Chapitre IX

Un panneau délavé indiquant « Kabuki, 32 kilomètres » était cloué contre un arbre.

— Enfin ! soupira Malko.

Michel Couderc grogna. Il jetait des coups d’œil effarés derrière ses lunettes aux passants que Malko évitait avec adresse. Ils venaient de franchir le grand pont métallique sur la rivière Muha, à la sortie sud du Bujumbura, et suivaient l’avenue de la Limite.

— On ne peut pas aller un peu moins vite ? demanda-t-il. Nous n’en sommes plus à une heure près…

Certes, mais Bujumbura et son tambour sacré, Malko en avait par-dessus la tête. Le garagiste chez qui ils avaient été chercher la voiture lui avait inspiré une méfiance instinctive : trop poli, trop obséquieux. Comme s’il avait eu hâte qu’il s’en aille. Pourtant la Ford semblait en parfait état.

Ils quittèrent l’asphalte pour une latérite mal nivelée. Maintenant qu’ils sortaient de Bujumbura, il n’y avait presque pas de circulation, à part quelques bicyclettes portant chacune trois personnes, et des gamins qui surgissaient des sentiers. Le réservoir était plein — 80 litres — et ils avaient quatre jerricans d’essence auxquels ils ne toucheraient qu’à la dernière extrémité. Malko était tout de même repassé à l’hôtel en coup de vent, le temps de ramasser ses affaires et de payer sa note. Le réceptionnaire avait failli tomber à la renverse en le voyant. Dommage qu’il n’ait pas eu le temps de poser quelques questions.

En dépit des soins apportés à sa blessure, qu’un gros morceau de sparadrap recouvrait au-dessus de l’oreille, Malko éprouvait encore des élancements atroces dans la tête.

Michel Couderc, habillé de neuf, avait presque l’air humain. Ses petites mains boudinées croisées sur son ventre, il regardait la route.

— Il y a quelque chose devant, dit-il soudain.

Malko avait vu. Des soldats, près d’un camion et de deux jeeps. Tout de suite, il eut un sale pressentiment. Pour rassurer Couderc, il fit, désinvolte :

— Ils doivent être en manœuvre. De toute façon, nous sommes en règle…

Au milieu de la route, un Noir immense, jambes écartées, brandissait un fusil mitrailleur à bout de bras. Prudemment, Malko freina et stoppa sur le bas-côté. Puis il sortit de la voiture.

Le Noir au F.M. arrivait en courant, suivi par deux civils. Malko flaira le piège.

— Toko ya Motokaa[5], glapit le Noir.

Comme Malko ne comprit pas, un des civils dit en français :

— Vos papiers. Descendez.

Malko tendit les papiers et le laissez-passer signé par le général Uru. Les deux civils qui dissimulaient leurs yeux derrière des lunettes noires et dont le visage perdait ainsi toute expression, n’avaient pas ouvert la bouche. Par l’entrebâillement de leur veste, Malko aperçut des pistolets automatiques à crosse de nacre.

Le grand Noir examinait tranquillement les papiers à l’envers. Il les rendit à Malko sans mot dire.

— Merci.

A ce moment, l’un des civils qui tournait autour de la voiture, demanda :

— Qu’est-ce que vous avez dans le coffre ? Ça sent drôle.

Interloqué, Malko répondit :

— De l’essence et des vivres.

— Ouvrez.

Le Noir en civil avait ouvert sa veste et posé sa main sur la crosse, comme s’il s’attendait à ce qu’un polichinelle bondît du coffre. Résigné, Malko prit la clef de contact et ouvrit. Couderc n’avait pas bougé de son siège.

Entre deux jerricans d’essence, il y avait un sac de jute marron taché de sombre qu’il n’avait jamais vu auparavant.

Le cœur de Malko battit plus vite.

Le nègre aux lunettes noires tâta le sac.

— Il y a un type là-dedans, fit-il d’un ton froid.

Avec l’aide du sergent, il bascula le sac sur la route et il défit la corde toute neuve qui le fermait. Puis ils rabattirent un pan de jute. Malko devint livide.

Une tête venait d’apparaître. Mais une tête sans yeux ni oreilles, au nez martelé, les dents absentes, une bouche déchirée et béante. Les lèvres avaient été coupées au rasoir.

Malko ne comprenait pas le pourquoi de cette horreur. Mais celui qui avait déposé le cadavre dans le coffre ne lui voulait certainement pas du bien.

Il n’eut pas le temps de se poser de questions. Le sergent lui enfonçait brutalement le F.M. dans les reins.

— Chalaud de Blanc. Tu as assassiné un frère !

— Vous êtes fou !

— Je n’aime pas la façon dont vous parlez, dit le civil aux lunettes noires. Vous êtes un Blanc pas bien poli. Si vous continuez, je vais vous tuer. Je suis l’inspecteur Bakari, de la Sécurité de Burundi.

Il avait sorti un colt 45 à crosse de nacre, qu’il brandit sous le nez de Malko.

— Je vous arrête, avec votre complice. Pour meurtre, fit le Noir.

Le second civil s’était approché et avait aussi sorti son arme. En swahéli, il ordonna au soldat de remettre le corps dans la voiture. L’autre s’en acquitta avec la plus parfaite indifférence et referma le coffre.

Bakari poussa brutalement Malko dans la voiture et monta derrière avec M’Polo, l’arme toujours à la main.

— Demi-tour, ordonna-t-il.

Vingt minutes plus tard, ils s’arrêtaient devant le commissariat. Le flic empocha la clef de contact et descendit. Couderc n’avait rien dit pendant tout le voyage. Il était livide et une sueur acide dégoulinait le long de sa chemise. Une seconde, Malko avait cru à sa trahison, mais sa peur n’était pas de la comédie.

Couderc sortit de la voiture et brusquement, il se mit à courir, de toute la force de ses petites jambes un peu torses. Bakari leva d’abord son arme, puis éclata d’un grand rire et hurla : Simba ! Simba ![6] Comme Couderc ne ralentissait pas, il se lança à sa poursuite. M’Polo poussa Malko dans le commissariat, le colt dans les reins, pendant que deux flics en uniforme vidaient la voiture.

Le commissaire Nicoro, sanglé dans une tunique boutonnée jusqu’au cou en dépit de la chaleur, était assis, les pieds sur son bureau. Il ne bougea pas quand on poussa Malko dans la pièce, où intentionnellement, il n’y avait aucun siège pour s’asseoir.

— C’est scandaleux, protesta Malko.

— Tolia[7], grogna M’Polo.

Le commissaire leva la main. Bakari entrait, tirant Couderc, la chemise pleine de sang et l’œil droit violet. Son bras gauche pendait le long de son corps, inerte. D’une seule main, il prit ses lunettes et les mit dans la poche de sa chemise. Il avait l’air soumis, veule et terrorisé. Malko le maudissait. Sa tentative de fuite était stupide et les mettait dans une position impossible.

Bakari faisait son rapport en urundi. Durant sa diatribe, les deux flics en uniforme apportèrent les valises des deux hommes et le sac. Sans façon, ils le vidèrent sur le plancher.

Malko avait déjà vu des cadavres, mais jamais dans cet état. Les parties sexuelles avaient été arrachées. Une serviette roulée en boule bouchait le trou. Les doigts étaient disloqués et le corps entier couvert de meurtrissures et de coupures. Il n’y avait pas un centimètre carré intact. Une boucherie. Il détourna les yeux, écœuré.

Son œil valide à demi fermé, Nicoro jubilait. Il faisait d’une pierre deux coups. On colporterait l’histoire du cadavre mutilé et les initiés seraient prévenus. Cela faisait de plus une charge merveilleuse contre ce Malko Linge. La deuxième partie du plan était bien engagée. Il enchaîna d’une voix douce quand Bakari eut terminé :

— L’inspecteur Bakari me dit que, d’après son enquête, vous avez tué ce malheureux pour lui voler ses diamants, après l’avoir affreusement torturé pour lui faire avouer où il cachait ses autres pierres… C’est un crime particulièrement horrible, fit-il tristement en hochant la tête.

Malko bondit.

— Quelle enquête ? Nous avons été arrêtés il y a une demi-heure. Et j’ignore qui a tué ce malheureux.

— On vous a vus ensemble. Il vous proposait des diamants. Dans sa voiture. Vous étiez filés.

Sale truc. Qu’est-ce qu’il cherchait ? Malko ne comprenait pas encore quel intérêt le commissaire avait à lui mettre cette sale histoire sur le dos. A moins que ce ne soit une machination particulièrement tortueuse d’Aristote.

Le Noir continua.

— C’est très, très grave… Un assassinat avec préméditation. Vous êtes passible de la peine de mort.

— Prévenez mon ambassade immédiatement, dit Malko. Je suis innocent.

— Je ne peux pas, fit douloureusement Nicoro. Notre code pénal interdit aux inculpés de communiquer avec l’extérieur.

En français, il ordonna à M’Polo :

— Fouillez les bagages de ces hommes.

Le policier noir se précipita et renversa les trois valises par terre. Dans les deux Samsonites de Malko, on ne trouva rien de particulier. Le double fond avait résisté à l’examen rapide.

Mais un petit paquet tomba du sac de voyage de Michel Couderc. M’Polo se rua dessus et le déposa sur le bureau du commissaire.

Celui-ci, avec des gestes volontairement lents, le défit. Malko savait déjà ce qu’il allait y trouver.

Effectivement, Nicoro fit glisser dans le creux de sa main une petite poignée de diamants, ceux que le malheureux chauffeur de taxi avait offerts à Malko deux jours plus tôt.

— Voici la preuve de votre forfait, dit-il d’une voix d’outre-tombe. Vous êtes vraiment de bien tristes individus…

Malko bouillonnait de rage. Que faire contre la police légale d’un pays ? Il savait bien que la C.I.A. n’interviendrait pas. C’était la règle du jeu. A la rigueur, ses patrons de Washington lui feraient envoyer une belle couronne. Anonyme. Aussi, se contenta-t-il de répéter :

— Prévenez mon ambassade. Il s’agit d’une machination dont nous sommes victimes. Si vous vous obstinez dans votre erreur, l’opinion internationale aura une triste idée du Burundi…

L’opinion internationale, Nicoro s’en balançait comme de son premier boubou.

Il dit aigrement :

— Vous autres, les Blancs, vous vous croyez invulnérables. Mais nous sommes maintenant une nation indépendante. Nous avons le droit de juger les criminels de droit commun.

C’en était trop pour Couderc. Retrouvant un peu de vie, il glapit :

— Vous êtes des singes, des macaques, tout juste bon à bouffer des noix de coco. Salauds ! salauds ! Quand t’étais sergent, tu léchais les bottes des Blancs, Nico. On aurait dû te laisser crever dans le ventre pourri de ta putain de mère.

A toute volée, Bakari abattit la crosse du colt. Il y eut un bruit de chair éclatée et Couderc tomba comme une masse.

— Ce sera dans le procès-verbal, que les accusés ont grossièrement accusé l’Etat du Burundi, observa d’une voix docte Nicoro. En la personne d’un de ses plus hauts fonctionnaires. Votre instruction va être très longue d’ailleurs, car c’est le ministre en personne qui se charge de ces actes. Il a beaucoup de travail car il est aussi ministre des P. et T. et de la Guerre. Qu’on emmène les accusés.

Bakari et M’Polo empoignèrent Malko, chacun par un bras. En voyant le panier à salade rangé devant le commissariat, Malko eut un mouvement de recul : c’était une camionnette entièrement grillagée, comme un véhicule de fourrière. Déjà des Noirs s’attroupaient près de la porte pour voir le Blanc arrêté. Malko dit fermement :

— Je ne monterai pas là-dedans.

M’Polo brandit la crosse du colt au-dessus de sa tête :

— Tu montes ou…

Inutile de se faire assommer. Malko monta. Cela avait l’odeur d’un poulailler mal tenu. Rien pour s’asseoir. Il s’accrocha au grillage. Quelques instants plus tard, M’Polo et Bakari jetèrent le corps inerte de Couderc sur le plancher et le véhicule s’ébranla.

Il était temps : il y avait bien une centaine de Noirs agglutinés autour du panier à salade, plaisantant, crachant, criant des injures, pendant que le conducteur détaillait complaisamment pour les badauds les crimes des deux Blancs.

M’Polo et Bakari jubilaient. Afin que toute la ville voie bien la puissance de leur chef, il ordonna au conducteur de faire un détour pour aller à la prison et de promener les deux prisonniers dans tout Bujumbura.

Après avoir descendu l’avenue de l’Uprona, ils firent ainsi le tour de la place de l’Indépendance. Des lazzis fusaient de toutes parts.

Ils passèrent devant La Crémaillère et le panier à salade fut obligé de stopper brusquement à cause d’un camion qui déboîtait.

La grande jeune femme blonde à la silhouette sensuelle qui se tenait sur le pas de la porte du restaurant s’approcha, curieuse.

En voyant Malko accroché au grillage, elle sursauta et vint encore plus près.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle en français. Pourquoi vous fait-on cela ?

Malko répondit au moment où le camion redémarrait.

— C’est une erreur. Une machination. Prévenez…

Le bruit du moteur couvrit sa voix. Mais ses yeux dorés restèrent quelques secondes plongés dans ceux de l’inconnue. Le beau visage se troubla. Elle resta immobile, au bord du trottoir, pendant que le véhicule s’éloignait, profondément troublée.

Enfin, le panier à salade arriva à la Maison-Blanche. C’était le nom poétique de la vieille prison construite par les Belges. Entre-temps, Michel Couderc avait à peu près repris conscience. Malko l’aida à descendre et ils pénétrèrent dans le greffe ensemble.

C’était une petite pièce d’une saleté repoussante, couverte de graffiti. Le greffier fit vider les poches des deux hommes. C’était un Noir très grand, un Tutsi certainement, avec une expression de cruauté repoussante. Sans rien dire, il fit glisser toutes les affaires dans son tiroir. Puis il désigna la chevalière de Malko.

— Et ça ?

Déjà, il se penchait pour l’arracher de force. Il s’ensuivit une mêlée confuse. Malko prétendait qu’il faudrait lui couper le doigt pour l’ôter. L’autre hésitait un peu ; il n’avait pas d’outil sous la main.

C’est Couderc qui sauva la situation. En swahéli, il dit au greffier :

— Si j’étais toi, je ne la prendrais pas. C’est son fétiche. Sur toi, ça va devenir un très mauvais fétiche.

Du coup, le greffier n’insista pas. Couper un doigt, d’accord, mais se mettre un mauvais fétiche sur le dos, c’est comme ça qu’on s’attire des ennuis.

Deux gardiens dépenaillés les entraînèrent à l’intérieur de la prison. Le couloir sentait à peine plus mauvais qu’un zoo mal tenu. Derrière les barreaux des cellules, les prisonniers se penchaient avec curiosité pour observer les deux Blancs. Depuis le départ des Belges, c’était la première fois que cela se produisait. Malko eut une bonne surprise en découvrant leur cellule : il y avait deux lits avec des moustiquaires, une table et un petit ventilateur. Le luxe, quoi ! Et même un soupirail donnant sur la rue.

Le greffier les rejoignit. Il était nettement plus aimable. Bakari avait dû lui expliquer l’importance de leur crime :

— Je m’appelle Bobo, dit-il en tendant la main à Malko. Je suis le gardien-chef. Ici, il faut être très sage… mais la nourriture, elle va être très bonne pour vous. Le commissaire, il a donné des ordres. Tous les jours on ira vous chercher les repas à La Crémaillère. Comme pour un ministre, ajouta-t-il fièrement.

Curieuse prison…

Avant de refermer la porte de la cellule, Bobo glissa à Malko :

— Quand vous aurez trop à manger, vous me le dites. C’est pas bien bon ici pour nous…

De mieux en mieux. C’était quand même une piètre consolation d’être mieux nourri que ses gardiens.

Le commissaire arriva très fringant à La Crémaillère pour dîner. Il se sentait en pleine forme. Ari-le-Tueur n’avait plus rien à dire : son ennemi était en prison avec une inculpation de meurtre.

Nicoro venait d’ailleurs de classer définitivement l’horrible accident qui avait coûté la vie à la jeune Jill. Une bien pénible chose. Ari avait perdu en même temps sa maîtresse et son animal favori. Il lui fallait sa robuste constitution pour ne pas être abattu par un tel coup du sort.

Finalement, à la suite d’une longue conversation téléphonique, il avait reconnu que les méthodes légales du commissaire avaient le mérite de ne pas faire de vagues.

Perdu dans ses pensées, Nicoro ne vit pas Brigitte Vandamme s’avancer vers lui, toute froufroutante. Ils se heurtèrent presque et la tunique bleue reçut le choc de l’opulente poitrine et d’un parfum ravageur.

— Alors, commissaire, quoi de neuf ? J’ai vu que vous faisiez emmener des prisonniers à la Maison-Blanche ce matin ?

Nicoro ne se fit pas prier pour raconter sa glorieuse capture. Brigitte l’écoutait avec une attention inhabituelle. Elle ne pouvait effacer de sa mémoire les yeux dorés qu’elle avait aperçus à travers le grillage du déplaisant panier à salade.

Elle avait sa morale à elle, Brigitte. Et elle ne concevait pas qu’un homme aussi attirant soit aussi maltraité. Dans la mesure de ses faibles moyens, elle s’était juré d’y mettre bon ordre.

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