Chapitre XVIII

Ils sont sagement étalés au soleil comme de gros troncs d’arbres verdâtres et inoffensifs.

De temps en temps, l’un d’eux ouvre une gueule énorme semée de crocs irréguliers et mortels. Leur haleine fétide se mélange à l’odeur de pourriture de la berge marécageuse, dans la zone intermédiaire où l’eau et la terre se rejoignent dans un délire de plantes aquatiques, de feuilles en suspension, de tunnels de verdure.

Les crocodiles.

Ils sont là par dizaines, attendant qu’il passe une proie à leur portée. Certains ont près de 4 mètres de long. Il y a une force surhumaine dans leurs mâchoires. Même mourants, ils peuvent sectionner le bras d’un homme d’un seul coup de dents.

C’est un univers glauque et oppressant, où la moindre ride sur l’eau verte vous donne le frisson.

— Impossible de franchir cette fichue rivière, dit Malko sombrement.

Ils sont réveillés depuis deux heures. Basilio est parti déjà deux fois en reconnaissance pour chercher une pirogue. Sans résultat. Ann est très pâle, mais ne dit rien. Pour une femme, la perspective de tomber dans les pattes des Burundiens n’a rien de joyeux.

Depuis une heure, il y a des bruits dans la forêt, des appels. On les cherche. Mollement. Heureusement, l’armée burundienne est un mélange d’audace et de prudence, dans la même proportion que le pâté d’alouette et de cheval… Même les instructeurs de la SS s’y sont cassé les dents.

Mais, si molles que soient leurs recherches, ils finiront par les trouver. A trois contre deux cents, cela peut finir mal.

— Revenons en arrière, vers le village, dit Ann. Il vaut mieux être prisonniers que bouffés par ces sales bêtes. Votre ami empêchera, j’espère, qu’ils nous traitent trop mal.

Malko secoua la tête. Il n’y croit pas beaucoup à l’aide de Kurt. Il y a un long moment de silence. Soudain, le visage d’Ann s’anime. Une lueur passe dans son regard.

— J’ai une idée, dit la jeune femme. Nous allons franchir le Kiwu à la nage. Tant pis pour la voiture. De l’autre côté, on se débrouillera toujours.

Malko la regarde, un peu inquiet. Le paludisme, ça commence comme ça.

Mais Ann farfouille à l’arrière de la Land Rover.

Soudain, elle extirpe une grosse boîte noire qu’elle pose par terre. Elle ouvre le couvercle.

— Vous vous souvenez que je voulais vous emmener à la chasse au croco ? dit-elle.

Malko ne peut s’empêcher de sourire.

— Ce n’est peut-être pas exactement le moment ; les chassés, c’est plutôt nous.

Mais Ann tripote les boutons fébrilement. La bande se met en marche, un bruit geignard jaillit de l’appareil. Elle coupe.

— Ça marche.

— Quoi ?

Les yeux pleins de malice, elle se plante devant Malko. Pour la première fois depuis quatre jours, son visage est détendu et souriant.

— Nous allons franchir la rivière sans danger, si vous êtes bon nageur.

— Je sais nager, mais moins vite qu’un croco. Et je n’ai pas envie de faire la course avec eux.

La jeune femme jeta un regard plein de reproche à Malko.

— Vous croyez que j’ai envie de me faire dévorer ?

— Alors ? Vous voulez qu’on leur jette Basilio et qu’on passe pendant qu’ils le croquent ?

Secouant la tête, Ann prend Malko par le bras et l’amène devant la boîte posée par terre.

— Regardez, c’est un magnétophone. Nous chassons comme cela ici. On le met sur une pirogue et on passe la bande pour attirer les crocos cachés sur les berges. Ce sont des cris de crocos blessés qui sont enregistrés. Dès qu’ils entendent, les autres se précipitent pour déchiqueter leur copain sans risque. Le temps qu’ils s’aperçoivent que c’est un piège, nous serons de l’autre côté…

Malko en reste muet. Mais il regarde l’appareil avec une méfiance non dissimulée.

— Et s’il y a une panne ? Ou un crocodile sourd ?

Ann hausse les épaules.

— C’est ça ou les Burundiens. Dans une demi-heure, ils seront là. On ne va pas tenir tête à un bataillon.

Long moment de silence. On n’entend que le bruissement du Kiwu et des craquements dans la forêt. Les troupes burundiennes sur le sentier de la guerre.

— Bon. Allons-y, dit Malko. Et Dieu fasse que votre truc soit bon.

Tirant de la Land Rover un sac en plastique, il se déshabille rapidement, ne gardant qu’un slip. Ann est déjà en slip et soutien-gorge. Basilio louche sur le corps musclé et nerveux, les fesses rondes et dures et la petite poitrine haute, aux seins écartés.

Ann le foudroie du regard et il détourne les yeux.

Ils empilent rapidement leurs affaires dans le sac, avec la carabine démontée en deux morceaux, des munitions, quelques boîtes de conserves et la tête du malheureux Keenie, qui répand une odeur à faire fuir les crocos. En dépit de la chaleur, ils frissonnent.

Accroupie près du magnétophone, Ann fait saillir sa croupe involontairement. Une fraction de seconde, pour Malko, les Burundiens sont loin. Mais la jeune femme le dégrise vite :

— Prêts ?

Malko et Basilio avancent jusqu’au bord du Kiwu. Le froid de la rive marécageuse leur donne la chair de poule. Cela doit être plein de sangsues. Ils s’enfoncent jusqu’à mi-mollets dans l’humus spongieux.

— Attention, crie Ann, nous allons partir un peu en amont, pour être entraînés par le courant.

Elle tourne un bouton du magnétophone et un gémissement s’élève immédiatement. Ann se relève vivement et rejoint les deux hommes. Maintenant, les gémissements sont plus forts, avec de petits cris.

— Un cri de jeune, précise Ann, pour faire venir les femelles.

Malko n’y croit pas encore. Il inspecte avec méfiance l’eau verte.

Soudain, il y a un plouf en face. Sortant d’un couvert de branches, un gros crocodile, nageant rapidement dans une profonde écume, fonce droit sur eux.

Presque en même temps, il y a d’autres ploufs et plusieurs sillages apparaissent sur l’eau calme, tous convergeant sur le magnétophone.

Go ! crie Ann.

— Maleye ya mungu,[14] murmure Basilio. Tout ce qui dépasse les limites de la compréhension locale, du transistor au fer à repasser, c’est Maleye, la magie.

Elle plonge la première, impeccablement, sans une goutte d’écume. Malko, gêné par le sac en plastique, patauge un peu et se laisse glisser dans le courant, suivi de Basilio, gris de peur en dépit des explications en urundi prodiguées par Ann.

Quelques secondes plus tard, ils sont en plein courant. Malko tend l’oreille : les cris retentissent toujours derrière eux. Après tout, le truc d’Ann marche. Ils ont franchi la moitié du chemin. Soudain, il pousse un cri étouffé : un énorme crocodile arrive droit sur eux, remontant puissamment le courant. Il va sur Ann qui nage un crawl parfait, la tête dans l’eau. Elle ne le voit pas. Apparemment la magie n’a pas eu de prise sur lui.

Comme un fou, Malko tend le sac à Basilio et démarre le plus vite qu’il peut. Jamais il ne s’est senti si désarmé. Pendant d’interminables secondes, il a l’impression qu’il ne rattrapera jamais Ann. Elle nage mieux et plus vite que lui. Enfin, il parvient à lui saisir le pied. D’un coup de rein la jeune femme se retourne sur le dos.

Immédiatement elle voit l’animal qui n’est pas à 10 mètres d’elle.

Elle plonge, avec un geste pour Malko, qui s’écarte déjà. Le saurien, répandant une odeur pestilentielle, une nuée d’insectes jouant sur son dos, passe tout près de lui. Malko voit son œil jaune plein de mépris et de cruauté. Contrairement à ce qu’on dit, le crocodile est un animal lent dès qu’il s’agit de changer de direction. Le temps de tourner sa gueule de 80 centimètres de long, le trio est loin, entraîné par le courant.

Mais cela a été de justesse.

Dans un ultime effort, Ann atteint déjà l’autre rive. Elle se redresse, de l’eau jusqu’à la taille et fait signe à Malko et Basilio, encore dans le courant.

— Vite, le magnétophone s’est arrêté.

Basilio arrive si vite sur la berge qu’il continue pratiquement son crawl sur la terre ferme. Malko conserve un tout petit peu plus de dignité, mais sans plus.

Les trois se regardent : sur l’autre rive, une bonne douzaine de crocodiles tournent en rond, furieux et déboussolés, donnant des coups de queue dans l’eau et faisant claquer leurs mâchoires. Charmant spectacle.

Rapidement, ils se rhabillent. La chaleur est telle que ce n’est même pas la peine de sécher leurs dessous. De toute façon, ils seront trempés au bout de dix minutes. Au moment, où ils disparaissent dans le sous-bois, ils entendent des cris de l’autre côté du Kiwu : une patrouille burundienne vient de découvrir la Land Rover. Les Noirs crient et font de grands gestes en désignant la rivière.

Ann prête l’oreille et éclate de rire :

— Formidable ! Ils croient que nous avons voulu traverser et que les crocodiles nous ont mangés.

— Il ne s’en est pas fallu de beaucoup, dit Malko en remontant la carabine. Ils ont l’air plutôt affamés.

— Ce sont les basses eaux.

Pour un peu, elle les plaindrait.

A la queue leu leu, ils s’enfoncent dans un vague sentier de brousse qui doit mener à un village.

Effectivement, un kilomètre plus loin, après des méandres dans la forêt, ils débouchent dans une clairière. Il y a une douzaine de paillotes groupées autour d’une plus grande, sans mur.

Et au beau milieu du chemin, une jeep de l’armée burundienne !

Quatre Noirs en uniforme font la roue pour une grappe de négrillons tous nus, piaillant et grimpant sur le véhicule. Malko aperçoit un fusil mitrailleur posé à plat sur le capot, une arme israélienne, un Uri.

— Mais nous sommes au Congo ? remarque-t-il à voix basse.

Ann haussa les épaules.

— Ici les frontières…

— Nous avions justement besoin d’une voiture, fait Malko. Ils tombent à pic.

Du coup, il reprend goût à la vie. Le magnétophone et la jeep, c’est la preuve que la chance tourne. Il serait temps.

Doucement, il arme la carabine américaine et ils sortent tous les trois du couvert brusquement. Les gosses les aperçoivent les premiers et se débandent avec des cris aigus. Deux femmes qui regardaient les soldats, les seins nus et tombants sur leur boubou, rentrent précipitamment dans leur case. Il reste un vieux avec un nombril gros comme le poing, l’air totalement abruti.

Quant aux quatre soldats, armés jusqu’aux dents de mitraillettes, ils ne bougent pas. Il faut dire que Malko, la carabine à la hanche, braquée droit sur eux n’est pas particulièrement rassurant.

Seule, Ann s’avance en souriant et fait :

— Amakuru maki ?[15]

Les quatre Noirs sourient poliment et répondent en chœur.

— Amakuru maki.

C’est dit sans conviction. Ann continue, plus fermement :

— Descendez de la jeep.

Docilement, ils s’exécutèrent, l’arme à la bretelle.

Aucun n’esquisse le moindre geste offensif. Pourtant, le F. M. a un chargeur engagé et il suffit d’un petit mouvement du doigt…

Ils restent à se dandiner, debout, l’air tout bête, totalement dépassés. Résolument, Ann s’approche du premier et lui prend la mitraillette. Comme un automate délivré d’un poids, il lève les mains gentiment.

Idem pour les trois autres. Au fur et à mesure, Ann tend l’arsenal à Basilio. Elle fait signe aux quatre Noirs de s’écarter de la jeep et Basilio y jette leur armement.

— Voilà, il n’y a plus qu’à partir.

Malko est déjà au volant. Le sergent noir dit quelque chose en urundi. Ann éclata de rire.

— Ils veulent qu’on les attache et qu’on les batte un peu, sinon, ils vont avoir beaucoup d’ennuis. Ils diront que nous étions très nombreux…

Basilio ne se le fait pas dire deux fois.

Le premier Noir prend son poing en plein sur la bouche. Il se relève couvert de sang, ravi, souriant et édenté.

Même traitement pour les trois autres. Dans son élan, il donne au dernier un coup de pied mal placé qui le plie en deux. Mais le soldat parvient à se redresser et à sourire poliment.

Avec les courroies des armes et une corde trouvée dans la jeep, ils ligotent tant bien que mal les quatre soldats, en tas devant la case. Malko ne garde qu’une mitraillette et laisse les autres armes. Les pauvres auront assez d’ennuis comme cela…

On aurait difficilement deviné qu’il s’agissait d’une piste d’atterrissage. Certes, l’herbe était beaucoup plus courte que dans une clairière normale. Régulièrement, des Noirs du village voisin payés par les trafiquants venaient la faire brûler. Mais aucun balisage ne rappelait la civilisation.

La jeep burundienne était camouflée sous un grand manguier. Bien qu’il y ait peu de danger. Les patrouilles de l’armée congolaise de Mobutu ne venaient plus dans ce coin, pratiquement en dissidence depuis l’indépendance du Congo. Le seul risque était de tomber sur des pillards ou des gendarmes katangais en goguette.

Ils avaient campé là la veille, faisant le guet à tour de rôle ; mais Malko n’avait pas fermé l’œil. La tête de Keenie commençait à dégager une odeur tout simplement abominable. Il était pourtant résolu à ne pas s’en séparer. Cela créerait des problèmes quand il allait retrouver la civilisation. Difficile à déclarer à la douane…

Il pensait à Ann. Sans elle, ils seraient aux mains des Burundiens, ou dans l’estomac d’un crocodile. Il l’avait regardée dormir avec une furieuse envie de la prendre dans ses bras. Maintenant, il scrutait le ciel à la recherche de l’avion d’Allan Pap. C’était le jour du rendez-vous. Mais il y avait tant de raisons pour qu’il n’y vienne pas ! Leurs démêlés avec Aristote pouvaient avoir eu de fâcheuses conséquences pour l’Américain…

Et, par moments, Malko souhaitait que l’avion n’arrive pas. C’était idiot, mais, lui qui avait horreur de l’Afrique, se sentait bien dans cette jungle, avec Ann près de lui. Elle y était tellement à son aise ! Laissant son esprit vagabonder, il se voyait vivant dans une plantation, chassant, et se mettant en smoking pour dîner en tête à tête avec Ann. Ils partiraient chasser ensemble, et feraient l’amour à la belle étoile, espionnés par les innombrables créatures de la forêt. Et un jour, après avoir gagné beaucoup d’argent, ils reviendraient en Europe et s’installeraient dans le château…

— Le voilà !

Ann s’était levée d’un bond.

Perdu dans son rêve, Malko n’avait pas entendu le bourdonnement. Un point noir se rapprochait au ras de l’horizon. Il grossit et Malko reconnut un petit aérocommander bimoteur à aile haute.

Déjà, il était au-dessus d’eux. Le pilote inclina l’appareil et Malko reconnut le crâne rasé de Pap. Il pilotait en manches de chemise, seul dans l’avion. Basilio se précipita hors de l’abri du banian, gesticulant.

Pap les avait vus.

Il revint encore plus bas, battant des ailes. Cette fois, le vent des hélices fit frémir les grandes feuilles.

L’aérocommander dégagea et, au bout du terrain, commença à sortir son train. Il n’y avait presque pas de vent et l’atterrissage ne posait aucune difficulté. Discrètement, Basilio prit le sac en plastique dans la jeep et partit en courant vers le bout du terrain où l’avion allait s’arrêter.

Malko regarda Ann. Elle avait les yeux brillants de larmes.

— Ann, tu viens ?

C’était plus qu’une question.

Elle secoua la tête et lui prit la main, l’entraînant de l’autre côté de l’énorme banian, hors de la vue de Basilio et de Pap.

Appuyée à l’arbre, elle attira Malko contre elle et enfouit sa tête dans son épaule. A travers la chemise, elle le mordit. Si fort qu’il poussa un cri. En même temps, elle le serrait de toutes ses forces, comme pour être écrasée entre l’arbre et l’homme. Malko sentait chacun de ses muscles et les os de son bassin s’encastraient dans ses hanches.

— Viens vite, murmura-t-elle. Vite. Après nous n’aurons plus le temps.

Il eut envie de lui dire qu’ils partaient ensemble, qu’ils auraient tout le temps, mais au fond de lui, il savait que ce n’était pas vrai.

Déjà, elle se laissait glisser par terre, défaisant elle-même son vêtement. Malko sentait sa peau brûlante, à travers la chemise de toile. Il montait de son corps une odeur forte et saine qui lui fit perdre la tête.

Tout le temps de l’étreinte, elle garda les yeux ouverts, fixant le ciel immanquablement bleu. Puis ses pupilles se dilatèrent, son crâne heurta durement le tronc du banian et elle murmura deux mots que Malko ne comprit pas :

— Dada kunda.

— Qu’est-ce que tu dis ?

D’un coup de rein, elle s’était déjà dégagée et se rajustait. Elle répéta, la bouche tout près du visage de Malko :

Dada kunda. Cela veut dire «je t’aime» en kirundi.

Elle glissa sa chemise dans le pantalon, sans rien dire de plus.

— Viens, fit-elle. Ne faisons pas attendre ton ami.

Ils réapparurent au moment où Basilio arrivait. Le Noir était essoufflé.

— Vite, fit-il. Il ne veut pas rester longtemps.

— J’arrive, dit Malko.

Basilio repartit en courant. L’aérocommander ronronnait à 300 mètres. Pap n’était même pas descendu de l’avion.

Appuyée au tronc de l’énorme banian, Ann regardait Malko d’un air indéfinissable. En dépit de la carabine qui pendait à sa main droite et de son blue-jean elle était incomparablement féminine. Son chemisier de toile était défait et par l’ouverture, on apercevait la naissance de ses petits seins.

Malko essuya une goutte de sueur qui glissait dans le sillon.

Les yeux bleus de la jeune fille ne le quittaient pas.

Pour la première fois, il remarqua une petite tache rouge dans son œil gauche.

— Viens.

Elle secoua la tête lentement. Lâchant la carabine, elle prit la main de Malko et la serra très fort.

— Non.

A l’autre bout de la clairière, Allan fit son point fixe. Le vent des hélices couchait l’herbe et faisait s’enfuir d’innombrables oiseaux multicolores. Il était encore trop tôt pour que la chaleur soit écrasante.

Cahotant, le petit avion revint vers eux. A travers la glace du cockpit, on apercevait Allan. Ils ne pouvaient pas s’éterniser. Les soldats burundiens n’hésiteraient pas une seconde à les attaquer s’ils les trouvaient. En Afrique, les frontières, c’est une notion élastique.

Ann baissa les yeux et, quand elle releva la tête, ils étaient pleins de larmes. Ses ongles s’enfonçaient dans la paume de Malko, à lui faire mal.

— Viens, répéta Malko. Reste avec moi.

Elle s’appuya contre lui et murmura :

— Non. J’aurais peur. Mon pays, c’est ici. Je suis née en Afrique, je me sentirais perdue ailleurs. Et puis il y a mon père. Pars.

Elle se souleva et lui effleura la bouche de ses lèvres sèches.

— Pense à moi quelquefois.

Malko la regarda avec un désarroi intérieur qu’il n’avait pas souvent connu. N’importe quelle autre fille, il l’aurait emmenée de gré ou de force à l’avion. Mais pas Ann. On ne la forçait pas.

— Tu sais que je ne reviendrai pas, dit-il.

— Je sais.

Sa voix tremblait légèrement. Elle n’avait pas lâché sa main. L’aérocommander arrivait à leur hauteur. Les doigts d’Ann relâchèrent leur étreinte.

— Ne le fais pas attendre, dit-elle. Ce serait dangereux.

— Mais toi ?

Son visage reprit une expression presque masculine. Elle se redressa.

— Ne crains rien. Les Burundiens ne me font pas peur. Avec Basilio nous reviendrons par des pistes qu’ils ne connaissent pas.

— Kwa Heir ![16]

Elle le poussa vers l’avion. Il courut, passant derrière l’aile pour éviter les pales de l’hélice et se glissa par la petite porte.

— La fille ne vient pas ? hurla Allan.

Malko secoua la tête.

L’Américain eut un geste fataliste. Puis il mit les gaz. A travers le plexiglas, Malko vit la silhouette d’Ann diminuer. Elle agitait lentement la carabine, à bout de bras. Bientôt, il ne discerna plus les traits de son visage. Il y eut un léger cahot et l’aérocommander se souleva : ils avaient décollé.

Le banian sous lequel se trouvait Ann se confondit avec les autres arbres géants de la forêt. L’avion s’inclina vers la gauche, prenant le cap ouest. Le visage collé au hublot, Malko tentait d’apercevoir quelque chose. Mais tous les arbres se ressemblent. L’Afrique avait déjà avalé Ann.

Il se jura de revenir tout en sachant qu’il y avait bien peu de chance pour qu’il tienne sa promesse. Il ferma les yeux et imagina le corps nerveux et mince d’Ann soudé au sien, avec l’odeur de l’Afrique autour d’eux. Une de ces impulsions irraisonnées auxquelles on n’obéit jamais le poussait à demander à Allan de faire demi-tour. Pour voir si elle était toujours là.

L’Américain se retourna et cria :

— On sera à Nairobi dans deux heures. A nous la bière fraîche et les sexy-girls !

Malko sourit poliment, et acquiesça. Une barbouze, ça n’a pas de cœur, c’est bien connu.

Quand ils se posèrent sur le terrain de Nairobi, une jeep de l’aéroport les rejoignit, pour les formalités de police et de douane.

— D’où venez-vous, messieurs ? Malko ne put s’empêcher de répondre :

— Du Burundi. Trop heureux d’en être sortis. Le Noir hocha la tête et fit :

— Ces nègres-là, monsieur, ce sont des sauvages.

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