Chapitre XIII

Depuis deux mois, le capitaine Nbo se réveillait chaque matin un peu avant 6 heures. Habillé rapidement, il mettait la radio et la refermait rageusement, à 6 h 10. Puis il se rendormait jusqu’à 10 heures.

Ce jour-là, il ne se rendormit pas. Radio Bujumbura jouait enfin l’air tant attendu. Cela signifiait que les commandos royaux s’étaient emparés de la station de radio et marchaient sur la ville. Lui n’avait plus qu’à tenir sa place dans le plan : s’emparer du Palais présidentiel, neutraliser la police et libérer les détenus politiques.

Il vérifia le chargeur de son colt et descendit réveiller son subordonné qui n’avait pas eu les moyens de s’offrir un transistor, n’ayant pas été payé depuis six mois.

En une demi-heure, les deux officiers eurent rassemblé la centaine de fidèles parachutistes du putsch. Dans la cour de la caserne on leur fit une harangue messie d’emphase :

«Camarades, fit Nbo en swahéli, le régime de l’usurpation prend fin. Ce soir, notre M’Wami N’Taré…[10] Seigneur des vaches et des tambours, maître de la terre et des dieux, prince des cours d’eaux et des pâturages… sera dans son palais. Vos soldes seront augmentées et vous passerez tous au grade supérieur. Quant aux traîtres, ils seront impitoyablement châtiés. »

Le petit groupe se scinda en trois et les colonnes partirent dans les rues désertes de Bujumbura. Nbo s’était réservé l’occupation du palais et l’arrestation du commissaire Nicoro. Il le haïssait cordialement, car le policier était un Hutu et lui un Tutsi. Il avait bien l’intention de le mener illico au terrain de sports et de l’exécuter de la même façon que les chefs syndicalistes, en décembre dernier. Un proverbe tutsi disait qu’ « une vipère morte ne peut plus mordre »…

Pour Malko, la révolution commença par une engueulade monstre dans le couloir. Le gardien-chef refusait de livrer ses prisonniers au sergent « révolutionnaire » qui voulait les libérer.

Il fallut que l’autre lui en signât décharge après une palabre qui dura une heure. Le bruit d’une révolte s’était répandu, bien qu’il n’y ait pas eu un seul coup de feu tiré en ville, et une sourde rumeur agitait la Maison-Blanche. Les prisonniers s’interpellaient d’une cellule à l’autre, criaient, hurlaient des slogans.

Habillés, Malko et Couderc écoutaient, l’oreille collée à la porte, bien décidés à vendre chèrement leur vie, si Nicoro faisait un retour en force.

Il était 8 heures et Malko guettait le moindre bruit depuis l’aube.

Soudain, un type se mit à vociférer dans la prison. Couderc fit signe à Malko et écouta. Le discours se termina par un hurlement qui ébranla la Maison-Blanche. Couderc se tourna vers Malko, hilare !

— Ça y est, ils nous libèrent, au nom du gouvernement révolutionnaire.

Une clef tourna dans la serrure. Armé du trousseau du gardien-chef, un grand para ouvrait toutes les cellules. Un peu étourdis, Malko et Couderc se retrouvèrent dans le couloir. Soudain, un nègre d’une saleté repoussante, presque nu, le crâne rasé plein de croûtes, se jeta sur Malko et le serra dans ses bras à l’écraser : c’était un des parias de la cellule Huit que Malko avait nourri de ses restes, grâce à la générosité de Brigitte. L’autre lui devait vraisemblablement la vie.

Il eut beaucoup de mal à se défaire de son étreinte nauséabonde.

Un hurlement inhumain le fit sursauter. Il se renouvela et finit comme un cri de chat. Suivant la foule des prisonniers, Malko et Couderc arrivèrent au greffe. Le spectacle n’était pas beau.

Trois prisonniers avaient couché Bobo, le gardien-chef, sur la table et, à l’aide d’une vieille baïonnette rouillée, étaient en train de l’égorger. Le sang coulait à flot de la tête presque entièrement détachée du corps.

Plusieurs Noirs applaudirent et écartèrent les premiers rangs pour venir cracher sur l’agonisant, dont les yeux étaient révulsés.

— Filons, dit Malko, ça va se gâter.

C’était incroyable, mais le plan de Malko avait marché. Du moins, jusqu’à ce que les Républicains s’aperçoivent de la supercherie. Cela donnait quelques heures de répit pour quitter Bujumbura. Une fois passés les barrages autour de la ville, il n’y aurait plus de problèmes.

Le trousseau de clefs de Bobo était sur la table. Rapidement Malko et Couderc récupérèrent leurs affaires au greffe et s’éclipsèrent dans le tohu-bohu.

En face de la Maison-Blanche, il y avait un command-car avec une dizaine de soldats. Et à vingt mètres du command-car, dans une Buick neuve et décapotable, Ari-le-Tueur.

Son regard croisa celui de Malko ; il eut un sourire méchant. Venu pour l’exécution, il avait eu une mauvaise surprise. Mais, après tout, rien ne l’empêchait de mettre la main à la pâte. A côté de lui était assis un Noir avec qui il échangea quelques mots.

Ils descendirent de la voiture et se dirigèrent vers Malko et Couderc. Les bosses sous leurs vestes légères étaient plus éloquentes que de longs discours.

Précipitamment, Malko rentra dans la prison. C’était trop bête de se faire abattre maintenant. A travers la cohue, il retrouva le sergent qui avait libéré les prisonniers.

Celui-ci, reconnaissant Malko, lui assena une grande tape dans le dos.

— Y a bon bwana, hein !

— Il y a un ennemi du capitaine Nbo, dit gravement Malko. Là, dehors. Il te cherche pour te tuer.

Le Noir roula des yeux furieux :

— Pou’ me tuer ! C’est moi qui vais le tuer, ce chalaud.

Il arma sa mitraillette et fonça, suivi de Malko et de Couderc.

Aristote hésitait sur le seuil de la prison, devant la mêlée confuse des prisonniers libérés. Malko le désigna au sergent :

— C’est lui.

— Hé, le Blanc, viens un peu ici.

Vingt secondes plus tard, le Grec avait le canon de la mitraillette sur le ventre et, abreuvé d’injures, levait les bras. Tiré à l’intérieur, il se trouva nez à nez avec le cadavre égorgé du gardien-chef.

Ce n’était pas encourageant.

Discrètement, Malko et Couderc s’éclipsèrent.

— Allons chez Brigitte, proposa Malko. Elle doit nous attendre.

Ils partirent en courant. Les gens commençaient à se demander ce qui arrivait et de petits groupes entouraient les soldats.

La Chevrolet de Brigitte arriva en même temps qu’eux devant La Crémaillère. La Belge jaillit de la voiture et se jeta dans les bras de Malko.

— Bravo ! dit-il en essayant de respirer. Ça a marché.

Elle le tâta avec inquiétude.

— Ils ne t’ont rien fait au moins ?

— Non.

Ils entrèrent dans le restaurant désert.

— Tu ne veux pas te reposer un peu, proposa Brigitte, l’œil brillant.

Malko secoua la tête, soucieux.

— Trop dangereux. Il faut que nous partions tout de suite. Quand on va s’apercevoir de notre truc, je préfère être loin d’ici… Toi aussi, d’ailleurs.

Brigitte haussa les épaules.

— Moi, je ne risque rien. Marcel dira qu’il a été attaqué par des inconnus. Et puis, Bukoko m’aime bien. Ça se réglera avec une palabre. Je pourrais te cacher…

Malko comprit que s’il la décevait, elle risquait de se laisser aller à de fâcheuses extrémités. Et il avait une mission qui avait déjà deux semaines de retard. II eut une inspiration et prenant Brigitte par le bras, il l’entraîna à l’écart :

— Il me faut ta voiture pendant deux jours, souffla-t-il. C’est important. J’ai un lot de diamants à aller chercher, payés d’avance. Le plus beau sera pour toi. Durant mon absence, tu organiseras notre séjour ici.

Mais Brigitte se moquait des diamants :

— Tu reviens ? C’est sûr ?

— Sûr.

— Bien. Alors prends ma voiture.

C’était plus qu’il n’en fallait. En quelques minutes les détails matériels furent réglés.

Brigitte partit au garage la faire vérifier, acheter deux roues supplémentaires et des provisions.

Restés seuls, Malko et Couderc se regardèrent, inquiets :

— Espérons que Nicoro est mort maintenant, dit Malko, sinon ça va barder. Il va nous chercher immédiatement ici.

Couderc loucha sur le colt que Brigitte avait laissé sur la table.

— Le premier bougnoule que je vois, j’en fais de la chair à saucisses, dit-il sombrement.

Nicoro tenait tête au capitaine Nbo. Le commissaire n’était vêtu que d’un pantalon. Avec une haine indicible, il regardait le gros colt qui menaçait son estomac.

Nbo n’avait pas abattu le commissaire quand il lui avait ouvert et il avait eu tort. Maintenant, l’autre était en train de le retourner comme une crêpe.

— Tu es fou, Nbo, fit Nicoro, enjôleur, tu es un bon officier, mais tu as trop confiance dans les gens. On t’a fait marcher. Jamais le roi N’Taré n’osera remettre les pieds ici.

— Je te dis que la radio est entre nos mains, ricana Nbo, tu vas être jugé… La radio. Ecoute !

Nicoro alla chercher son transistor et le mit sur la longueur d’ondes de radio Bujumbura. Il n’obtint qu’une suite de grésillements.

— Alors ? Tu penses bien que si ton roi était là ils le diraient.

Nbo hésitait. Il ne pouvait pas savoir que le speaker, ligoté dans son fauteuil, attendait qu’on vienne le délivrer, et que les deux sentinelles continuaient leur sieste. Brigitte, en quittant la station, ne s’était pas souciée de mettre un autre disque.

Il sentait que quelque chose ne tournait pas rond. Heureusement, en Afrique, il y a la palabre qui fait gagner du temps…

— Je devrais t’exécuter, dit-il à Nicoro… Mais, je crois que tu es un honnête homme fourvoyé.

— Si tu comprends ton erreur, répondit le commissaire, je te nomme commandant en chef adjoint de l’Armée. Mais il faut que tu m’aides à mater la révolte…

La discussion dura une bonne heure. Enfin, le capitaine Nbo tendit son colt au commissaire.

L’autre le prit, lui tira immédiatement deux balles dans le ventre et fila s’habiller.

— La voilà !

Derrière les vitres, Malko guettait Brigitte. Il était 11 heures et il y avait en ville un remue-ménage qui ne lui disait rien qui vaille. Nbo, qui devait repasser à La Crémaillère, n’avait pas reparu et des coups de feu avaient éclaté dans le palais. Les meilleures choses ont une fin.

Il était temps de filer.

Dès que la Chevrolet stoppa devant le restaurant, Couderc et Malko descendirent. Celui-ci avait passé dans sa ceinture le colt volé à la sentinelle.

Brigitte eut tout juste le temps de donner les clefs à Malko ; il était déjà installé au volant. Elle lui jeta un regard lourd de reproches qu’il désarma d’un sourire.

— A après-demain, fit-il. Mets le Moët et Chandon au frais.

Il y avait, grosso-modo, une chance sur un million, pour qu’il remette jamais les pieds à Bujumbura ; ou alors, mort. Mais ce sont des choses qu’on ne peut pas dire à une femme amoureuse.

Cette fois, c’était vraiment un départ en catastrophe : pas de passeport, pas d’argent. La prochaine fois ils partiraient à pied.

Malko se sentait un peu coupable devant la gentillesse de la Belge. Mais il n’avait pas le choix. Il lui écrirait et la C.I.A. la dédommagerait largement… s’il s’en sortait.

Ils tournèrent autour de la place de l’Indépendance pour reprendre l’avenue de l’Uprona. Malko n’avait pas remarqué un gros camion Citroën P. 45 stationné dans l’avenue, qui démarra juste derrière eux. Trois Noirs se trouvaient dans la cabine. Le camion était vide et cachait sous son capot un moteur un peu trafiqué qui lui permettait d’atteindre 120 à l’heure.

Malko conduisait doucement. Maintenant, il faisait chaud et il y avait beaucoup d’animation. Il se faufila à travers les rues encombrées du village hindou pour rejoindre le bord du lac. Il n’avait pas le temps de donner le change en partant par le nord. Plus vite ils auraient quitté la ville, mieux cela vaudrait. Si Nicoro remettait la main sur eux, ils risquaient de rester très longtemps à Bujumbura…

Quand il vit l’eau calme du Tanganyika, il adressa au ciel une muette action de grâces. Le plus dur était à faire, mais ils étaient tirés des griffes du sinistre commissaire.

Un coup de klaxon impérieux le fit sursauter. Un gros camion le talonnait. La Chevrolet de Brigitte n’était pas une Ferrari et dépassait difficilement le 120. Aussi se rangea-t-il sagement sur le côté pour laisser passer le véhicule.

Le camion doubla dans un nuage de poussière. Malko aperçut vaguement les trois Noirs de la cabine, sans y prêter autrement attention. Il ralentit un peu pour ne pas rester dans le sillage de poussière. Il se sentait plus tranquille, mais soucieux. Qu’avait-il pu advenir des malheureux cosmonautes durant tout ce temps ? Et comment allaient-ils sortir du pays ? Il y avait peu de chance pour que la révolution tienne…

Dix kilomètres plus loin, la route goudronnée fit place à une large piste de latérite un peu gondolée, mais praticable. D’ailleurs la Chevrolet n’ayant plus d’amortisseurs…

Ils roulèrent deux heures sans histoire, précédés par le camion, à un kilomètre devant, dans un nuage de poussière rouge. Ils croisèrent un autobus bondé qui s’appelait «Charité», en route pour Bujumbura. L’aviation burundienne se composant de deux Dakotas et de trois broussards désarmés, il n’y avait pas de contre-attaque à craindre.

Couderc s’était assoupi et Malko avait du mal à garder les yeux ouverts. La chaleur était atroce. Les vitres fermées on crevait, et ouvertes, les poumons n’avalaient que de la poussière rouge enrichie de multiples bestioles.

La route quitta brusquement le bord marécageux du lac Tanganyika pour grimper le long d’une série de collines. La Chevrolet attaqua gaillardement la côte et, dix minutes plus tard, elle avait rattrapé le camion.

Celui-ci occupait paisiblement le milieu de la route. Malko klaxonna sans succès, avalant des tonnes de poussière.

Il allait renoncer et prendre du champ quand un bras noir sortit de la portière et lui fit signe de passer. En même temps le camion appuyait sur la droite.

Malko accéléra et aperçut une face noire et indifférente dans le rétroviseur du camion. L’avant de la Chevrolet arriva à la hauteur des roues avant du camion. La montée était encore très dure.

Brusquement, le lourd véhicule obliqua sur la gauche, coinçant la Chevrolet. Il y eut un bruit de tôles arrachées et Malko freina désespérément. Même Fangio n’aurait pu éviter la collision.

Le camion obliqua encore, poussant la voiture hors de la route. Malko dérapa sur du gravillon et sentit la Chevrolet lui échapper. La ridelle arrière du camion frappa le pavillon, faisant pivoter la voiture dont l’arrière s’engagea dans le ravin bordant la route.

Avec un horrible grincement, la Chevrolet bondit sur les pierres du ravin, tournoya, dévalant une pente semée de rochers et d’arbustes.

Comme des petits pois dans une boîte, Malko et Couderc rebondissaient d’un côté à l’autre de la voiture. Malko heurta violemment le pare-brise mais ne lâcha pas le volant. Il entendit Couderc crier. Dans sa course folle, la voiture arrachait les buissons et projetait des pierres énormes.

Enfin elle s’immobilisa avec un bruit de tonnerre contre un gros rocher, complètement désarticulée.

Malko rampa, tirant Couderc évanoui, puis parvint à se mettre debout. Des lueurs dansaient devant ses yeux et il avait l’impression qu’il allait perdre connaissance.

Dans un brouillard, il aperçut trois silhouettes debout sur le talus, à une centaine de mètres au-dessus de lui. L’une d’elles tenait ce qui lui parût être un fusil. Au même moment une détonation claqua et une balle s’enfonça avec un bruit mat dans la caisse de la Chevrolet désarticulée.

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