Le lieutenant Retancourt finissait un sandwich au Cornet à Dés, le bistrot du coin de la rue, bon marché mais rebutant par l'humeur revêche du maigre petit patron, et qui concurrençait dans une âpre lutte sociale la bourgeoise Brasserie des Philosophes qui lui faisait face. Adamsberg s'assit à sa table.
— Le train de 16 h 07 pour Alès. Ça vous laisse le temps de passer chez vous prendre un bagage ?
— À peine. Quelle est l'urgence à Alès ?
— Deux hommes à surveiller. Vous partiriez avec Kernorkian et quatre brigadiers.
— Planque jour et nuit, donc. Voitures de location.
— C'est cela.
— Sur qui ?
Adamsberg attendit d'être hors du café pour poursuivre.
— René Quissol, mais surtout Richard Jarras. Deux des enfants mordus.
— Amputés ?
— Non, morsures blanches.
— Et pourquoi Jarras ?
— Il a travaillé vingt-huit ans comme acheteur à l'hôpital Sainte-Rosalie de Marseille, là même où est basé le Centre antipoison.
— Et ?
— Et ce centre commande les anti-venins de recluse à l'entreprise Meredial-Lab, qui centralise les venins, en Pennsylvanie ou au Mexique. Jarras avait accès au circuit.
— Vu. Et l'on sait si Jarras s'est rendu là-bas ?
— Jamais.
— Et comment trouve-t-il un complice par-delà l'Atlantique ?
— On n'a rien d'autre.
— Vu.
Quand Retancourt était en mission, et elle l'était déjà, elle économisait ses paroles et concentrait son énergie sur l'objectif. Pas le temps de bavarder.
— Secret sur l'opération, lieutenant.
— Pourquoi ?
— Richard Jarras est marié.
— Vu.
— À une femme qui s'appelle Ariane Danglard.
— Pardon ?
— Oui. C'est sa sœur.
Retancourt s'arrêta sur le trottoir, devant la haute porte voûtée de la Brigade, sourcils blonds abaissés.
— Alors on comprend, dit-elle. Ce n'est pas que Danglard est devenu con, c'est qu'il a peur.
— Et le résultat est le même, lieutenant. Il ne doit rien savoir.
— Ou il fait décamper notre Richard. Dites à Kernorkian de ne pas perdre de temps, je prendrai des fringues pour lui.
— Les autres vous rejoindront en fin de matinée. Attention à vous, Retancourt. Une seule injection et vous y passez en deux jours.
— Vu.
Adamsberg fit le tour de la Brigade et distribua les consignes. À Kernorkian et à quatre agents, départ vers Alès, planque sur Richard Jarras et René Quissol. À Voisenet, départ pour Fontaine-de-Vaucluse et Courthézon avec Lamarre, Justin et six agents, surveillance de Louis Arjalas, dit Petit Louis sans jambe, de Marcel Corbière sans joue et de Jean Escande, dit Jeannot sans pied. À Froissy, remonter les signaux des GPS et portables de Richard Jarras et René Quissol depuis le 10 mai, date de la première morsure mortelle. À Mercadet, même opération sur Arjalas, Corbière et Escande. Suivi de leurs déplacements en direction des trois derniers blaps vivants, Alain Lambertin à Senonches, Olivier Vessac à Saint-Porchaire, Roger Torrailles à Lédignan.
Adamsberg s'installa dans le bureau de Froissy pour observer les mouvements de Richard Jarras et René Quissol.
— Pour ce que j'en vois, vos deux types ne bougent pas beaucoup d'Alès, dit-elle. Ils n'ont pas de GPS. Mais d'après leurs cellulaires — un seul par foyer —, je ne repère que de petits trajets dans la ville. Et il s'agit peut-être de leurs femmes. On ne suspecte pas leurs femmes, si ?
— Non. Ce n'est pas une vengeance qui se transmet.
— Ils se servent plutôt de leur téléphone fixe, à l'ancienne. Ah si, le 27 mai, Richard Jarras a appelé son épouse depuis Salindres, à quelques kilomètres d'Alès, à 18 h 05. Ce n'est pas dans la direction de Nîmes. Revenu sur Alès à 21 heures. Rien qui pointe en direction des vieux de la Bande des recluses.
— À moins qu'ils n'aient laissé leur portable chez eux, ce qui serait judicieux.
— Indispensable, même.
Mercadet n'obtenait pas de meilleurs résultats à Fontaine-de-Vaucluse, où Louis Arjalas et Marcel Corbière habitaient à trois rues l'un de l'autre. Comme pour les deux autres « mordus » d'Alès, on ne notait que des courses locales, à l'exception d'un aller-retour à Carpentras. Depuis Courthézon, Jean Escande ne bougeait guère plus, sauf vers Orange.
— Pour des achats, suggéra Mercadet, des visites chez le médecin, des démarches administratives. Pas un qui ait fait mouvement vers Nîmes. À moins qu'ils n'abandonnent leur portable derrière eux.
— Ce qui serait judicieux, répéta Adamsberg.
— Ce qu'on fait tous.
— Vous laissez votre portable derrière vous ?
— Pour ne pas avoir sans cesse les flics sur le dos, bien sûr, commissaire.
— Nos cinq mordus aussi, il faut croire.
— Si ce sont eux.
— Côté viols, vous avez quoi ?
— Trop, soupira le lieutenant, et encore, on ne parle que des agressions déclarées. Pour les années cinquante, où les femmes n'osaient vraiment pas porter plainte, j'en compte tout de même deux.
— À Nîmes même ?
— Oui.
— Quand ?
— Un en 1952. À cette date, Claveyrolle et Barral ont vingt ans, Landrieu dix-neuf et Missoli dix-sept. Lambertin et Vessac ont dix-huit et seize ans. Les trois premiers, ce sont bien ceux qu'on a chopés dans le dortoir des filles ?
— Oui.
— Je cite ces noms car les autres gars de la bande me paraissent un peu jeunes pour être dans le coup : Haubert, Duval et Torrailles, quinze ans. Ménard, quatorze ans.
— Encore que ça s'est vu. Dynamique de groupe.
— La jeune fille a décrit des adolescents, pas des gosses. Le point commun avec le viol de 1988, c'est le traquenard de la camionnette. Et le fait que les gars étaient trois. Elle avait dix-sept ans. C'était sa première sortie, elle avait un peu bu, elle rentrait à pied. Elle avait quoi ? Cinquante mètres à faire. Elle s'appelle Jocelyne Briac.
— Très possible que Landrieu ait emprunté la camionnette d'un copain.
— Jocelyne n'a osé en parler que quinze jours plus tard, il ne restait plus d'indice exploitable. Un seul petit détail : un de ces petits salauds a gaffé. Il a dit à son camarade : « À toi, César, la route est libre ! » Parce que vous voyez, commissaire, elle aussi était vierge. Sûr que des César, il y en avait pas mal dans la région. Mais tout de même, cela pourrait indiquer César Missoli.
— Claveyrolle est le chef, il passe d'abord, César Missoli le suit.
— Et le troisième ?
— Elle a dit qu'il avait plaqué son corps sur elle, et puis bougé. Mais qu'en réalité il n'a rien fait, et que les deux autres se sont foutus de lui.
— Haubert ou Duval, peut-être. Ils n'avaient que quinze ans. Ce sont eux, Mercadet, et on ne le prouvera pas. Et l'autre viol ?
— L'année suivante, à Nîmes aussi, Véronique Martinez, un mois avant que Missoli ne quitte l'orphelinat. Cette fois, ils ne sont que deux, et à pied. Ils ont tiré la fille dans un immeuble. Là non plus, pas moyen de remonter la piste. Et je vais vous dire, commissaire, en 1953, les flics s'en foutaient un peu, des viols. J'ai noté tout de même une petite chose. Les deux gars sentaient la graisse à vélo.
— Une de leurs bécanes peut-être, qui aurait déraillé en route.
— C'est tout ce qu'on a. Ces deux jeunes filles, Jocelyne et Véronique, contrairement à Justine Pauvel, ne connaissaient pas leurs agresseurs. Alors pourquoi les tuer plus de soixante ans après ?
— Supposez qu'un des gars soit suspecté d'un autre viol bien des années plus tard. Et que l'une ou l'autre le reconnaisse sur photo dans la presse.
— Possible.
— Mais on n'en sait rien. Avec tout le boulot que j'ai donné à Froissy, elle n'a pas eu le temps de parcourir les casiers judiciaires des blaps.
— Pourquoi vous n'avez pas partagé ?
— C'était avant la réunion de ce matin, lieutenant. Je ne savais pas si vous alliez suivre.
— La conspiration des recluses, dit Mercadet en souriant. Vous et Veyrenc, puis Voisenet. Je sais où elle s'achevait le soir. À La Garbure.
— Vous me surveilliez, lieutenant ?
— L'ambiance ne me plaisait pas ici. Je vous enviais.
— Quoi ? La garbure ou la conspiration ?
— Les deux.
— Vous aimez la garbure ?
— Jamais goûté.
— C'est une soupe de pauvres. Faut aimer le chou, c'est sûr.
Mercadet eut une légère grimace.
— Cela dit, reprit-il, même si j'ai trouvé brillant l'exposé de Voisenet sur les fluides venimeux, je ne peux pas croire qu'une femme violée songe à tuer avec du venin de recluse. Avec du venin de vipère, pourquoi pas ? L'image du serpent qui se dresse, la pénétration du fluide ennemi, on pourrait le comprendre, à la rigueur. Et avec un serpent, l'extraction est réalisable. Mais utiliser du venin de recluse, non, je ne vois vraiment pas.
— Moi non plus, reconnut Adamsberg. Mais contrôlez tout de même si, parmi les femmes que vous repérerez, vous trouvez une biologiste, ou une zoologue. Ou une femme employée à l'hôpital Sainte-Rosalie de Marseille. Un des mordus de l'orphelinat y a travaillé vingt-huit ans comme acheteur. C'est notre seule piste valable, et elle n'est pas fameuse.
— Lequel est-ce ?
— Richard Jarras. Pas un mot là-dessus, lieutenant. Retancourt est dessus. Voisenet est sur les trois autres, dans le Vaucluse. Surveillance en trois-huit jusqu'à ce que l'un d'eux bouge.
— Et si l'assassin n'attaque que dans un mois ?
— Eh bien ils resteront un mois.
— C'est usant, des planques pareilles, dit Mercadet en soufflant. Je ne parle pas pour Retancourt bien sûr.
Mercadet était de toute façon exempté de toute mission de surveillance. Placer en planque un gars qui s'endormait toutes les trois heures était impraticable.
— En quoi la piste Jarras est-elle valable, mais pas fameuse ?
— Le CAP de Marseille commande ses anti-venins à Meredial-Lab, à l'antenne de Pennsylvanie. Ou à celle de Mexico.
— Et c'est là que sont les venins.
— Mais Jarras n'a jamais mis les pieds en Amérique.
— Ce n'est pas bon.
— C'est même fluet, dirait Froissy.
— À propos de quoi ?
— Du merle mâle.
— Il a pu utiliser un faux passeport. Pas le merle. Jarras.
— Et comment le savoir ?
— Aux archives de stockage des faux, tout d'abord.
— Il y en a des milliers, lieutenant.
— Et par sa photo ? proposa Mercadet, que les amples recherches n'impressionnaient pas.
Comme Froissy, explorer les millions de chemins du net était une promenade qu'il effectuait à grande vitesse, employant tous les biais, chemins de traverse et raccourcis, tel un fugitif excellant à couper à travers champs sous les barbelés. Il aimait cela. Et plus la tâche était colossale, plus il l'aimait.
Adamsberg ferma la porte de son bureau pour passer ses appels. Avec le départ de cinq lieutenants et dix brigadiers, les locaux étaient silencieux. Même si Danglard restait confiné dans son antre, Adamsberg ne souhaitait pas qu'il l'entende chercher du venin aux quatre coins de Paris.
Après presque une heure d'efforts, le temps que les services administratifs finissent, de poste en poste, par lui passer une personne compétente, Adamsberg rejoignit Mercadet.
— Rien, dit-il en jetant son portable sur la table, comme si l'appareil n'avait pas été à la hauteur de l'enjeu.
— Vous allez péter la vitre du téléphone, à le traiter comme cela.
— Elle est déjà fêlée, c'est celui du chat. J'ai voulu vérifier ailleurs : pas de venin de recluse au Muséum, rien non plus à l'Institut Pasteur ni à Grenoble.
— De mon côté, j'ai opéré une petite enquête sur le territoire, sur les vingt dernières années : on n'a jamais eu vent d'un laboratoire clandestin de venin d'araignée, ni même de serpent. Qui s'amuserait à recueillir du venin de recluse ? ajouta-t-il en repoussant son clavier.
Adamsberg s'assit un peu pesamment, passant et repassant ses doigts entre ses cheveux. Un geste habituel chez lui, soit pour se coiffer, ce qui n'aboutissait à rien, soit pour chasser quelque fatigue. Et il y avait de quoi, pensa Mercadet : trois vieux assassinés, cinq suspects parmi les petits gars de l'orphelinat, outre les femmes violées dont la majorité resterait inconnue. Sans compter que le moyen employé pour tuer leur échappait toujours.
— Retancourt et Voisenet sont sur eux, répéta Adamsberg. Un jour ou l'autre, l'un d'eux fera mouvement. Ce soir, demain.
— Commissaire, si vous alliez vous reposer ? Sur les coussins ? Merde, dit-il en se levant, l'évocation des coussins ayant entraîné celle de la salle à boissons et, partant, celle de la gamelle à remplir.
— Une idée, lieutenant ?
— Le chat, c'est l'heure de sa bouffe. Imaginez Retancourt à son retour, découvrant que La Boule a maigri.
— Il a de la marge.
— Même, dit-il en allant chercher une boîte de pâtée dans le tiroir du lieutenant. Je ne peux pas manquer l'heure de sa gamelle du soir. J'ai déjà du retard.
Quelle que soit sa faim, et quel que soit son mécontentement de ne pas voir arriver son dîner à l'heure, pour rien au monde le chat ne se serait déplacé — sept mètres à parcourir — pour réclamer sa pitance. Il attendait posément qu'on vienne le chercher sur la photocopieuse.
Mercadet passa avec La Boule pliée en deux sur son bras et grimpa à l'étage jusqu'à la petite pièce réservée au distributeur à boissons, à la gamelle, et aux trois coussins bleus.
Froissy venait vers eux, un peu de rose aux joues, suivie de Veyrenc, quand Mercadet redescendit avec le chat nourri et ronronnant, qu'il reposa avec douceur sur la machine. Cette photocopieuse n'était plus en fonction, sauf urgence, puisqu'elle servait de lit pour l'animal. Mais on la laissait branchée afin que son capot restât tiède. L'espace d'un instant, Adamsberg trouva la vie de la Brigade très compliquée. Est-ce qu'il avait trop laissé filer les brides ? Laissé traîner les revues d'ichtyologie sur le bureau de Voisenet, laissé le chat organiser son territoire, laissé un lit pour Mercadet, laissé Froissy emplir une armoire de réserves alimentaires, disponibles en cas de guerre, laissé Mordent à sa passion des contes de fées, laissé Danglard à une érudition envahissante, laissé Noël couver son sexisme et son homophobie ? Laissé son propre esprit ouvert à tous les vents ?
Il repassa ses doigts dans ses cheveux, regardant Froissy s'approcher un dossier à la main, suivie de Veyrenc.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-il d'une voix qu'il trouva lui-même un peu éteinte.
— Veyrenc se posait des questions.
— Tant mieux, Louis. Parce que moi, ce soir, le vent siffle entre mes oreilles. Il m'humidifie.
— Si bien que j'ai fouillé sur les agresseurs de l'orphelinat déjà décédés, poursuivit Froissy. Vous vous souvenez ? Ceux qui sont morts bien avant l'attaque des recluses ?
— Oui, dit Adamsberg. Les quatre autres.
— César Missoli, Denis Haubert, Colin Duval et Victor Ménard, énuméra Froissy. Veyrenc pensait qu'il n'était pas logique, si les hommes mordus avaient décidé de se venger de la bande, qu'ils aient laissé ces quatre-là mourir de leur belle mort.
— Une vengeance est complète ou n'est pas, dit Veyrenc.
— Et donc ? demanda Adamsberg en redressant la tête.
— César Missoli est mort d'une balle dans le dos, devant sa villa de Beaulieu-sur-Mer, Alpes-Maritimes. L'enquête n'a pas abouti. Comme il roulait dans les milieux mafieux d'Antibes, on a conclu à un règlement de comptes.
— Quand, lieutenant ?
— En 1996. Denis Haubert, deux ans plus tard, est tombé de son toit en réparation. Le cran de sûreté de l'échelle télescopique était mal fixé. Classé accident domestique.
Adamsberg commença à tourner en rond dans la salle, mains dans le dos. Il alluma une des dernières cigarettes de Zerk, à moitié vidée de son tabac. Il allait falloir qu'il en rachète bientôt à son fils afin de pouvoir lui en voler quelques autres. Il n'aimait pas cette marque, trop âpre, mais enfin, à cigarette volée on ne regarde pas les dents. Veyrenc souriait, appuyé à la table de Kernorkian, bras croisés.
— Puis passent trois ans, enchaîna Froissy. C'est le tour de Victor Ménard, en 2001. Un garagiste épris de grosses cylindrées. À l'époque, il avait une 630 cm3, qu'il conduisait à vitesse maximale. Très lourd sur une route glissante.
— Glissante ?
— Couverte d'huile de moteur, précisa Froissy, sur une portion de quatre mètres de longueur en plein virage. Dérapage à 137 km/h. Fracture des cervicales, enfoncement du frein dans le foie, il décède. Accident bien sûr. Enfin, Colin Duval, un an plus tard, on arrive en 2002. Un cueilleur de champignons du dimanche, dans les Alpes-Maritimes aussi, il connaît les bons coins. C'est un expert qui coupe les pieds en fines lamelles et les met à sécher, suspendus sur une ficelle au-dehors, par temps sec. Il vit seul et cuisine seul. Par une semaine de novembre, bien après ses cueillettes, il ressent de violents malaises digestifs. Il ne s'alarme pas, il connaît ses bolets. Deux jours après, c'est la rémission, rassurante. Puis la rechute, et en trois jours, malgré une hospitalisation, il décède d'une atteinte hépatique et rénale. Les analyses ont révélé la présence des toxines alpha et bêta-amanitines, les tueuses de l'amanite phalloïde. Elles peuvent avoir le pied clair et le chapeau assez plat, comme certains bolets, il est assez simple de les mêler au panier de la cueillette. Mais beaucoup plus sûr d'ajouter des lamelles sur la ficelle de séchage. Il faut savoir, dit Froissy en consultant ses notes, qu'une moitié de chapeau d'amanite phalloïde est mortel.
— Trois morts qui pourraient être des accidents, et un règlement de comptes, résuma Veyrenc, si nous ne savions pas, nous, que ces gars avaient appartenu à la Bande des recluses. Donc ce ne sont pas des coïncidences, ce ne sont pas des accidents. Ce sont des meurtres.
— Tir à la cible et parfait, dit Adamsberg. Ce qui signifie que les victimes des recluses n'ont pas attendu soixante-dix ans pour tuer, comme on le croyait.
— Mais soudain, dit Mercadet, ils s'interrompent. Les meurtres cessent. Alors qu'ils ont déjà éliminé quatre blaps, que tout marche à merveille, que nul ne les soupçonne. Et qui le pourrait ? Mais non, ils s'arrêtent pendant quatorze années, avant de recommencer, le mois dernier, avec un système infiniment compliqué et qu'on ne connaît pas.
— Très longue période de latence, dit Adamsberg.
— Et pourquoi ? dit Froissy.
— Eh bien, lieutenant, pour mettre au point ce nouveau système infiniment compliqué et qu'on ne connaît pas.
Froissy secoua la tête.
— Si, Froissy, reprit Adamsberg. Quelque chose ne les a pas satisfaits, au bout du compte, dans leur manière de les tuer. Rappelez-vous : œil pour œil, dent pour dent. C'est essentiel, cette similitude, cette équation vieille comme le monde.
— Et l'équation boitait, dit Veyrenc. Certes les quatre premiers gars sont morts, mais quand l'ennemi vous arrache un œil, la vengeance est médiocre si vous lui tranchez les oreilles. Venin de recluse contre venin de recluse.
— Et pendant ces quatorze ans, ils cherchent un moyen d'en accumuler assez pour leur en injecter ?
— Ça doit être cela, dit Adamsberg. Ou bien rien ne tient debout.
— Et pour ce faire, Jarras mise au hasard sur un contact à Mexico ? demanda Froissy.
— N'enfoncez pas le couteau dans la plaie, lieutenant. D'une manière ou d'une autre, ils ont réussi.
— Et en quatorze ans, dit Veyrenc, ils ont amassé assez de venin pour tuer déjà trois hommes. Et sans doute encore pour en tuer trois autres.
— Le venin, ça se conserve ?
— J'ai regardé cela, dit Veyrenc. Parfois quatre-vingts ans pour certaines espèces, mais le mieux est la congélation. Je parle des serpents. Je ne sais pas pour la recluse.
— On ne sait jamais rien sur les recluses, dit Mercadet dans un soupir. C'est normal, elles n'emmerdent personne.
Le commissaire étendit les bras, satisfait. Le souffle du vent avait cessé de balayer ses pensées.
— Garbure ? proposa Veyrenc.
L'intérêt que Veyrenc portait à cette Estelle était plus net qu'il ne l'avait pensé, estima Adamsberg. Avec cette invitation lancée de manière légère, il était clair que le lieutenant ne souhaitait pas se présenter seul mais estomper sa présence. La veille, Estelle avait montré quelque réserve.
— J'en suis, dit-il, quand il aurait préféré, après ces jours difficiles, étendre ses jambes devant sa cheminée, et tenter de penser. Au moins de relire son carnet.
— De même, approuva Mercadet, qui éteignit sa machine.
— C'est bon, la garbure ? demanda Froissy, soucieuse de l'agrément des aliments.
— Excellent, dit Veyrenc.
— Enfin, modéra Adamsberg, il faut aimer le chou.