Ai contrôlé : rien à voir avec l'orphelinat, ni l'un ni l'autre. Merde, je l'ai manquée. Parce que le jugement a eu lieu au tribunal de Troyes. Sais pas pourquoi.

« Cette fois, violeur appréhendé. » Adamsberg entendait bien la phrase de son adjoint. Il connaissait les chiffres noirs, une femme violée toutes les sept minutes dans le pays et 1 à 2 % des violeurs condamnés. L'une d'entre elles pouvait-elle redouter les bêtes à venin jusqu'à la névrose ? Jusqu'à les imaginer la cernant de toutes parts de leurs pattes velues ? Ou bien au contraire pactiser avec ce venin, se l'approprier, et violer avec lui la vie de l'agresseur ?

Ces « pattes velues » auxquelles il venait de penser donnaient, dans l'hypothèse d'une vengeance pour viol, un avantage incontestable à l'araignée, en évocation des bras virils qui avaient enserré la victime. Certes, la recluse n'était pas velue, mais c'était un bon point pour les arachnides — arachnodes ? arachnes ? — par rapport à ses concurrents à fluide, serpents et scorpions, voire frelons, guêpes et autres attaquants. Un autre atout encore : la fréquente mise à mort du mâle araignée après l'accouplement, bien que ce ne fût pas une pratique usuelle de la recluse. Mais en sa faveur, la bête était peureuse, passant sa vie terrée loin des hommes, n'osant s'aventurer qu'en terrain désert. Oui, se dit-il, déportant son esprit dans celui d'une femme violée, oui, la recluse était une bonne compagne avec laquelle nouer sa vie. Et précisément, avec ses pattes dépourvues de poils, féminisées en quelque sorte, elle paraissait plus abordable. En même temps que dotée d'un fluide détruisant chair et sang.

Il abandonna collines et clochers détalant sous ses yeux et questionna une nouvelle fois Mercadet :

Louise Chevrier, pouvez-vous trouver sa profession ?

Information par Froissy : garde d'enfants à domicile.

Où ?

Strasbourg.

Quand ?

Années 1986 et quelques.

Strasbourg. Il se souvenait de son impérieuse cathédrale. Ce qui le ramena à un autre clocher, infiniment plus humble, celui de l'orphelinat de La Miséricorde. Et ce clocher persistait à dominer l'édifice de l'enquête. À son idée.

La lenteur des réponses de Mercadet l'avertit que le lieutenant abordait les rives de sa période de sommeil. Il rejeta son portable, estima que la question de savoir si l'on disait arachnode, arachnide ou arachne pouvait attendre et ferma les yeux. Douze heures de repos n'avaient pas suffi.

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