Chapitre XI

Dans l’antichambre du Président une jeune Noire allaitait un très beau bébé, un sein en forme de poire somptueusement exposé à la vue des visiteurs. Des bambins se poursuivaient entre les jambes des sentinelles avachies sur les canapés.

— La famille du Président a emménagé dans les appartements royaux, souffla Brigitte à Malko. Ils sont trente-sept, et tous ne sont pas encore arrivés de la forêt.

Cela mettait une animation de bon aloi. Voilà un gouvernement qui encourageait la famille.

Malko était sorti de prison la veille. Il n’avait pas regagné le Pagidas, mais il était tendrement soigné par la belle Brigitte qui les avait installés, lui et Michel Couderc, au deuxième étage de son immeuble, avec trois boys à leur service.

Le dîner de « libération » avait été fastueux : Moët et Chandon, viande d’importation, et même de la salade fraîche. Brigitte s’était mise sur son trente et un. Une robe de mousseline noire, avec un devant presque transparent qui dévoilait son opulente poitrine.

Sous la table, son pied avait cherché la jambe de Malko pendant tout le repas.

Couderc et Malko avaient deux chambres séparées. Prétextant la fatigue, Malko demanda à aller se coucher sitôt la dernière goutte de Champagne bue. Il s’était alors aperçu que sa porte n’avait pas de serrure.

Il n’eut pas à attendre longtemps. La porte s’ouvrit alors qu’il finissait tout juste de se déshabiller.

Brigitte tenait un plateau à la main sur lequel étaient posées une bouteille de Moët et Chandon et deux coupes. Elle posa le plateau par terre et, très simplement, tira la fermeture Eclair de sa robe.

— La dentelle est si fragile, s’excusa-t-elle. Et ici on n’en trouve pas.

Après un séjour à la Maison-Blanche, le spectacle n’était pas tellement désagréable. Il se dégageait de ce grand corps une sensualité animale qui ne laissa pas Malko indifférent. D’ailleurs, il n’avait pas le choix : Brigitte était déjà dans son lit.

La suite fut un festival de gémissements et de contorsions. Broyé, griffé, écrasé, dévoré, Malko pensait aux boys malingres qui découvraient l’amour à travers la volcanique Brigitte Vandamme. Il n’avait encore rien vu : soudain, Brigitte agrippa les barreaux du lit et le corps tendu en arc, se soulevant comme une plume, elle exhala un long hurlement qui se répercuta dans tout l’immeuble. Malgré lui, Malko lui mit la main sur la bouche.

— Les boys, murmura-t-il.

Elle ouvrit des yeux apaisés et très doux.

— Ils ont l’habitude. Mais les autres fois, je ne crie pas aussi fort.

Cette soirée mémorable avait scellé une tendre amitié entre Brigitte et Malko. Elle s’était levée aux aurores, pour organiser un rendez-vous avec le président Bukoko. A son avis, il était le seul à pouvoir dédouaner complètement Malko.

Ni le sinistre Aristote, ni le commissaire Nicoro ne s’étaient manifestés. Ce calme était inquiétant. Car Malko était officiellement cloué à Bujumbura. Impossible de prendre un avion sans passeport et des barrages de police fermaient toutes les routes quittant la capitale, à cause des rumeurs de soulèvement royaliste à partir du Congo.

Et pendant ce temps-là, les cosmonautes attendaient…

Ari-le-Tueur, surtout, inquiétait Malko. Il en savait trop sur le trafic des diamants et sur le meurtre de Jill pour que le Grec le laisse repartir impunément. Il fallait absolument que le président le croie. Autrement, il serait acculé à une solution désespérée : par exemple bâillonner Brigitte et filer avec sa voiture…

Absolument indigne d’un gentleman.

— Le président va vous recevoir tout de suite.

L’huissier écarta une poignée d’enfants pour que Malko et Brigitte puissent s’asseoir sur un canapé. Puis, il disparut dans les profondeurs des appartements royaux et personne ne s’occupa plus d’eux.

Pourtant le palais grouillait d’animation. Des civils et des militaires discutaient dans tous les coins, à la bonne franquette. Malko vit même une Noire décrocher un rideau, le plier amoureusement et l’emporter tranquillement, sans doute pour améliorer sa case.

Mais quand Brigitte se leva pour aller aux nouvelles, après une heure d’attente, elle se heurta aux deux parachutistes gardant la porte du bureau présidentiel. Bourrés de kif jusqu’aux yeux, ils pointaient leurs mitraillettes tchèques sur elle et roulaient des yeux blancs à la moindre question.

Brigitte revint s’asseoir, découragée et folle de rage.

— Il doit y avoir une palabre importante, dit-elle.

Après dix ans d’Afrique, elle commençait à parler comme les Noirs.

— Ou alors, il y a un autre coup d’Etat.

— Ou il est parti en ville et on n’ose pas nous le dire.

En tout cas, personne n’avait franchi la porte capitonnée depuis qu’ils étaient là.

— C’était quand même mieux quand il y avait le roi, soupira Brigitte. Au moins, c’était un gars marrant. Presque tous les jours il se promenait en ville, avec une coiffure à plumes, dans sa Cadillac jaune.

Ici, c’était toujours ouvert, il adorait avoir des gens autour de lui. Evidemment, quand il avait bu trop de bière il s’amusait à tirer sur ses chambellans avec son gros revolver. Mais il tirait mal et ça faisait beaucoup rire…

— Tout ça n’arrange pas nos affaires.

Un huissier passait. Brigitte l’accrocha et entama une violente discussion en swahéli. L’autre disparut et revint quelques minutes plus tard.

— Il dit que nous allons être reçus, traduisit Brigitte. Attendons.

Ce qu’ils firent.

A 5 heures, mort de faim et ivre de rage, Malko se leva.

— Ça suffit. Ton président se moque de nous. On reviendra demain.

Ils auraient pu rester là toute la nuit. Personne ne s’occupait d’eux. Brigite, désolée, insista pour rester encore quelques minutes.

Et soudain le premier huissier réapparut. Brigitte sauta sur lui.

Il secoua la tête.

— Le président n’a plus visites aujourd’hui, bwana. Trop beaucoup de travail pour le pays. Revenir demain, bwana.

Il hocha la tête et s’éloigna, pénétré de son importance. On ne vendait pas encore les pensées de Simon Bukoko dans les librairies, mais c’était tout juste.

Malko et Brigitte descendaient l’allée lorsqu’ils furent rattrapés par un jeune lieutenant tutsi.

— C’est lui qui m’avait arrangé le rendez-vous, souffla-t-elle à Malko.

Elle le foudroya du regard et l’interpella vertement en swahéli. L’autre répondit d’une voix douce, presque féminine :

— Ce n’est pas ma faute, madame Brigitte. Si vous n’avez pas pu être reçus, c’est parce que monsieur le président avait un peu bu…

De ses explications embarrassées, il découlait que le président avait pris pendant la nuit une cuite monumentale et qu’il gisait présentement dans un état comateux, après avoir tout cassé dans son bureau.

— C’est sûrement un mauvais fétiche qui a fait ça, conclut le lieutenant. Le président y ne boit jamais qu’un peu de bière.

Pour Malko, il eût été préférable qu’il continuât ses habitudes de tempérance. Pour peu que sa cuite dure huit jours, le pays irait à vau-l’eau.

Ils revinrent à La Crémaillère plutôt déprimés. Le lieutenant avait juré que, dès qu’il serait dessoûlé, le président se ferait une joie de les recevoir et même de les convier à une soirée privée.

Les charmes de la belle Brigitte y étaient sûrement pour quelque chose. On a beau être nationaliste, c’était là une séquelle bien agréable du colonialisme.

II n’y avait plus qu’à attendre le lendemain.

Malko et Michel Couderc étaient en train de déjeuner à la terrasse de La Crémaillère quand la vieille 403 de la Sûreté s’arrêta devant le restaurant. Nicoro et Bakari en descendirent et se dirigèrent droit sur eux.

— File chercher Brigitte, ordonna Malko. Je n’aime pas ces deux oiseaux.

Couderc disparut à l’intérieur. Nicoro salua poliment Malko et s’empara de la chaise vide en face de lui. Il avait l’air grave et compassé.

— Qu’est-ce qui vous amène, commissaire, demanda Malko froidement. Vous m’avez enfin innocenté définitivement ?

L’affreuse tronche de Nicoro s’assombrit encore.

— Hélas ! Non. Au contraire.

— Comment, au contraire ?

Bakari s’était rapproché et se tenait derrière Malko. Couderc revint avec Brigitte qui fonça sur Nicoro comme une frégate de guerre.

— Qu’est-ce qui se passe, commissaire ? Tu cherches encore des ennuis à mes amis ?

Du coup, elle retrouvait le bon vieux tutoiement colonialiste. Subjugué, le Noir sortit un papier de sa poche et le tendit à Brigitte :

— Ce n’est pas ma faute, fit-il d’une voix plaintive. On m’a apporté un témoignage sur cette affaire, très grave pour ces messieurs.

Malko lui arracha le papier et lut. Il sentit ses cheveux se dresser sur sa tête. D’une façon très circonstanciée le témoin racontait comment il avait vu Malko et Couderc abattre le chauffeur de taxi dans un chemin écarté du quartier hindou. Effrayé, il s’était caché pour ne pas subir le même sort. Malko sauta à la signature : Aristote Polidis.

— Evidemment, si c’était un Africain, dit doucement Nicoro, vous m’auriez encore accusé de machination. Mais un Blanc, hein !

Brigitte à son tour, lisait le papier.

— Et pourquoi votre témoin de la dernière heure ne parle-t-il que maintenant ? demanda Malko ironiquement.

— Il hésitait à compromettre un frère de race, répliqua Nicoro sans ciller. Mais il m’a dit que le souvenir de ce pauvre homme tué sous ses yeux l’empêchait de dormir et qu’il fallait que justice soit rendue…

Il y eut un énorme ricanement de Brigitte qui venait d’arriver à la signature.

Elle était verte de rage, Brigitte, et foudroyant Nicoro de ses yeux bleus :

— Ari-le-Tueur ? Il t’a dit ça ? Tu as dû mal entendre. Il pourrait dormir douze heures après avoir découpé sa mère en petits morceaux…

— Messieurs, fit Nicoro, vous êtes de nouveau en état d’arrestation.

Derrière le dos de Malko, Bakari avait tiré son colt et le balançait à bout de bras. Brigitte tenta de discuter.

— Tu vas pas les emmener, Nico ?

Le Noir se leva.

— C’est la loi, madame Brigitte. Le ministre les a inculpés ce matin. Maintenant, il y a un témoin, il faut qu’ils soient jugés.

— Mais c’est un faux témoin, Ari, une salope, hurla Brigitte.

— Le tribunal décidera, fit Nicoro, très digne. Mais le cas de ces messieurs s’est considérablement aggravé. Considérablement.

— Rendez-moi mon argent, dit Malko. Puisque je ne suis plus en liberté sous caution.

— Impossible. Vous êtes prisonnier et inculpé. Un inculpé ne peut pas avoir d’argent. Il va être versé en attendant à la caisse de la police. Si vous êtes acquitté, on vous le rendra, après avoir payé les frais du procès.

Les mains sur les hanches, la Belge éclata :

— Attends un peu, je vais aller voir le président Bukoko. Je vais lui dire ce que tu mijotes avec ton Grec. Il va m’écouter, moi.

Du bout de la crosse, Bakari poussa Malko. Résigné, celui-ci se leva.

Dix minutes plus tard, ils avaient retrouvé leur cellule tout confort. Mais, cette fois, c’était beaucoup plus sérieux. Malko avait compris la combinaison de Nicoro. Il ne pouvait pas le laisser acquitter. Aristote avait trouvé un moyen élégant de se débarrasser de la concurrence. Son témoignage aurait pu être exposé au musée du Faux. Un petit chef-d’œuvre… Si Brigitte ne parvenait pas à joindre le président, il y avait beaucoup de chance pour que la brillante carrière de Malko se terminât au parc des Sports de Bujumbura.

L’endroit favori pour les exécutions capitales.

Et Malko n’avait pas la moindre envie d’être enterré au Burundi. C’était vraiment trop loin de l’Autriche et de son château. Les mânes de ses ancêtres se retourneraient dans leurs tombes à l’idée que leur descendant reposait au cœur de l’Afrique Noire.

En vieil habitué de la Maison-Blanche, Couderc dormait déjà.

Malko, lui, n’arrivait pas à s’endormir.

Il avait beau tourner et retourner la situation dans sa tête, il ne voyait pas ce qu’il aurait pu faire d’autre. Même avec la complicité de Brigitte, s’enfuir de Bujumbura n’aurait pas été facile. Sans elle ils ne seraient jamais sortis de la ville. Or Brigitte, d’une part, n’était pas pressée, tenant à « amortir » Malko au maximum, et, d’autre part, croyait dur comme fer à l’intervention de son président.

Il laissa errer son regard sur le mur fissuré où plusieurs gros cafards cheminaient et soupira. C’était laid et triste, mais c’était encore la vie.

Le commissaire Nicoro arriva au Club des gentlemen sélectionnés un peu après 6 heures. Aristote était déjà là, enfoncé dans un grand fauteuil de cuir, un verre de J and B à la main, ses petits yeux bordés de rouge pétillant de joie.

L’œil unique de Nicoro lui rendit son sourire.

— Ça y est ? demanda Ari.

— Ça y est, monsieur Ari.

Nicoro attira à lui le fauteuil voisin et commanda son Fernet-Branca.

Ari-le-Tueur eut un froncement de sourcils :

— Pour la suite, je peux te faire confiance, damné macaque ?

C’était quand même dit gentiment.

D’ailleurs, Nicoro ne le prit pas mal.

— Comme si c’était vous m’sieur Ari.

— Bien.

Il y eut un long moment de silence. Ils étaient seuls dans le club. Le Grec termina son whisky et dit tranquillement :

— Alors, il n’y a plus qu’un petit détail à régler.

Nicoro eut un sale pressentiment, mais fit l’idiot :

— Quoi donc, m’sieur Ari ?

— Tu me les donnes quand les 40 000 dollars que tu as piqués ?

Cette fois le silence se prolongea. Nicoro réfléchissait. A aucun prix, il ne voulait abandonner l’argent à Ari. Mais il fallait gagner du temps.

— Ecoute, dit Aristote, nettement menaçant. J’ai remonté toute ta combine. Tu es un con. Tu m’en aurais parlé tout de suite, on faisait le coup ensemble et on partageait, fifty-fifty. Mais tu as besoin d’une leçon. En plus, tu as fait buter ma panthère pour rien. Estime-toi heureux que je ne te demande pas des dommages et intérêts.

Il se leva.

— Dépêche-toi de me donner ce fric. Je ne te le réclamerai pas une seconde fois.

— Je peux pas avant le procès, m’sieur Ari.

— Alors, démerde-toi pour le procès. Salut.

Sa lourde masse fit craquer le plancher et il claqua la porte derrière lui.

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