Chapitre XV

Michel Couderc sifflotait au volant de la Land Rover. Jamais il ne s’était senti si bien de sa vie. Après sa sieste dans la maison des Whipcord, il s’était réveillé, détendu, sûr de lui, un autre homme. Ses douleurs à la tête avaient complètement disparu ; il ne lui restait qu’une bizarre sensation de légèreté, un peu comme s’il voguait sur un nuage.

Il réprima un petit rire en pensant à la surprise du commissaire Nicoro.

Après avoir volé la Land Rover, il avait dormi dans la voiture à l’abri d’un sentier de brousse, en attendant le jour. Maintenant le soleil était haut dans le ciel et il entrait à Bujumbura. A part une joie intense, il ne ressentait aucune émotion particulière.

Avant d’arriver au commissariat, il jeta un coup d’œil à sa montre : 10 heures. C’était la bonne heure pour un rendez-vous.

Sans hésiter, après avoir garé la voiture, il se dirigea vers le bureau du commissaire et entra sans frapper.

Nicoro était assis derrière son bureau. Lorsqu’il vit Couderc, son œil valide battit rapidement.

La Remington 44/45 semblait énorme dans les mains potelées de Michel Couderc. Mais il la tenait fermement et horizontalement, le canon dirigé sur la poitrine du commissaire.

— Vous êtes fou ! hurla Nicoro.

Fébrilement, il chercha une arme pour se défendre. Mais il était si sûr de son pouvoir qu’il n’encombrait pas son bureau de ce genre de choses.

« Bakari », hurla-t-il.

La première balle fit jaillir un geyser de plâtre du mur, derrière le bureau. Poussé par le recul, Couderc fit un saut comique en arrière, assourdi par l’explosion.

Mais le second coup toucha Nicoro près de la bouche et lui enleva la moitié de la tête. Il s’effondra sur son bureau, projetant du sang, des débris d’os et de la cervelle un peu partout.

« Ce que la vie est belle ! » fit Couderc d’une voix égale.

Juste pour s’amuser, il tira encore une fois dans le corps inerte. Le choc de la balle le fit tomber par terre.

Michel Couderc se retourna juste à temps pour se trouver nez à nez avec M’Polo. Il remit ses lunettes en place et appuya le canon du fusil sur l’estomac du policier noir. La détonation en fut amortie mais M’Polo mourut avant d’avoir touché le sol. On aurait pu passer une assiette par le trou de son ventre.

Epuisé par tous ces efforts, Michel Couderc s’appuya au mur une seconde. Sa tête le faisait souffrir à nouveau.

« Quelle belle vie ! » soupira-t-il quand même.

Mais il éprouvait le sentiment désagréable d’oublier quelque chose.

Sentiment qui disparut immédiatement quand il aperçut Bakari dévalant l’escalier du premier.

Le policier noir le vit en même temps qu’il aperçut le cadavre de M’Polo. Il eut le geste pour sortir son colt mais tourna les talons, et poussa un hurlement :

— Hapana ![11]

La balle de Couderc lui déchiqueta le dos et il roula sur les marches.

L’avantage de la Remington 44/45 c’est qu’il n’y avait pas à fignoler.

Un petit nuage bleu de cordite flottait dans le bureau de Nicoro.

Michel Couderc sortit tout guilleret du commissariat. «Quelle stupidité de ma part, pensait-il, de n’avoir jamais chassé sous prétexte que j’étais myope.»

Il jeta le fusil à côté de lui dans la voiture et démarra. Vingt secondes plus tard, une grappe de policiers en uniforme jaillirent du commissariat : mitraillette au poing, ils se dispersèrent dans toutes les directions.

Au coin de l’avenue de l’Uprona, Michel Couderc stoppa et rechargea son arme. Il avait pris soin de prendre deux boîtes de 25 cartouches. Une petite Noire s’arrêta pour le regarder faire et lui sourit. Il hésita. Mais il ne savait pas de combien de cartouches il aurait encore vraiment besoin. Il se promit de revenir.

Au moment où il démarrait, une douleur fulgurante transperça sa tête. Il se retint pour ne pas hurler. Heureusement la pharmacie Michallon était en face. Il descendit, toujours le fusil à la main, et traversa la rue.

C’est un préparateur noir qui le reçut. Pour faire plus sérieux, il portait des lunettes en verre à vitre.

Couderc lui expliqua qu’il souffrait de terribles migraines. L’autre lui donna une boîte de cachets et il en prit deux tout de suite.

— Il faudra vous faire examiner, si cela ne passe pas, dit-il.

— C’est vrai, ça, dit Couderc.

Comme il n’avait pas d’argent sur lui et qu’il ne voulait pas de scandale, il tira à bout portant dans la poitrine du préparateur.

L’onde de choc fit se briser une dizaine de bocaux et Couderc sortit de la pharmacie, réprimant un rire mutin.

« Ce que c’était amusant. »

Ari-le-Tueur prenait son petit déjeuner sur sa terrasse, face au lac, enveloppé d’un peignoir de soie jaune quand il entendit du bruit derrière lui.

Il avala une bouchée de fromage blanc et se retourna :

— Qu’est-ce que tu fous là ?

Sa première réaction fut la colère. Alors, on entrait chez lui comme dans un moulin ? Il allait virer le boy à coups de pied.

Puis, il remarqua le lourd fusil braqué sur lui. C’était si déplacé dans les mains de Couderc qu’il n’eut pas peur. D’ailleurs, ce dernier semblait hésiter.

Brusquement, il ne savait plus pourquoi il était là. Ari n’était pas noir, lui. Il faillit poser l’arme et s’asseoir pour bavarder. La voix acide du Grec lui rappela pourquoi il était venu.

— Je t’ai demandé pourquoi tu étais là. Tu vas répondre, cloporte ?

Le mécanisme se remit en marche dans le cerveau de Couderc et le sourire revint à ses lèvres. Il sentait encore dans ses côtes le bout pointu des chaussures des envoyés du Grec.

D’un geste sec, il arma la Remington.

Ari bondi de son siège et fonça dans la maison. Couderc tira de la hanche et la balle mit une armoire en pièces.

Sans se presser, il entra, un peu ébloui par le luxe de la villa. Le gros homme finissait de monter l’escalier. Couderc tira au jugé et un morceau de la rampe se transforma en allumettes. Puis, toujours sans se presser, il monta l’escalier à son tour.

Au premier, il hésita. Mais il n’y avait qu’une porte fermée. Il essaya la poignée. Au même moment, un coup de feu éclata à l’intérieur et une balle traversa le panneau, ratant Couderc de peu. Il eut un petit rire et appuya le canon de la Remington sur la serrure et pressa la détente.

Cela fit à peu près l’effet d’une tornade, et la porte se rabattit violemment contre le mur.

Ari-le-Tueur était appuyé au mur d’en face, ses petits yeux bordés de rouge affolés. Il leva son P. 38 en voyant Couderc. Il y eut un claquement sec et le chien retomba. La cartouche avait fait long feu. Aristote n’eut jamais le loisir de se demander pourquoi. La balle explosive de la Remington lui déchiquetait déjà les intestins. Il mourut avec l’impression d’être coupé en deux par une scie circulaire. Et ne sentit même pas la seconde balle qui lui arracha l’épaule gauche.

Couderc se détourna. Le spectacle était assez horrible et il ne supportait pas la vue du sang. Mais le masque figé de terreur du Grec lui remonta le moral.

Il quitta la villa en sifflotant et remonta dans la Land Rover. Une nouvelle fois, il fit le plein de son magasin. Puis reprit la route de Bujumbura.

Avec un peu de chance, il serait revenu à la ferme pour le dîner.

La Land Rover remonta lentement la rue du Kiwu pour s’arrêter devant la permanence des J.N.K. Un jeune Noir en uniforme était sur le pas de la porte, les mains dans les poches. En reconnaissant Couderc, il ricana et cria une injure en swahéli.

Michel Couderc prit la Remington et le tua d’une balle en pleine poitrine.

Puis il descendit de la voiture et entre dans le local. Une dizaine de noirs étaient assis à des tables. II n’avait pas de préférences particulières, aussi balaya-t-il la pièce de droite à gauche, tirant posément sur tout ce qui bougeait.

Les huit balles du magasin y passèrent. Les Noirs, déchiquetés par les balles explosives, hurlaient et tentaient de s’enfuir. L’âcre fumée de la cordite fit tousser Couderc. Soudain sa culasse claqua : l’arme était vide. Tranquillement, il entreprit de la recharger. Au même moment, un Noir bondit à travers la pièce, les yeux fous, le bouscula et disparut dans la rue, hurlant et sanglotant.

Lorsque Michel Couderc ressortit, la rue était déserte. Un peu déçu, il attendit quelques secondes puis remonta dans la voiture. Il avait encore quelque chose à faire.

En arrivant avenue de l’Uprona, il remarqua un barrage en face du Palais présidentiel : trois jeeps militaires entourées d’une foule de soldats. Il se demanda le pourquoi de cette agitation.

Mais cela l’arrangeait plutôt. A cause de ses yeux déficients, il n’aimait pas les cibles isolées.

Il gara la Land Rover, mit une poignée de cartouches dans ses poches et s’avança tranquillement sur le trottoir, dans un silence de mort.

Un porte-voix cracha une phrase qu’il ne comprit pas. Comme il se trouvait à bonne distance, il tira sur la première jeep. Il eut la joie de voir un Noir décoller du sol et retomber, cassé en deux. La mimique désespérée de l’homme en train de mourir lui arracha un rire aigrelet.

Au même moment, un fusil mitrailleur tira une longue rafale. Une série de chocs ébranla la poitrine de Couderc et il ouvrit la bouche, cherchant de l’air. Le trottoir lui sauta au visage.

Il mourut, un sourire aux lèvres, écrasant ses lunettes dans sa chute. Jamais, il n’avait été aussi heureux de sa vie.

Atterrés, Malko et Ann avaient suivi, par l’intermédiaire de radio Bujumbura, repris par le gouvernement républicain, l’odyssée de Couderc.

— Il haïssait les Noirs, conclut Malko. Le choc de l’accident l’a rendu fou. Il s’est vengé en bloc de mois d’humiliations. Pauvre garçon.

Il raconta à Ann dans quelles circonstances il avait rencontré Michel Couderc, et conclut :

— Maintenant, je suis seul. Je vais être encore plus traqué que jamais après le massacre de Couderc.

D’un côté, pensait-il, c’est presque mieux pour lui. Il n’aurait jamais pu s’acclimater à l’Europe. Et l’Afrique ne voulait plus de lui.

— Ma Land Rover est prête, dit simplement Ann. Nous partirons quand tu voudras. J’emmène le plus sûr de mes boys, Basilio. Il connaît les dialectes que je ne parle pas. Nous camperons dans la forêt ; ce sera plus prudent. J’ai prévenu mon père que nous partirons à la chasse pour quelques jours afin qu’il ne s’inquiète pas. Mieux vaut ne rien lui dire.

Il était un peu plus de midi.

— Eh bien ! parton, dit Malko.

Une heure plus tard, ils s’engageaient sur une piste déserte. Ann conduisait. Au moment du départ, elle avait embarqué dans la Land Rover une mystérieuse boîte noire en disant à Malko :

— Si nous avons le temps, je t’emmènerai chasser le crocodile.

Il ne lui fit pas remarquer qu’il y avait très peu de chance qu’ils aient le temps.

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