Chapitre XVI

La Land Rover cahotait sur la latérite défoncée par des infiltrations. Ann était au volant, avec, à côté d’elle, le Noir qui les menait au rendez-vous.

Derrière, à côté de Basilio, Malko veillait, la carabine américaine en travers des genoux, et une poignée de chargeurs dans sa veste de toile.

Cela ne servirait à rien s’ils tombaient dans une embuscade. Ils seraient percés de flèches et de décharges de fusils « pou-pou »[12] avant d’avoir eu le temps de faire «ouf».

Les phares éclairaient une sorte de savane faite de buissons épineux, d’arbres rabougris et de hautes herbes. La nuit était tombée depuis deux heures déjà. Autour d’eux, c’était l’obscurité totale.

Ann interrogea le Noir qui leur servait de guide :

— C’est encore loin ?

— Très prochement près. Presque adjacent, répondit-il dans son étonnant français tropical.

« Ce n’est pas trop tôt », pensa Malko.

Cinq jours qu’ils roulaient ! Heureusement, ils avaient pu se ravitailler en essence dans des villages, à même des fûts. C’était la seule trace de civilisation. Depuis les révolutions successives, cette région retournait tout doucement à la sauvagerie. Même Bujumbura paraissait civilisé à côté de ces villages où la cuvette d’émail portée sur la tête remplaçait le sac à main.

Des bandes armées venues du Congo et du Katanga écumaient des pistes importantes. L’administration centrale ne mettait plus les pieds dans ces villages éloignés. C’était trop dangereux.

Malko était en admiration devant la patience d’Ann. Depuis qu’ils étaient parvenus dans la zone approximative où étaient tombés les cosmonautes, elle interrogeait chaque Noir rencontré au détour de la piste, engageait d’interminables palabres.

Etant donné l’imprécision africaine et le goût des Noirs pour l’affabulation, c’était chercher une aiguille dans une botte de foin. Ils retournaient sur leurs pas, tournaient en rond, interrogeaient dix fois les mêmes personnes. Alléchés par la perspective d’une prime, les Noirs auraient raconté n’importe quoi. Ils étaient peut-être à 1 kilomètre de leur but, mais il aurait fallu se déplacer à pied.

Malko avait l’impression d’être là depuis six mois, de tourner sans fin dans cet enfer vert sans points de repères. Enfin, ils avaient rencontré un Noir un peu plus évolué, qui avait compris qu’ils cherchaient deux Blancs tombés du ciel. Il leur avait demandé une journée et, finalement, avait juré qu’il les conduisait aux gens qui savaient où se trouvaient ces Blancs. Cela pouvait évidemment être un guet-apens. Mais il n’était pas permis de négliger cette piste.

Soudain une cabane apparut en retrait de la route. Quatre piliers de bambou avec des feuillages.

— C’est là, fit le Noir. Eteignez la lumière.

Malko sursauta. Ann avait stoppé.

— Non. Je veux voir ce qui se passe.

Le Noir haussa les épaules.

— Comme vous voudrez, bwana. Alors, cornez.

Ann actionna l’avertisseur plusieurs fois. Le son se répercutait à l’infini. Malko pensait à l’ironie de cette voiture klaxonnant en pleine brousse africaine. Cela avait quelque chose de surréaliste.

Soudain, deux Noirs apparurent dans la lumière des phares. Ils étaient nus, à l’exception d’un pagne. Chacun balançait un lourd gourdin.

Au même instant, quelque chose bougea dans le noir, près de la cabane. Des silhouettes indistinctes. Ann braqua le phare orientable. Ils étaient trois ; l’un d’eux portait un fusil mitrailleur F.A.L. en bandoulière. Quand la lumière les frappa. Ils s’immobilisèrent, comme des insectes paralysés.

Malko appuya brusquement le canon de la carabine sur la nuque du Noir.

— Dites à vos amis qu’au premier geste suspect la première balle est pour vous. Et il y en aura d’autres pour eux.

Le Noir se mit à trembler. Ses grosses lèvres étaient toutes sèches. Ce Blanc qui ne le tutoyait pas lui faisait peur.

— Pas de blague, bwana, pas de blague, murmura-t-il. Eux pas méchants, peur seulement.

— Pourquoi sont-ils si nombreux ?

— Pour faire honneur, c’est escorte du fétiche.

Au même instant, Ann poussa un petit cri. A droite de la route, à 5 mètres de la Land Rover, deux Noirs immobiles armés de lances, venaient d’apparaître.

— C’est une embuscade, dit Malko.

Le moteur de la Land Rover tournait. C’était tentant de foncer dans le tas. Mais où menait cette piste ?

Ils pouvaient très bien tomber dans un piège à éléphants ou un cul-de-sac.

— Attends, dit Ann, je ne crois pas qu’ils nous veuillent du mal.

Au même instant une silhouette majestueuse apparut sur la piste : un Noir de haute taille vêtu d’une façon extraordinaire. Ses reins étaient ceints d’une peau de léopard, et il portait une étonnante coiffure de raphia, de perles multicolores et de plumes de perroquet. Avec, en sautoir, une paire de lunettes de soleil «Raybann» de l’armée américaine. Tout son visage était strié de raies blanches.

Il s’avançait vers la voiture, une lance dans la main droite et un sac de peau dans la gauche.

— C’est le féticheur, murmura Ann. Il vient pour la palabre. Pour le moment, nous ne risquons rien.

L’homme s’avança sur le côté droit et échangea un signe de tête avec Basilio. Puis il attendit en silence.

Ann parla la première en swahéli. Le féticheur répondit. Pendant plusieurs minutes, le dialogue se poursuivit, incompréhensible pour Malko. Quand Ann parlait le dialecte, c’était un autre personnage, qui lui échappait complètement. Enfin, elle se tourna vers lui.

— Je crois que nous y sommes. Il raconte qu’il y a quelques temps, deux Blancs sont tombés du ciel, près des pêcheurs de son village.

— Où sont-ils ?

Elle eut un geste d’apaisement.

— Attends. Nous sommes en Afrique. Il ne faut pas le brusquer. Faire parler un nègre c’est aussi difficile que de vendre des baignoires dans une ville sans eau courante.

— Qui est-ce, lui ?

— Un féticheur, un sorcier, si tu veux. Important. Parce qu’à la première révolution, les troupes gouvernementales ont jeté au feu tous les petits sorciers sans importance. Pour raffermir l’autorité du pouvoir central.

La palabre reprit, Ann descendit de voiture et s’accroupit sur la route, en face du sorcier. Malko descendit aussi, la carabine à la main. Il se plaça en face du groupe des Noirs dans la lumière des phares, réprimant un rire nerveux : si les bureaucrates de la C.I.A. avaient pu assister à la scène, cela aurait justifié les notes de frais les plus fabuleuses… Enfin, il touchait au but… Avec un peu de chance, dans quelques heures les deux Américains seraient sauvés.

Ann se tourna vers Malko.

— Il demande pourquoi tu veux ces deux Blancs ?

— Dis-lui que ce sont mes amis.

Elle traduisit. Impassible, le sorcier aboya une phrase courte.

— Combien veux-tu donner ? demanda Ann, entrant dans le jeu.

Malko décida de frapper un grand coup. On se débrouillerait après. D’abord, savoir où ils étaient.

— Je peux donner 5000 dollars par homme, dit-il.

Ann traduisit.

Il y eut un long moment de silence. Puis le sorcier se tourna vers les autres Noirs et les harangua d’une voix furieuse. Ensuite, il reparla à la jeune femme :

— Il demande, si tu es vraiment prêt à donner cette somme ?

— Bien sûr, fit Malko un peu agacé par ce marchandage.

C’était quand même incroyable qu’en plein XXe siècle, il soit en train d’acheter la liberté de deux Blancs, au cœur de l’Afrique. Mais, seuls, ils auraient pu chercher des semaines dans cette jungle inextricable…

Le sorcier écarquillait les yeux, guettant la réponse de Malko, ce qui lui donnait l’air d’un hibou. Brusquement, il les rétrécit, les fermant presque, et une larme coula au bord de sa paupière.

C’était tellement imprévu que Malko faillit éclater de rire.

— Qu’est-ce qu’il lui prend ? demanda-t-il.

Il n’avait pas remarqué la pâleur subite d’Ann. Elle bredouilla :

Il dit que c’est dommage que nous ne l’ayons pas trouvé plus tôt.

— Pourquoi ?

Ann ne répondit pas tout de suite, détournant la tête. Brusquement, Malko fut pris d’un affreux pressentiment.

— Ils les ont tués !

Le sorcier, la tête penchée, pleurnichait.

Malko avait une furieuse envie de faire un carton sur ces larmes de crocodile. Avoir couru tous ces dangers pour trouver deux cadavres !

— Où sont les corps ? demanda-t-il. Comment sont- ils morts ?

Peut-être, après tout, qu’ils avaient été blessés au cours du retour sur terre.

Ann ne répondit pas. Brusquement Malko s’énerva :

— Mais enfin, parle ! Qu’y a-t-il ?

— Ils les ont mangés, murmura Ann.

— Quoi ?

Malko s’était dressé, la carabine à la hanche. Le sorcier fit un brusque saut en arrière.

— Ce n’est pas vrai, dit Malko. Ils veulent nous faire peur pour avoir une rançon plus forte.

Ann secoua la tête tristement, et répéta :

— C’est vrai. Ce sont des sauvages, tu sais.

Le monde basculait autour de Malko. Mangés ! C’était insensé, incroyable, anachronique. Sa raison se refusait à l’admettre. Toutes les histoires horribles qu’on avait racontées durant la révolution congolaise lui revenaient en mémoire. Là aussi, il y avait eu de nombreux cas de cannibalisme. Il fut submergé par une vague de dégoût. Et c’étaient ces Noirs bien polis qui se tenaient sagement autour de lui qui avaient commis cette horreur !

— Pourquoi ont-ils fait cela ? parvint-il à articuler.

— Il paraît qu’un des hommes s’est noyé dans le lac. L’autre est resté plusieurs jours dans le village.

Elle baissa la voix.

— Ils l’ont tué parce qu’il voulait partir. Après, ils ont voulu préparer un fétiche le N’samu, qui permet aux sorciers de marcher dans les airs. Parce que ces Blancs étaient tombés du ciel. Pour cela, il faut un certain os du crâne et un doigt. Ensuite, ils ont mangé les corps parce qu’ils avaient faim. Il n’y a presque plus d’animaux sauvages par ici.

Incrédule, Malko dévisageait le sorcier avec une horreur grandissante. Il n’arrivait pas encore à y croire.

— Pourquoi pleure-t-il ?

Elle chuchota presque :

— A cause des 10 000 dollars. Il ne pensait pas qu’ils valaient si cher. S’il avait su…

« S’il avait su ! » Malko mourait d’envie de loger une balle dans la tête du sorcier. Sans Ann, il l’aurait fait.

— C’est ignoble, murmura-t-il. Ignoble.

Il restait là, sans pouvoir rien faire, tétanisé par l’atroce découverte, sans parvenir à réaliser. Il se secoua :

— Leurs affaires ? Les papiers, les vêtements ?

Ils ont tout brûlé, dit Ann. Après ils ont eu peur.

Soudain, le regard de Malko tomba sur le sac posé à côté du sorcier.

Et ça, qu’est-ce que c’est ?

Ann détourna brusquement la tête et étouffa un sanglot :

— Je… oh, Malko !

Il posa la carabine et défit le lacet du sac de cuir, libérant une bouffée de puanteur. Surmontant son dégoût, il en sortit une boule enveloppée d’un linge brunâtre qu’il écarta.

Marbré et à demi décomposé, c’était un crâne humain. Avec encore des débris de cheveux blonds.

Ann sanglotait la tête dans les mains. Comme un somnambule, Malko referma le sac et reprit la carabine. Il était blême.

Imperméable à toute morale et à tout reproche, le sorcier regardait la scène. Il y eut un long moment de silence. Pour la première fois depuis qu’il faisait ce métier, Malko était dépassé par les événements. Que dire et que faire dans cet autre univers ? Se battre ? Expliquer ?

La tête lui tournait. Il dit d’une voix lasse :

— Explique-leur que, derrière moi, il y a beaucoup d’hommes. Que s’ils touchent encore à un Blanc, ils seront tous massacrés ; sans pitié.

Ann traduisit. Le sorcier guettait Malko du coin de l’œil, un peu rassuré.

— Je veux voir l’endroit où sont tombés les deux hommes, dit Malko.

Au moins, aller jusqu’au bout de sa mission.

Le sorcier approuva vigoureusement, et se relança dans la palabre, trop heureux. Il avait beau être entouré d’hommes armés, il craignait des représailles.

— On ne peut pas y aller ce soir, dit Ann. Si nous voulons, demain il nous conduira à son village. Rendez-vous ici, dès le lever du soleil.

— Dis-lui que s’il nous arrive quoi que ce soit, son village sera rasé, dit Malko.

Ann eut un triste sourire.

— Nous n’avons plus rien à craindre. Il a compris qu’un Blanc vaut plus cher vivant que mort.

Le sorcier s’inclina et repartit d’un pas souple sur la piste, laissant le sac de peau aux pieds de Malko. Les Noirs de son escorte le suivirent et en quelques secondes ils eurent disparu dans l’obscurité.

Basilio remonta dans la Land Rover. Ann fit demi-tour et ils repartirent en silence. Le sac contenant la tête posé sur la banquette arrière près de Malko.

Ils retrouvèrent leur campement avec plaisir. Rien n’avait bougé. En silence, Malko et Ann s’allongèrent sur leurs lits Picot, à l’abri sous la tente.

Les yeux ouverts, Malko laissait vagabonder son esprit. Tous ces risques, toutes ces morts pour la tête racornie d’un homme. Et David Wise qui attendait dans son bureau climatisé de Washington qu’on lui ramène ses deux brebis égarées ! Il avait dû envisager toutes les hypothèses, sauf celle-là.

Décidément, il haïssait l’Afrique. Sauf Ann. Sans elle, il serait probablement mort dans la jungle. C’était une fille formidable.

Elle était étendue sur le lit jumeau. Le photophore les éclairait tous les deux faiblement.

— A quoi penses-tu ? demanda-t-elle ?

— A eux.

Il appréciait sa discrétion. Ann ne lui avait plus posé aucune question sur la provenance des deux hommes qu’ils recherchaient.

Brusquement il s’aperçut qu’il avait envie de la garder près de lui. C’était la première fois qu’il rencontrait une femme à la fois équilibrée, désirable et efficace. A Ann, il pourrait tout dire, elle serait toujours à ses côtés.

— Viens avec moi, dit-il soudain. Nous partirons ensemble.

— Je t’accompagnerai jusqu’au terrain, sinon tu ne trouverais pas. Puis je repartirai chez moi.

— C’est idiot.

— Il faudrait d’abord me racheter à mon père, dit Ann en souriant.

— Combien ?

— Oh, pour moi qui ai déjà servi, ce ne serait pas cher : une vache, deux moutons, dix cuvettes d’émail, des boubous et des pagnes.

Il sauta de son lit et rejoignit Ann, qu’il prit dans ses bras.

— Ce n’est pas cher. Je suis d’accord.

— Je t’encombrerais, après.

Ils restèrent un long moment dans les bras l’un de l’autre à écouter les mille bruits de la nuit II n’y a rien de plus bruyant que la forêt tropicale. Ils n’avaient pas envie de faire l’amour. La tête dans le sac était sous le lit de Malko. A cause des cheveux, il savait que c’était Keenie.

On se serait cru en Suisse dans ces collines verdoyantes. Une Suisse avec des crocodiles et des arbres géants. Et sans autoroute. Depuis la cabane du rendez-vous, ils roulaient sur une piste boueuse, défoncée par les premières pluies. La Land Rover avançait en crabe, les quatre roues crabotées à cinq à l’heure. Plus vite, on patinait et c’était le fossé. C’est-à-dire le retour à pied. Par endroits, des termitières énormes envahissaient la piste.

Les mains accrochées au volant rendu glissant par la sueur et l’humidité, Malko luttait. Si on lâchait une seconde, c’était le poignet cassé. Le messager de la tribu, un minuscule Mosso s’était casé à l’arrière, à côté de Basilio, qui lui jetait de temps en temps un coup d’œil menaçant. Il arrivait tout juste à la ceinture du Tutsi. On comprenait pourquoi, de temps en temps, les Hutus s’amusaient à scier à la hauteur des tibias des Tutsis isolés.

Ils avaient des complexes.

— Regardez !

A travers le rideau des arbres, Ann venait d’apercevoir l’étendue verte du lac Tanganyika.

Elle échangea quelques mots avec le Hutu et annonça :

— Nous arrivons. Le village est au bord du lac.

Effectivement, la piste se transformait en un toboggan boueux plongeant à pic vers l’eau calme et dangereuse. On aurait dit une piste de saut pour ski en Norvège.

Le moteur hurla. Malko rétrogradait en première. En dépit de la manœuvre, la Land Rover accéléra encore. Ann tira le frein à main. Il aurait fallu une ancre.

L’eau se rapprochait. La Land Rover s’était transformée en luge. Au bout, il y avait l’eau verte du Tanganyika avec ses crocodiles. Le Hutu poussa un cri et sauta sur le côté, heurtant au passage le tronc d’un gros manguier.

Il restait 20 mètres avant la rive.

— Ann, sautez, cria Malko.

Elle hurla pour couvrir le moteur :

— Non.

Tanguant comme un bateau ivre, la Land Rover arrivait à la berge. La piste tournait à gauche, s’élargissant en une sorte de place.

Malko braqua à gauche. La Land Rover continua comme si de rien n’était. Puis tourbillonna brusquement, effectuant un tête-à-queue parfait. Le sol n’étant plus en déclivité, les roues avaient mordu. La force centrifuge projeta Ann sur Malko, qui reçut la tête de la jeune femme dans l’estomac. Quant à Basilio, il disparut à l’horizontale en direction des arbres…

Ils étaient arrivés. C’était la place du village. Couvert de boue rougeâtre, le Hutu sauteur rejoignit Malko, coupa le moteur.

Le féticheur était là. Il n’avait plus sa coiffure en plumes de perroquet mais portait toujours son pagne en peau de panthère. Trois autres Hutus étaient assis à croupetons près de lui. Il salua les arrivants et leur fit signe de s’asseoir sur un tronc tenant lieu de banc. Le village était petit. Une vingtaine de cases misérables, en bois, en feuilles et en boue rouge séchée. La plus grande devait appartenir au féticheur. Un masque de terre cuite était accroché au-dessus de l’ouverture ovale. Ce qu’on appelait dans les villages évolués «la paillote culturelle». Malko avait surmonté son dégoût pour venir. Il devait s’assurer qu’aucune trace du satellite ne subsistait.

Très mondain, le sorcier aboya un ordre et un petit négrillon arriva avec un broc contenant du café. On le servit dans des calebasses en cocotier. Puis, sérieux comme un pape, le Noir versa quelques gouttes d’une fiole tirée de sa poche dans son café et fit passer à la ronde. Quand elle arriva à Malko, il eut un haut-le-corps : c’était du liniment Sloan. Ann précisa :

— C’est leur pousse-café. Ils adorent ça.

Même sans liniment, le café était à faire vomir. Malko grignota quelques graines de kapoquier pour se donner une contenance, regardant autour de lui. C’est ici qu’étaient morts Keeney Nasser et Frédéric Ayer. Mangés ! Incroyable ! L’œil bovin, quelques femmes et des vieillards regardaient les étrangers du seuil des cases. Fait étonnant, on ne voyait aucun enfant.

Malko en avait assez.

— Demande-lui de nous montrer l’endroit où sont tombés nos amis, dit-il.

Ann transmit et le sorcier se leva. En file indienne, ils partirent vers le bord du lac. Il y avait une sorte d’embarcadère en bois avec une demi-douzaine de pirogues. Le sorcier s’arrêta et désigna un point du lac à 500 mètres du bord…

— C’est là, traduisit Ann.

Malko regardait de tous ses yeux. L’eau verte était immobile. Pas une ride. Mais la berge marécageuse grouillait de crocodiles.

— Je pourrais aller là-bas ? demanda-t-il.

C’était idiot. Il ne pouvait pas plonger, mais c’était plus fort que lui. De plus ces pirogues semblaient abominablement instables.

Le sorcier à qui la question avait été traduite, fit signe à deux Noirs.

— Restez là, Ann, dit Malko. Inutile de vous faire courir des risques inutiles.

Mais la jeune femme avait déjà embarqué.

— Ne dites pas de bêtises. Comment leur parleriez-vous ?

A genoux au milieu de la pirogue, Malko et Ann regardaient en silence les deux pagayeurs. Le sorcier était assis à l’avant. Soudain, il émit un son guttural et les Noirs cessèrent de pagayer.

— C’est là, à peu près, dit Ann.

— Est-ce profond ?

Ann traduisit et le sorcier hocha la tête.

— Il dit que le lac est très profond, tout de suite. On n’a jamais vu le fond parce qu’il y a beaucoup de vase. Et personne ne plonge, car ils pensent que le lac est hanté par des esprits. Il paraît que l’engin des deux hommes a disparu très vite. C’est pour cela qu’un d’eux s’est noyé.

— Bon, rentrons.

Le satellite resterait jusqu’à la fin des temps au fond du lac Tanganyika, protégé par les esprits. Les films ultra-secrets des installations chinoises étaient en sûreté. Le Tanganyika, 600 kilomètres de long, avait jusqu’à 1500 mètres de profondeur…

Ils revinrent en silence au village.

Malko regardait le sorcier avec une furieuse envie de lui flanquer un énorme coup de pied dans le ventre.

— Partons, dit-il. Cet endroit me dégoûte.

Ann donnait déjà des ordres pour qu’on tire la Land Rover. Maintenant, il sortait des Noirs de tous les coins, riant et criant. Ils attachèrent une corde au pare-chocs et entreprirent de haler le véhicule sur la pente. Ann était au volant et les autres grimpaient pratiquement la pente boueuse à quatre pattes. Ils croisèrent un nègre albinos, aveugle, traîné par un enfant. Un syphilitique héréditaire, mascotte du village.

Enfin, ils atteignirent le haut de la pente. Les Noirs les regardèrent partir, sans la moindre expression. Malko se retourna une dernière fois vers le lac. Cette eau verte et calme lui faisait horreur.

La piste était déserte. Ils roulèrent cinq heures avant de retrouver leur campement. Fourbus, Malko et Ann s’affalèrent sur les lits Picot. La nuit tombait.

— Et maintenant ? demanda Ann doucement.

— Maintenant… il n’y a plus qu’à rentrer.

Malko se dressa sur son séant et sourit à Ann.

— Tu sais que ta tête est mise à prix ? lui dit-elle. Et que toute l’armée burundienne te recherche ? Ils sont quand même 800 au moins… Les grand-routes sont certainement surveillées.

— Notre seule chance, dit Malko, c’est le Congo. Mon rendez-vous avec Allan. Sinon, tu n’as plus qu’à m’offrir un arpent de terre à défricher…

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