Chapitre X

Ivre de rage, Malko prit le tabouret et entreprit de marteler systématiquement la porte de la cellule. En face, les parias du bloc Huit l’encourageaient bruyamment, à coup d’obscénités en français et en swahéli.

Bobo, le gardien-chef, arriva en traînant les pieds, grattant ses cheveux crépus d’un air embarrassé. Il avait horreur des complications.

— N’y a pas bon bwana, faire le bruit. Le déjeuner n’a pas bon ou quoi ?

— Je me moque du déjeuner, rugit Malko. Je veux qu’on prévienne un avocat ou mon ambassade.

Bobo hocha la tête, désolé.

Bwana, je ne peux pas faire chose comme ça…

Soudain son visage s’éclaira et il murmura quelques mots à l’oreille de Malko : l’épicerie en face de la Maison-Blanche avait une petite fille de treize ans. Avec un bon dash[8] on pourrait s’arranger…

— Non, dit Malko fermement. Je veux un avocat, ou je fais la grève de la faim.

De plus en plus désolé, Bobo referma, ne comprenant pas, quand on en avait les moyens, qu’on puisse refuser une offre aussi alléchante.

Découragé, Malko s’assit sur son lit, la tête entre les mains. Couderc tenta de le réconforter :

— Moi, la dernière fois, je suis resté huit mois…

Il y avait six jours qu’ils étaient là. Personne ne s’était préoccupé d’eux. Bien sûr, ils avaient la meilleure cellule de l’établissement. Même un boy pour faire le ménage.

Quant à la nourriture, deux fois par jour, un boy de La Crémaillère venait prendre la commande et ramenait les plateaux, chargés de victuailles chaque fois plus appétissantes.

Heureusement, car l’ordinaire de la prison se composait d’une bouillie de mil transparente avec, deux fois par semaine, des morceaux de viande innommables. D’ailleurs, les prisonniers noirs mouraient comme des mouches. Chaque matin, Bobo mettait les corps dans la cellule Dix en attendant que le corbillard municipal vienne les chercher. Malko s’était taillé une popularité énorme en distribuant les restes de ses repas pantagruéliques aux dix affamés entassés dans la cellule en face de la sienne. En échange, ceux-ci lui avaient remis un onguent qui avait guéri rapidement les blessures de Couderc et sa plaie au crâne.

Piètre consolation !

La Maison-Blanche ne méritait pas son nom. L’intérieur était d’une saleté repoussante, et l’odeur aurait fait fuir un putois. Pris dans l’univers ubuesque de l’Afrique, Malko commençait à se demander s’il allait s’en tirer. L’accusation grotesque de meurtre n’aurait pas tenu longtemps dans un pays normal, mais ici, tout semblait parfaitement dans les normes.

— Il faut faire quelque chose, dit Malko. Sinon, nous sommes perdus.

A ce moment, dans le couloir, retentit le bruit inattendu de hauts talons féminins. Une clef tourna dans la serrure et la bouille hilare de Bobo apparut :

— Y a n’a la visite, bwana…

Et quelle visite !

175 centimètres de chair ferme moulée dans une soie rouge taureau, croupe et seins agressifs, avec un visage à La Sophia Loren, en un peu plus tapé. Mais le tout encore très présentable.

Brigitte Vandamme, la patronne de La Crémaillère, la dévoreuse de boys, savait l’effet qu’elle produisait sur les hommes. Elle en était enchantée. Négligeant Couderc dont la silhouette blafarde ne lui inspirait que de sages pensées, elle fixa Malko d’un œil humide.

— Il paraît que mon repas n’était pas bon, monsieur, j’en suis désolée. Que voulez-vous à la place ?

C’était une astuce de Bobo. Il s’était dit que si Malko refusait une Noire, c’était peut-être qu’il avait envie d’une Blanche…

Ça tombait à pic. Depuis que Brigitte avait aperçu Malko dans le panier à salade, elle s’était juré de faire sa connaissance. Chaque soir, elle venait s’asseoir à la table de Nicoro et, surmontant son dégoût devant l’abominable faciès, elle parvenait à mettre dans son regard quelque chose qui ressemblait à du désir…

Maligne, elle ne l’attaquait pas de front ; mais elle multipliait les allusions aux mystérieux prisonniers blancs.

Aussi quand le boy de la prison vint la prévenir que ces derniers menaçaient de faire la grève de la faim, sauta-t-elle sur le commissaire qui finissait de déjeuner.

— Il faut absolument que j’aille voir ce qui se passe, annonça-t-elle. C’est très grave, pour ma réputation, savez-vous…

Comme Nicoro hésitait, elle ajouta :

— Je viendrai vous dire le résultat de ma visite dans votre bureau, tout à l’heure, si vous voulez…

Il fondit. Ce serait la première fois qu’il se trouverait seul avec elle…

Rapidement, il griffonna un mot pour Bobo sur la nappe et le lui tendit.

— Faites attention, avertit-il. Ce sont des hommes dangereux…

Mais Brigitte était déjà en haut en train de se donner un coup de peigne et de s’arroser de parfum.

Pas pour sa visite à Nicoro.

Malko retrouva ses habitudes d’homme du monde. Il s’inclina sur la main de Brigitte qui frémit :

— Chère madame, je suis ravi de faire votre connaissance, bien que vos repas soient toujours délicieux. C’est une erreur de notre brave Bobo. Asseyez- vous.

Elle obéit, s’installa sur le bord du lit, minaudant et croisant haut les jambes. Intérieurement, elle se félicitait de son flair de femelle : de près les yeux d’or étaient encore plus fascinants. Un charme indéfinissable se dégageait de ce grand garçon blond si distingué.

— Mais enfin, qu’avez-vous fait ? demanda-t-elle.

Malko, rapidement, lui raconta l’histoire en glissant sur ses démêlés avec Aristote. Les yeux de Brigitte étincelèrent. Il se souvenait du visage entrevu dans le panier à salade.

— Quel salaud, ce Nicoro ! Quand je pense qu’il me tourne autour depuis six mois ! C’est lui qui m’a obtenu le contact avec la prison pour la nourriture des prisonniers de marque. S’il croit que cela va me faire changer d’avis. Je le vois ce soir, je vais lui secouer les puces. Et si cela ne suffit pas, j’ai quelques amis dans le gouvernement.

— Attention, dit craintivement Couderc…

Déjà, Brigitte était debout. Ses seins envahissaient la cellule. Elle enveloppa Malko d’un regard de propriétaire :

— J’espère que je vous verrai bientôt chez moi, monsieur…

— Malko. Malko Linge.

— Vous parlez remarquablement le français pour un étranger.

Malko baissa modestement ses yeux d’or. Brigitte en était toute remuée. Elle partit sur un effet de hanches très réussi qui arracha aux parias de la cellule Huit une bordée d’obscénités swahéli absolument hors de pair. Brigitte, qui comprenait cet idiome, rougit, flattée.

Sa visite avait ragaillardi Malko. Il avait enfin une alliée. Brigitte n’aurait de cesse de le sortir de prison pour le mettre dans son lit. Ce qui, en soi, n’était d’ailleurs pas une mauvaise intention.

La journée se passa sans autre incident. Couderc faisait la chasse aux cafards et Malko lisait de vieux magazines. Vers 8 heures, le boy de La Crémaillère arriva, ployant sous un plateau gigantesque.

C’était un énorme turbot aux patates douces, copieusement saupoudré de poivre de Cayenne et accompagné d’une bouteille de Moët et Chandon. Une carte était glissée sous une des serviettes, écrite d’une grande écriture penchée : »Nous fêterons bientôt votre libération. »

Ce soir-là, Malko s’endormit serein.

Quand le commissaire Nicoro fit son entrée à La Crémaillère pour dîner, il dissimulait difficilement sa jubilation.

D’abord, Brigitte était bien venue le voir à son bureau. Evidemment, elle était restée debout. Mais, quand il l’avait raccompagnée jusqu’à la porte, il avait laissé traîner une main sur sa hanche gainée de soie, et elle n’avait rien dit. Nicoro avait éprouvé une jouissance aussi aiguë que le jour où, étant boy, il avait commis son premier viol.

Tout s’arrangeait admirablement.

Avec un peu de chance, il allait gagner beaucoup d’argent, obliger Ari-le-Tueur, et coucher avec Brigitte.

Cela se passa presque comme il l’avait prévu.

Dès qu’il eut fini de dîner, Brigitte vint s’asseoir à sa table, froufroutante comme une chatte.

Elle commença à parler : de Malko et de Couderc.

Nicoro écoutait, compréhensif et magnanime. Lorsqu’elle eut fini, il mit paternellement la main sur son bras. Mine de rien, le bout des doigts frôlait la pointe du sein sous le chemisier de soie. Brigitte ne bougea pas, stoïque, adressant une prière muette à saint Ignace pour ne pas vomir.

Quant à Nicoro, la joie ineffable qu’il éprouvait lui donnait presque une tête d’archange.

— Les hommes que vous avez pris en pitié ont commis des crimes très considérables, expliqua-t-il. Cependant, uniquement pour vous faire plaisir, je vais tenter d’obtenir une mesure de clémence, peut-être une liberté sur parole…

— C’est ça, fit fougueusement Brigitte. Ils pourront habiter chez moi. Je m’en porte garante…

— Il n’y a pas de témoignages précis contre eux, hein, alors, n’est-ce pas… Mais on a quand même trouvé le cadavre dans leur voiture, avec les diamants.

— Vous êtes si puissant, commissaire…

Nicoro buvait du petit lait. Ses doigts s’agitèrent légèrement contre la poitrine. Brigitte les repoussa d’un geste discret et se leva.

— Alors, je compte sur vous ?

— Hon, hon, fit Nicoro. Je vais examiner le cas avec une grande bienveillance.

Contrairement à son habitude, il laissa un pourboire royal et sortit en sifflotant, ses oreilles décollées agitées d’un petit frémissement joyeux. De toute façon, ses clients étaient mûrs… Mais c’était tellement plus habile de laisser croire à Brigitte que c’est elle qui les sauvait. Enfin… provisoirement.

Malko n’avait pas fini de se raser quand Bobo ouvrit la porte de la cellule, introduisant un grand Noir vêtu d’un costume bleu pétrole. Il avait des traits négroïdes peu accentués, le nez plat sans être épaté, une bouche assez fine et une chevelure laineuse et coupée court. Il tendit à Malko une main aux fortes articulations.

— Je suis Patrice Mobutu, votre avocat désigné par le ministre de la Justice.

— Ce n’est pas trop tôt, dit Malko.

L’autre s’assit sur le lit et posa sa serviette.

— C’est grâce à la diligence du commissaire Nicoro que j’ai pu m’instruire de l’affaire rapidement.

Il parlait un français châtié mais lent, ponctué de gestes précieux.

— Votre affaire est très sérieuse, très sérieuse.

La moutarde monta au nez de Malko.

— Ecoutez, vous savez très bien que je n’ai jamais tué ce pauvre homme. Tout cela sent la provocation à plein nez. Je veux être mis en liberté immédiatement.

Patrice Mobutu sortit une liasse de papiers de son porte-documents et les parcourut.

— Il ressort de l’enquête que la Sûreté ne possède encore aucun témoignage vous incriminant directement. Sauf le fait d’avoir trouvé le cadavre ainsi que les diamants dans votre coffre… De plus, la victime était un homme avec qui vous aviez des relations d’affaires frauduleuses. Ce sont évidemment de lourdes présomptions contre vous.

— Grotesque. Quand on tue quelqu’un, on ne le promène pas dans sa voiture.

— A moins que vous n’ayez projeté d’abandonner le corps dans la jungle ? Sa découverte à Bujumbura aurait provoqué l’ouverture immédiate d’une enquête…

— Je vous répète que tout cela est grotesque.

Patrice Mobutu soupira :

— Si encore vous étiez une personne honorablement connue, n’est-ce pas. Si vous pouviez donner des références commerciales. Une firme qui réponde de vous… Quelle est votre occupation, monsieur Linge.

Aïe, ça se gâtait. Malko répondit prudemment.

— Je m’occupe de différentes affaires. Aux Etats-Unis et en Autriche.

— Que faites-vous au Burundi ?

Bonne question.

— Ecoutez, dit Malko, faussement détendu, vous êtes mon avocat, je peux donc vous dire la Vérité.

— Bien sûr, l’encouragea Patrice.

— C’est vrai, je suis venu ici dans l’espoir d’acheter des diamants. Mais je n’ai jamais tué ce malheureux. On m’a mis cette histoire sur le dos.

— Vous avez des soupçons ?

Malko hésita, mais c’était aussi dangereux que de se taire.

— Oui. Un certain Ari-le-Tueur. Un trafiquant de diamants. Il a pu vouloir se débarrasser de moi de cette façon.

Patrice Mobutu hocha la tête, désolé.

— Je vois de qui vous voulez parler. Mais c’est un citoyen honorable et vos accusations ne sont étayées d’aucun fait. Et vous reconnaissez vous-même que vous êtes un trafiquant. Non, je pense qu’il faut abandonner cette piste.

» Je vais présenter votre dossier au ministre, et je crois que la seule solution est de demander une mise en liberté sous caution. Mais il faudra que vous disposiez d’une somme importante, car le délit est grave.

— Combien ?

— Je ne sais pas. Le cas ne s’est pas encore présenté. Mais, d’après mon expérience, plusieurs centaines de milliers de francs.

Après l’énoncé de la somme, l’avocat baissa pudiquement les yeux. Malko enrageait, en silence. Ainsi le commissaire avait appris l’existence du dépôt en banque et monté toute la combinaison pour s’approprier l’argent. Beau travail.

S’il s’était écouté, il aurait pris l’avocat par la peau du cou et l’aurait jeté hors de la cellule. Seulement, s’il refusait la transaction, Nicoro allait continuer son bluff et le faire condamner…

— Je peux disposer éventuellement de cette somme, dit Malko calmement. Mais j’entends faire libérer M. Couderc en même temps que moi.

Mobutu hocha la tête :

— Je pense que ce sera possible. Je reviendrai vous voir demain. Heu… sous quelle forme se trouve votre argent ?

Comme s’il ne le savait pas !

— Déposé à la banque de l’Afrique de l’Est. En liquide.

Mobutu fronça les sourcils.

— Ah, il va falloir se dépêcher. La fin du mois approche.

— Et alors ?

L’avocat avait l’air sincèrement ennuyé. Il expliqua :

— Vous avez remarqué que cette banque est un peu à l’écart de la ville. Il ne se passe pas de mois sans qu’il y ait une agression, toujours à la fin du mois. Les caissiers sont complices, n’est-ce pas… Cela nous retarderait.

— Pourquoi ne les changez-vous pas ?

— On les change, on les change. Mais les gens du gang contactent les nouveaux et les menacent de les égorger s’ils ne les aident pas. Parfois, ils en égorgent même un, pour l’exemple…

A dormir debout. Mais cela pouvait être vrai. Dans le monde ubuesque où ils étaient plongés tout était possible.

Mobutu remit ses papiers dans sa serviette et se leva.

— Je vais aller voir le ministre…

— Mais, dit Malko, je n’ai pas encore été interrogé par un juge d’instruction ou même par votre commissaire Nicoro…

Patrice Mobutu approuva du chef :

— Vous pouvez, bien sûr, suivre la procédure normale qui aboutira peut-être à votre remise en liberté ; mais je ne vous le conseille pas. Cela peut durer plusieurs mois. Les juges sont surchargés…

— Allez voir votre ministre, fit Malko résigné. Mais, dites-lui que je ne paierai que donnant donnant.

Mobutu salua, sortit et s’éloigna très digne.

Couderc dit :

— Tout ça, ça sent le dash… le bakchich, si vous préférez.

— Bien sûr. Mais il n’y a pas d’autres moyens de sortir d’ici.

— Il faudra faire attention avec Nicoro, dit Couderc ; c’est un vicieux.

La journée passa lentement. Heureusement, il y avait du spectacle. L’un des détenus, prestidigitateur, avait volé deux chargeurs de la mitraillette de Bobo et exigeait une rançon en bière et en nourriture.

Les palabres durèrent une partie de l’après-midi.

Chaque fois que Bobo s’approchait, la crosse haute, pour rouer de coups le coupable, celui-ci hurlait d’une voix aiguë :

— Hein, n’y a pas bon, les coups, je vais le capitaine lui di’ t’as perdu…

Et la palabre reprenait. L’échange se fit à 6 heures contre deux caisses de bière et une grande bassine de mil. Mais le prestidigitateur avait gardé trois cartouches en otages, pour éviter la raclée…

Brigitte fit son apparition avec le dîner. Cette fois elle n’avait rien demandé à Nicoro et Bobo n’osa pas lui refuser l’entrée de la prison. Elle portait un pantalon blanc ajusté et un chemisier de dentelle assortie, laissant apercevoir son soutien-gorge. Les parias se déchaînèrent, allant jusqu’à esquisser des gestes puissamment obscènes à travers les barreaux de leur cellule. Indifférente à cette agitation vulgaire, Brigitte demanda :

— Il y a du nouveau ?

Malko raconta la visite de l’avocat. Le visage de la restauratrice se renfrogna.

Ce Nicoro ! C’est un vrai Tutsi. Il vous prendrait la chemise sur le dos…

Malko ne voulut pas lui ôter ses illusions. Mais il n’était pas rassuré.

— Je voudrais bien que la remise de cette somme se fasse devant témoins, dit-il.

— Bien sûr, fit Brigitte. Je vous servirai de témoin. Je suis honorablement connue ici.

Tout respirait l’amour dans son corps généreux. Elle avait dû consommer un ou deux boys avant de venir car de larges cernes bruns soulignaient ses yeux. Et elle avait un je ne sais quoi de languide en regardant l’endroit où les lèvres de Malko avaient effleuré son poignet.

Pendant que les deux hommes mangeaient, elle s’assit sur le lit à côté de Malko, sa cuisse touchant la sienne. Elle partit à regret, vers 10 heures du soir. L’odeur de son parfum flotta toute la nuit dans la cellule, éloignant les moustiques et les bestioles diverses.

Patrice Mobutu fut aussi matinal que le jour précédent. Cette fois, il portait un complet jaune.

Solennel, il annonça :

— Le ministre a fait droit à votre demande. Vous allez être libérés sous caution tous les deux, à condition de ne pas quitter Bujumbura et à vous engager sur l’honneur à vous présenter régulièrement au commissaire Nicoro.

C’était un début.

— Quand ? demanda Malko.

— Dès que l’argent aura été versé.

— A qui ?

L’avocat eut l’air surpris.

— Mais… à moi.

Malko secoua la tête.

— Non. Je veux des garanties. J’ai déjà été arrêté arbitrairement ; maintenant, je ne veux pas être dépouillé en plus.

Mobutu prit un air profondément vexé et retrouva son accent africain :

— Monsieu’, vous êtes pas bien poli… Le ministre y sera pas content du tout.

— Je veux bien donner l’argent, dit Malko, mais pas avant que nous ayons été libérés.

L’autre leva les bras au ciel.

— Ça, ce n’est pas possible, hein… Tant pis, je vais dire au ministre…

Il ouvrait déjà la porte…

Couderc le rappela et la palabre commença. Moitié swahéli, moitié français. Malko suivait la discussion, étendu sur le lit. Finalement, il fut convenu que Nicoro signerait l’ordre d’élargissement et qu’ils partiraient tous ensemble de la Maison-Blanche pour la banque.

Là-bas, ils retrouveraient Brigitte Vandamme. La remise des fonds aurait lieu dans le bureau du directeur de la banque en présence de la jeune femme belge.

Mais Mobutu refusait farouchement de laisser Malko rencontrer le fameux ministre de la Justice. Apparemment, il n’était pas dans le coup.

Il partit, promettant de revenir pour 2 heures.

Pendant que le boy nettoyait la cellule, Malko et Couderc firent leurs bagages. Et à 2 heures pile, Patrice Mobutu était là. Bobo, tout sourire, fit des adieux touchants. Malko serra des tas de mains noires, à travers les barreaux de la Huit, et ils se trouvèrent dehors.

L’horrible panier à salade attendait devant la porte. Quand Malko apprit qu’il devait traverser toute la ville dedans, il refusa tout net.

— Puisque c’est comme cela, je retourne en prison, annonça-t-il.

Il commençait à adopter le système africain. Mobutu argumenta : « Ils étaient encore des prisonniers de droit commun. Si la transaction n’aboutissait pas, il faudrait les ramener dans le panier à salade… »

On trouva enfin un compromis. Ils montèrent dans la voiture de Mobutu et le panier à salade suivit, vide…

La banque se trouvait au nord de la ville, sur la route de l’aéroport, en pleine brousse. C’était un petit bâtiment moderne à un étage, tout en verre et en béton, caché derrière un bouquet de manguiers. Brigitte Vandamme attendait devant la porte. Pour la circonstance, elle arborait une immense capeline rose, et une robe de soie assortie qui ne cachait pas grand-chose de son corps majestueux.

Plein d’importance, Patrice Mobutu mena le cortège dans le bureau du directeur.

Celui-ci, un métis à l’air chafouin, ne quitta pratiquement pas des yeux les seins de Brigitte pendant toute la discussion. Il exigea de Malko une bonne douzaine de signatures avant de lui remettre les liasses de billets.

De plus en plus solennel, Mobutu tira de sa serviette les ordres d’élargissement et les posa sur la table.

— Vous êtes libres, mais vous n’avez pas le droit de quitter Bujumbura jusqu’à nouvel ordre, répéta-t-il. D’ailleurs, la Sécurité conserve vos passeports et je dois vous avertir que vous serez sous surveillance policière…

Là-dessus, il s’empara prestement des billets, les recompta avec une agilité de croupier et les enfouit dans sa serviette ; il quitta le bureau presque en dansant et monta dans sa voiture.

— Et voilà, dit gaiement Brigitte, il n’y a plus qu’à ouvrir une bouteille de Champagne…

— Vous avez un coffre, chez vous, demanda Malko ?

— Oui.

Il lui tendit leurs ordres de mise en liberté, constellés de cachets et de signatures compliquées.

— Mettez-les en sûreté. Je ne voudrais pas que ces sauvages changent d’avis.

Elle enfouit les papiers dans son sac, et ils quittèrent le bureau.

Brigitte avait une Chevrolet blanche décapotable. C’était bien agréable de retrouver le cuir des coussins après la puanteur de la Maison-Blanche.

Pendant le trajet de retour vers la ville, Malko réfléchissait dur :

Deux jours à Elisabethville.

Deux jours perdus à Bujumbura.

Huit jours en prison.

Les cosmonautes devaient trouver le temps long. La C.I.A. aussi. Pourvu qu’AlIan Pap ne se décourage pas. Sinon, il pouvait s’engager comme plongeur chez la belle Brigitte. D’autant que cette libération contre rançon ne lui disait rien qui vaille. Le Grec ne s’était pas donné tant de mal pour le laisser filer maintenant.

Il n’y avait qu’une seule solution : quitter Bujumbura en vitesse. Mais pour cela, il avait besoin de Brigitte. Or il avait bien l’impression qu’elle ferait tout son possible pour le retenir…

— Je voudrais bien récupérer mon passeport, dit- il à haute voix, et terminer cette histoire idiote.

— Nous verrons le président, dit Brigitte. C’est un homme très bien. Je le connais.

Sur ces paroles encourageantes, ils arrivèrent place de l’Indépendance. Tout le personnel de La Crémaillère attendait sur le trottoir.

Le retour de l’enfant prodigue.

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