Chapitre VIII

Malko reprit connaissance avec un horrible mal au crâne. Il était étendu par terre, en plein air, dans du gazon.

Il faisait jour, mais il devait être très tôt car le soleil était encore sur l’horizon vers le lac Tanganyika. Sa montre était arrêtée à 10h40. Surpris de ne pas être attaché, il se leva à grand-peine. La tête lui tournait et son costume était froissé, plein de taches et de poussière, comme s’il avait été traîné par terre. Au-dessus de son oreille gauche, il avait une plaque de sang séché.

Les yeux complètement ouverts, il essaya de deviner où il était. C’était un jardin tropical, avec des jeunes manguiers, quelques cocotiers, des flamboyants, le tout très bien entretenu. Une seule particularité étrange : sur trois côtés d’environ 100 mètres chacun, courait un fin mais solide grillage de près de 5 mètres de haut, un peu comme un court de tennis. Une haie de flamboyants et d’orchidées délimitait le quatrième côté du jardin.

Titubant, il s’approcha de la clôture. Elle était fixée solidement par des crampons profondément enfoncés dans le sol et des poteaux de métal léger plantés dans un socle de ciment. Inébranlables.

Le jardin pouvait avoir un hectare. Malko se sentit pris d’une vague inquiétude. Ce décor paradisiaque ne lui disait rien qui vaille. On ne l’avait pas assommé pour l’amener à la campagne. A part les grincements des innombrables insectes tropicaux, il n’y avait aucun bruit. Un oiseau-mouche fondit comme un minuscule hélicoptère bariolé sur une orchidée et resta immobile, ses ailes diaphanes battant l’air à toute vitesse et son long bec plongé dans la fleur, tel l’avant d’un chasseur supersonique.

Pas une maison en vue. Le Paradis terrestre. La chaleur n’était pas encore assez forte pour incommoder et au loin, le soleil se reflétait dans les eaux vertes du lac Tanganyika. Malko en déduisît qu’il se trouvait dans le district élégant de Bujumbura, sur les collines. Intrigué et inquiet, il s’avança vers la haie de flamboyants, qui paraissait être la seule issue.

Encore à demi assommé, il titubait. Dès qu’il effleurait le côté gauche de sa tête, il ressentait une névralgie fulgurante.

Il se sentait étrangement incongru dans son élégant costume de ville, au milieu de cette mini-forêt tropicale.

Soudain, au moment où il allait écarter un flamboyant, un bruit l’immobilisa. Cela venait de l’autre côté de la haie. Et bien qu’il n’eût pas une grande expérience de l’Afrique, il reconnut immédiatement le feulement d’un fauve.

Quelque chose se glaça dans son estomac, mais, dominant sa peur, il se força à écarter les branchages. Il resta en arrêt, le cœur sur les lèvres.

Derrière la haie, il y avait aussi un grillage, mais une sorte de clairière sablonneuse d’une dizaine de mètres de profondeur le séparait de la haie.

Au milieu, une forme claire était étendue. Une femme. Et, assise comme un énorme chat sur le corps immobile, une panthère, dont la longue queue balayait le sol. Son museau était enfoui dans la nuque de la femme qui n’était plus qu’une plaie. Une large tache de sang avait coloré le sable. Les épaules étaient lacérées par les terribles griffes.

Malko devina plus qu’il ne reconnut les traits de Jill. Elle avait dû être tuée depuis plusieurs heures déjà, car des mouches voletaient autour de son visage. D’un coup de mâchoires la bête lui avait brisé le cou, net.

Avec l’une de ses pattes de devant, la panthère retourna le corps. Maintenant, elle flairait le sang avec volupté. Elle enfonça ses crocs dans la gorge, enlevant un morceau de chair : Malko se détourna et vomit, sans pouvoir se retenir. Surprise par le bruit, la panthère leva la tête. Leurs regards se croisèrent : elle avait d’immenses yeux bleus, presque sans blanc.

Avec souplesse, elle fit un bond en arrière, s’éloignant de Jill. Malko était paralysé de terreur. C’était une panthère adulte qui devait peser 100 kilos. D’un seul coup de patte, elle pouvait le tuer. Maintenant qu’elle avait senti l’odeur du sang, elle n’hésiterait pas à attaquer.

Déjà, elle faisait le tour de sa proie, posant avec précaution les pattes sur le sol, se dirigeant droit sur Malko.

Voilà pourquoi on l’avait enfermé dans ce faux paradis terrestre ! C’était plus sûr qu’une balle et cela faisait moins d’histoires. Une fois que son corps serait bien déchiqueté, rien ne serait plus facile que d’expliquer l’accident.

Sur la quatrième face du grillage, il y avait bien une porte, mais la panthère montait la garde. Comme si elle avait senti qu’il pouvait s’échapper par-là.

Malko se sentit terriblement amer en pensant qu’il allait mourir à cause d’une erreur. Il n’était pas trafiquant de diamants et sa mort ne servirait que des gens très éloignés des affaires d’Aristote.

Mais ce n’étaient pas des arguments à offrir à une panthère adulte et affamée.

Maintenant, elle avançait vers lui, très lentement, marchant un peu comme un crabe, tournant sa tête dans l’axe du cou, pour ne pas le perdre de vue.

Il recula.

En un coup d’œil rapide, il chercha un refuge. Il y avait bien quelques arbres, mais la panthère y grimperait certainement mieux que lui.

A tout hasard, il ramassa une grosse pierre. Il y avait une chance sur mille de l’assommer. Désespérément, il essayait de se rappeler ce qu’on lui avait appris à l’Ecole de survie de la C.I.A. de San Antonio, Texas. Les instructeurs enseignaient la façon de se nourrir de serpents ou de lézards mais ne donnaient pas de recette pour étrangler une panthère à main nue.

Il n’y avait plus que 10 mètres entre eux. Malko pouvait voir qu’elle n’avait qu’une oreille, l’autre ayant été déchiquetée dans un combat, sans doute.

Sa chemise était trempée de sueur. Il se retourna. Le grillage était à 5 mètres derrière lui. A droite et à gauche, un espace découvert, sans aucune protection. Effrayés par le fauve, les oiseaux avaient fui.

Le ciel était impeccablement bleu. Toute la scène évoquait un cauchemar surréaliste à la Salvador Dali. Il aurait donné cher pour avoir les ailes de l’oiseau-mouche.

Brusquement son dos heurta le grillage.

C’était fini.

Comme pour jouir de son triomphe, la panthère s’immobilisa un instant, en biais, les yeux toujours fixés sur Malko. La longue queue battait le sol plus vite.

Elle se tassa sur elle-même, les muscles de l’arrière- train se contractant pour bondir.

Il restait à Malko quelques secondes à vivre. Des milliers de choses passèrent dans sa tête : son château, Marisa, les nombreuses fois où il avait frôlé la mort. Mais jamais il n’aurait imaginé quelque chose d’aussi horrible…

Il brandit la pierre dans sa main droite et la lança brusquement.

Elle frappa l’animal à l’épaule. La panthère fit un bond de côté et feula furieusement. Elle recula de plusieurs mètres et, une seconde, Malko se crut sauvé.

L’instant suivant, le fauve se lançait en avant. Il vit l’éclair tacheté foncer sur lui et il hurla, les mains protégeant sa gorge, instinctivement.

Il y eut un fracas terrible derrière lui, de l’autre côté du grillage. Dans un effort désespéré, Malko parvint à se jeter sur le côté. Il sentit l’odeur de la bête et glissa par terre.

En même temps, son cerveau enregistra le bruit d’une série de coups de feu.

Comme dans un rêve, il vit la panthère, en tas, au pied du grillage, griffant furieusement le sol, feulant et bavant. D’autres coups de feu éclatèrent, presque contre son oreille. Assourdi par les détonations, Malko roula sur lui-m

ême pour s’éloigner du fauve.

La panthère fit encore un bond terrible, tentant d’escalader le grillage. Pendant une seconde, elle demeura suspendue à 2 mètres du sol, rugissant, la gueule grande ouverte, puis retomba d’un coup.

Agitée de soubresauts, elle agonisait, de la bave mêlée de sang à la gueule.

Malko mit plusieurs minutes à se remettre sur pied. Il tremblait convulsivement des pieds à la tête, appuyé au grillage, et tentait de reprendre sa respiration. Il se retourna. A un mètre du grillage commençait un épais rideau de végétation. Personne en vue. Il n’avait même pas eu le temps de voir celui ou ceux qui l’avaient sauvé. Il appela. Pas de réponse.

Il était trop fatigué pour résoudre ce nouveau mystère. Il savait qui voulait le tuer, mais ignorait la présence d’un allié à Bujumbura. A moins que la C.I.A. ne se soit lancée dans le miracle. Il n’avait plus qu’une idée fixe : sortir de là, à tout prix.

Devant le corps de Jill, il n’eut pas le courage de s’arrêter. Il traversa le sinistre enclos et arriva devant la porte. Elle n’était pas fermée à clef. Il l’ouvrit et se trouva sur un sentier.

Dans leur vieille 403, les inspecteurs Bakari et M’Polo rechargeaient leurs armes. Heureusement qu’un colt 45, ça tire de petits obus…

Bakari était plutôt inquiet. Certes, Nicoro lui avait ordonné de veiller à ce qu’il n’arrive rien à ce type, mais la panthère appartenait à M. Ari et celui-ci ne serait certainement pas content qu’ils la lui aient tuée… Plongés dans leurs sombres pensées, ils redescendirent en ville et allèrent droit au commissariat.

Bakari entra en tremblant dans le bureau du commissaire et fit le récit des événements. Nicoro l’écouta, les yeux dans le vague. Depuis la veille au soir, il savait que cela finirait comme ça. Mais, pour éviter un éclat avec Ari, il fallait faire vite. Et que ce damné Autrichien réagisse comme prévu.

— Est-ce qu’il vous a vus ? demanda-t-il.

— Non, bwana.

— Bien. Retournez au garage et ne bougez plus. Si le Grec vous demande quoi que ce soit, vous ne savez rien.

Bakari fila sans demander son reste. Toute cette histoire ne lui disait rien qui vaille. Il rejoignit M’Polo dans la 403 et ils démarrèrent sur les chapeaux de roue.

Malko arriva chez Couderc à 10 heures du matin. Il avait dû marcher près de 2 kilomètres avant d’être ramassé par un autobus qui allait au marché. Les Noirs s’étaient serrés sans rien dire, regardant curieusement ce Blanc sale et hâve qui n’avait pas de voiture. Prudemment, Malko s’était fait déposer à l’entrée du Bujumbura. Il ne tenait pas à revenir à l’hôtel. Du moins, tant qu’il ne serait pas prêt à partir.

Michel Couderc poussa un cri en le voyant.

— Qu’est-ce qui vous est arrivé ?

Il le lui expliqua pendant qu’il nettoyait sa blessure. Sans donner trop de détails, pour ne pas effrayer l’autre. Et sans parler de Jill.

— Peut-être voulait-on seulement m’intimider, conclut-il. Mais il est temps de quitter Bujumbura. La voiture est prête ?

L’autre hésita :

— Oui, mais…

— Allons-y. Je veux avoir quitté la ville dans une demi-heure. D’autant plus que le Grec, croyant m’avoir éliminé, va probablement vous rendre une petite visite…

Cela décida Couderc mieux que n’importe quel discours. Un instant plus tard, ils étaient dans la rue, Couderc portant un petit sac de voyage :

— Tout ce qu’il me reste de dix-sept ans d’Afrique, dit-il amèrement.

Au coin de la rue, ils trouvèrent un taxi 203. Le garage était à l’autre bout de la ville. Durant le trajet Malko ravala sa rage. S’il s’était écouté, il serait allé directement à l’hôtel, aurait pris son pistolet et se serait mis à la recherche d’Ari-le-Tueur.

Il n’aimait pas la violence et l’idée de tuer quelqu’un de sang-froid lui faisait horreur. Mais il y avait l’image de Jill, déchiquetée par la panthère. Dans un monde normal, ce sont des choses qui se paient.

Seulement, il ne vivait pas dans un monde normal. La C.I.A. le payait cher pour accomplir une mission, pas pour jouer les chevaliers servants. Même si Jill avait essayé de lui sauver la vie, Dieu seul savait pourquoi.

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