Chapitre IV

— Votre valise n’a pas été ouverte !

— Je viens de passer la douane…

— Il faut l’ouvrir.

L’énorme Noir casqué braqua sur Malko sa mitraillette tchécoslovaque à laquelle il avait fixé une baïonnette effilée comme un rasoir, et roula des yeux menaçants.

Résigné, Malko posa sa valise par terre et l’ouvrit, juste au-dessous de la banderole annonçant : Bienvenue dans la République du Burundi. Le mot « République » avait été peint grossièrement sur le mot « royaume ».

Sous le regard important du grand Noir, un autre soldat ouvrit la grosse Samsonite. En plus du costume d’alpaga anthracite qu’il avait sur le dos, Malko, toujours coquet, avait emporté trois complets ultra légers, un bleu, un gris, et un beige. Même au cœur de l’Afrique, il tenait à rester élégant.

Le soldat souleva avec respect les chemises de voile, ornées d’un discret monogramme et d’une couronne, caressa la trousse de toilette en cuir jaune et son regard s’arrêta devant une grande photo représentant le château de Malko à Liezen. C’était une mascotte dont il ne se séparait jamais, mais ici, au Burundi, cela semblait plutôt déplacé. Le Noir retourna la photo dans tous les sens sans oser poser de questions, et la remit en place.

Patient, Malko attendait. Inutile de se faire remarquer par un esclandre.

L’homme qui avait voulu le tuer passa près de lui, un petit sac de voyage à la main, sans un regard. Malko suivit des yeux pensivement sa silhouette massive. Il avait au moins un « ami » dans ce fichu pays.

Il allait refermer sa valise quand le soldat qui l’avait interpellé poussa un aboiement de joie. Posant sa mitraillette, il plongea la main dans la valise et ramena une paire de chaussettes de soie noire.

— C’est un devoir plein de plaisir d’aider la révolution, fit-il dans son français exotique, en enfonçant les chaussettes dans une des poches de son battle- dress.

On ne discute pas une telle évidence. Malko referma sa valise. Derrière lui, un de ses compagnons de voyage, rougeaud et suant, murmura : « Les nègres ont trois passions : les mouchoirs, les chaussettes et l’Indépendance. »

De quoi le faire fusiller si l’autre l’avait entendu. C’était un des rares passagers, avec Malko, dont la destination était Bujumbura. Presque tous les autres continuaient sur Nairobi, ou plutôt, auraient continué, sans l’incident du hublot. Parce que le DC 6 était cloué jusqu’à ce qu’on le remplace. Au mieux, cela se ferait le lendemain dans la journée.

Or, les Burundiens refusaient absolument de laisser aller coucher en ville les passagers en transit involontaire, non munis de visa. Les malheureux étaient en train de se tasser dans la salle d’attente et au bar, le tout non climatisé.

L’équipage belge écumait de rage, en vain.

D’ailleurs, l’accueil était plutôt réfrigérant. Une pancarte annonçait que le couvre-feu était en vigueur de minuit à 6 heures du matin et que toute personne surprise dehors risquait de se faire abattre sans sommation.

De même qu’il était interdit de tenir des propos séditieux à l’encontre du nouveau gouvernement.

Sous peine de prison immédiate.

L’Etat libre et souverain du Burundi ne plaisantait pas avec l’honneur. Bien que la plus grande partie de ses citoyens vivent nus dans une jungle inextricable, et que personne ne sache vraiment qui gouvernait le pays, la voix du Burundi à l’ONU était religieusement collationnée à chaque vote.

Malko avait déjà la main sur la porte menant au hall de l’aérogare quand un nouveau hurlement du soldat le pétrifia sur place.

— Vous n’avez pas été fouillé !

Patient, il se retourna, parvenant même à sourire.

— Mais si, cela vient d’être fait.

— Déposez votre valise et déshabillez-vous.

Il ignorait que ses cheveux blonds l’identifiaient aux yeux des Noirs à un Flamand, l’espèce de Blancs qu’ils haïssaient le plus.

Maintenant, il y avait trois soldats autour de lui, et un sergent. Malko se souvint de ce que lui avait dit Allan Pap à Nairobi, en parlant de Burundi.

« C’est un monde de dingues, là-bas. Si vous voulez rester vivant, chaque fois qu’un soldat avec un fusil demande quelque chose, faites-le. N’importe quoi. »

Malko enlevait déjà sa veste quand le Blanc qui lui avait murmuré son opinion sur les Noirs s’approcha avec un lieutenant indigène. On lui expliqua l’incident. Celui-ci se tourna vers Malko et, le saluant poliment :

— C’est un plaisir d’accueillir un étranger, dit-il.

D’une phrase brève en kirundi, il congédia les soldats. Maintenant les quatre riaient à pleines dents. Malko remercia, fit une croix sur ses chaussettes et sortit.

Une odeur tenace régnait dans le hall de « l’aérogare », une longue construction en bois et en plaques de tôle. Un seul guichet pour représenter les compagnies étrangères, fermé d’ailleurs. Il y avait belle lurette que les DC 6 d’Air Congo étaient seuls à se poser sur le petit terrain conquis par la forêt. La tour de contrôle ressemblait à un château d’eau et n’avait pas beaucoup plus d’efficacité. Depuis la révolution, c’étaient les militaires qui en avaient la charge.

Malko resta une seconde immobile. Partout des Noirs dormaient à même le sol. Il y avait même dans un coin un homme avec des pansements remplis de sang, portant un enfant accroché au ventre, comme une monstrueuse sangsue.

Récemment les bagarres entre Hutus et Tutsi avaient fait des dizaines de blessés.

Au bar minuscule, une beauté locale dévisagea les cheveux blonds de Malko avec concupiscence. Son boubou bleu à volant, décoré de machines à coudre, moulait des fesses tellement callipyges qu’elles n’en paraissaient pas réelles. Comme signe de richesse extérieure, elle avait planté dans ses cheveux raides plusieurs pointes Bic.

La Vénus callipyge lui fit un grand sourire. Il n’eut pas le temps de répondre à cette marque d’intérêt : les deux haut-parleurs du hall crachotèrent. Il y eut des bruits confus puis une voix d’homme annonça :

« Le président Simon Bukoko va parler. »

Une voix furieuse le coupa, visiblement celle du Président qui attaqua dans un français chantant, langue officielle du Burundi :

« Je suis très, très fâché. Ma colère est superlative. J’interdis précisivement que les fonctionnaires culbutent des jeunes filles dans les locaux de l’Administration publique. C’est possible que je pourrais faire fusiller de pareilles gens. »

Passant brusquement à un dialecte inconnu de Malko — de l’urundi — il continua à vociférer. Au bord du fou rire, Malko regarda autour de lui : les Noirs écoutaient, figés dans un garde-à-vous craintif, sérieux comme des papes. Il en profita pour s’esquiver vers la sortie, enjambant deux lézards qui bloquaient la porte.

L’air moite lui tomba sur les épaules. En dépit de l’heure tardive, il faisait encore près de 30°. C’était le début de la saison des pluies et de brusques averses, généralement vers 6 heures du soir, détrempaient la forêt.

Pendant qu’il cherchait des yeux un taxi, une meute de négrillons à moitié nus se battait autour de la poignée de sa valise. De guerre lasse, il l’abandonna au plus fort. Un grand Noir vêtu d’un casque de pompier américain et d’un slip passa, traînant un extincteur à roulettes.

— Bwana, taxi ?

Celui-ci était un Noir vêtu à l’européenne, avec un pantalon de toile grise, une veste rouge et une chemise brodée d’hibiscus. Ne portant pas de gilet, il avait attaché l’une des extrémités de son énorme chaîne de montre nickelée à un des boutons de sa braguette, ce qui nuisait beaucoup à la dignité de l’ensemble.

— Quel est le meilleur hôtel de Bujumbura ? demanda Malko.

Le Noir secoua la tête :

Bwana, il y a seulement le Pagidas très bien.

— Bon, va pour le Pagidas.

Un groupe de paras noirs regardaient Malko avec curiosité. Ils s’ennuyaient. Ce n’était pas la peine de les laisser se distraire à ses dépens. Il s’enfourna dans une Chrysler Impériale de 1948 et, pour se débarrasser des gosses, leur jeta une poignée de piécettes congolaises. Le tueur de l’avion avait disparu. La Chrysler, avec un hoquet, démarra. Un autre Noir monta à côté du chauffeur, habitude africaine, et la voiture s’engagea sur une imposante autoroute, sortant de l’aéroport. Malko soupira, balloté sur le siège défoncé de la Chrysler.

Jamais il ne s’était trouvé lancé dans une mission aussi loufoque. A croire que la C.I.A. avait décidé de se débarrasser de lui. Ici, au Burundi, c’était un autre univers, irrationnel et imprévisible.

L’étincelante autoroute bordée de bougainvillées se mua en piste de latérite rouge après 500 mètres. De chaque côté, la forêt. Les phares éclairaient une terre sèche, des arbres et des buissons épineux. Selon la carte, Bujumbura était à 25 kilomètres. Des pistes plus petites s’enfonçaient entre les arbres, vers d’invisibles villages. Comme toujours sous les tropiques, bien que la nuit fût tombée, la température n’avait pas varié d’un degré.

Soudain, Malko fut projeté au plafond : la Chrysler venait d’entrer et de sortir d’un énorme trou. Le chauffeur se retourna, hilare.

Bwana, la route, elle est pas bonne.

Pas besoin de le dire. Le Noir avait beau faire des slaloms à donner le mal de mer, il ne roulait pas500 mètres sans qu’un cahot projetât Malko à l’autre bout de la banquette. Et c’était une des routes principales du Burundi…

Il leur fallut une heure pour couvrir 25 kilomètres, jusqu’à Bujumbura. Ce furent d’abord des rangées de cahutes en torchis ou en brique éclairées de lampes à acétylène, grouillant de Noirs criards et agités. Par-ci, par-là, il y avait des « magazini » sortes de bazars misérables débitant des clous, du savon, des binettes, du pétrole, des nœuds papillons et des bijoux de pacotille. Ils avisèrent aussi des enseignes au néon aux noms poétiques : Au clair de la lune, Le Café du Crépuscule. Dans la plupart de ces boys- dancings, les hommes dansaient entre eux. Non par pédérastie, mais parce que leurs épouses, étaient trop prises par leurs travaux ménagers pour venir s’y amuser…

Des élégantes en boubou hélèrent le taxi. Par la vitre baissée le chauffeur fit un geste obscène et éclata de rire.

Dans le centre de Bujumbura la circulation devint plus dense ; la Chrysler tourna autour d’une grande place et stoppa devant l’hôtel Pagidas. Un seul côté de l’avenue de l’Uprona était éclairé. Malko demanda pourquoi. Le chauffeur expliqua qu’il s’agissait d’une mesure d’économie.

C’était une bâtisse moderne de six étages, avec un grand hall encombré de plantes vertes. Dès qu’il sortit du taxi, Malko fut pris à la gorge par l’odeur de la ville. Toute l’Afrique sent, mais là, il y avait quelque chose de plus. Depuis la révolution, on n’enlevait plus les ordures. Un taxi avec quatre morts était resté trois jours au milieu de l’avenue de l’Uprona, sans que personne ne s’en fût préoccupé.

Une jeep, pare-brise baissé et pleine de soldats, l’air farouche, passa lentement devant l’hôtel. Ils jouaient à la guerre. Certains, en dépit du casque, s’étaient peint sur le visage les marques de guerre tribales. Etrange.

Malko frissonna dans l’air glacé du hall. Le climatiseur marchait à fond. Tous les employés étaient noirs. Sans mot dire, on lui tendit une fiche à remplir. Quand il vit le prix, il crut à une erreur : 60 dollars.

— C’est 6 dollars ? demanda-t-il.

Le Noir secoua la tête.

— Non, patron, 60. C’est le président Bukoko qui a fixé les prix.

C’est ce qu’on appelle de la démocratie directe.

Malko sourit en pensant à la tête des comptables de la C.I.A. quand ils verraient la note de frais. Pour ce prix-là, à New York, on avait un appartement au Waldorf avec une douzaine de femmes de chambre.

Un Noir en boubou prit sa valise, le visage indifférent, et le précéda dans l’ascenseur. Sa chambre était au troisième. Le Pagidas, vu de près, était un composé d’H.L.M., de prison et de hangar. Le Noir déposa la valise sur le lit et disparut. Le seul éclairage consistait en une sorte de Scialytique de table d’opération braqué sur le lit. Quant au climatiseur, il faisait un peu moins de bruit qu’un Boeing au décollage et soufflait un air tiède et nauséabond.

Découragé, Malko s’assit sur le lit. Il mourait d’envie de reprendre le premier avion. Pour n’importe où. Dans leurs bureaux climatisés de Washington, ses patrons n’avaient certainement aucune idée précise sur ce qu’était le Burundi. Ou plutôt, ils devaient en avoir une, puisqu’ils l’avaient expédié pour cette mission de dingue. Il revoyait David Wise dans son fauteuil tournant en train d’expliquer la situation sur une carte d’Afrique :

— Pour nous, le Burundi n’existe pas. Pas de relations diplomatiques, aucune liaison économique, ils ont juste délégation aux Nations unies.

» Les Russes ne sont pas mieux lotis que nous d’ailleurs. Après différentes avanies, leur ambassadeur a été expulsé après avoir attendu deux jours sans manger dans l’aérogare. Seuls les Chinois sont bien vus, du moins de certains membres du gouvernement.

» Et encore ! Avant la révolution, le roi s’était aperçu que quarante Chinois de la mission diplomatique étaient entrés dans le pays avec dix passeports seulement. Il les a fait jeter en prison. Ils y sont peut-être encore.

— Charmant pays, avait remarqué Malko. Vous ne croyez pas que ce serait plus simple d’envoyer un bataillon de marines faire un safari là-bas ?

Sur la carte d’Afrique, le Burundi n’était qu’une mince tache verte, entre le lac Tanganyika et le Congo. David Wise avait mis le doigt sur un point au sud du pays, presque à la frontière de la Tanzanie.

— C’est dans cette zone qu’a atterri notre satellite, d’après les calculs des ordinateurs. A 150 kilomètres de Bujumbura, mais la plupart des ponts sont hors d’usage. Et depuis l’Indépendance, on ne les répare pas. Vous aurez à faire des détours. Peut-être deux ou trois fois le parcours initial…

» Je sais que ce n’est pas une mission facile. Depuis son Indépendance, le Burundi retourne tout doucement au Moyen Age dans un bain de sang. Ils en sont à leur quatrième révolution. A part Bujumbura, il n’y a que des villages perdus dans la jungle. Une fois sorti de la capitale, avec une voiture et un guide, ce sera relativement facile. Vous parlez le français couramment… »

Oui, mais il fallait en sortir, de Bujumbura. Et Pas les pieds devant.

Malko para au plus pressé. Il pendit ses costumes pour qu’ils ne ressemblent pas à des chiffons et sortit sa trousse de toilette.

D’abord le tube de dentifrice. Avec des ciseaux, il coupa l’extrémité pour en extraire le mince canon d’un pistolet automatique, qu’il nettoya dans le lavabo

Ensuite, il déboîta le fond d’une flasque d’alcool et en sortit la crosse. Avec quelques petites pièces récupérées dans sa valise, il remonta en deux minutes son pistolet extra plat fabriqué spécialement dans le laboratoire technique de la C.I.A. Il était si plat qu’on pouvait le porter facilement sous un smoking. Et il tirait aussi bien des cartouches normales que des balles anesthésiantes.

Malko l’essaya et garnit le chargeur. Puis il le remit dans sa petite Samsonite à double fond et la ferma à clef, en espérant ne pas avoir à s’en servir.

L’homme qui avait voulu le tuer dans l’avion se trouvait en ville. Rien ne prouvait qu’il ait renoncé à son projet.

Malko n’avait pas l’intention de faire de vieux os dans la capitale du Burundi. Mentalement, il avait noté le nom et l’adresse de l’homme qui pouvait l’aider, sur la recommandation d’Allan Pap. Mort de fatigue, il s’endormit immédiatement. Ce n’était pas le moment d’aller se balader en pleine nuit dans Bujumbura.

A l’autre bout de la ville, juste à la limite du quartier indien, vers le lac, Julius Nieder passait un moment très désagréable. Blême et honteux, il se faisait agonir d’injures par un personnage énorme, vêtu d’un costume bois de rose, qui tournait autour de lui en hurlant : les colères d’Ari-le-Tueur étaient célèbres jusqu’en Afrique du Sud.

— Imbécile, hurlait-il. J’avais ordonné que ce type ne mette pas les pieds au Burundi. Je sais pourquoi il vient. Il y a des gars dans le Sud qui essaient de fourguer un lot de pierres sans passer par nous. Ce type l’a su, je ne sais pas comment, et il vient les rafler.

Julius se défendit :

- Je n’ai pas dit mon dernier mot. Ici, ce doit être facile.

Ari se planta en face de lui.

— Non. Je n’aime pas les ratages. Vous seriez encore foutu de faire une connerie. Demain matin, il y a un avion pour Kamasha. Prenez-le et ne foutez plus jamais les pieds ici.

Il fouilla dans sa poche et lui tendit un billet.

C’était un billet de 5000 francs belges. Julius l’empocha humblement. Il ne perdait pas tout.

Fou de rage, Ari-le-Tueur hurla :

— Je vais m’en occuper moi-même de ce type. Au moins, ce sera bien fait.

Quand Malko quitta l’hôtel Pagidas, le lendemain matin, deux Noirs se battaient furieusement devant la porte, sous le regard d’une douzaine de gamins qui sautaient de joie à chaque coup assené. L’un des combattants avait ôté sa chemise et sautillait, dans la position des boxeurs professionnels.

En voyant Malko, le portier du Pagidas se précipita sur les combattants la matraque haute, et repoussa le groupe au coin de la rue.

— Où est la rue du Kiwu ? demanda Malko au portier.

— Par-là. Pas loin, patron.

L’imprécision africaine. Ça pouvait être à 100 mètres ou à 10 kilomètres. Comme il n’y avait aucun taxi en vue, il partit à pied. Très vite, le macadam fit place à la terre battue.

Plusieurs fois, Malko se renseigna. Au bout de 2 kilomètres, fourbu et trempé de sueur, il vit enfin un poteau avec une pancarte à 60 centimètres du sol « rue du Kiwu ». Dans cette ville on aurait dit que les plaques des rues avaient été faites pour des nains.

La rue du Kiwu était bordée d’un ensemble hétéroclite de buildings modernes et de cabanes en bois. Sur la plupart des maisons, il n’y avait pas de numéro. Les Noirs dévisageaient Malko avec curiosité. Les Blancs ne devaient pas être nombreux dans ce quartier.

Soudain, il tomba sur un poste de police entouré de barbelés, et occupé par des soldats au béret vert.

Las d’errer, Malko passa devant la sentinelle soupçonneuse et entra. Un sergent était assis derrière un bureau crasseux et deux Noirs — des suspects probablement — étaient accroupis contre un mur, le visage tuméfié et sans expression.

— Savez-vous où se trouve le numéro 64 ? demanda Malko.

Le sergent prit l’air totalement abruti et secoua la tête. Puis il bredouilla :

— Non, patron.

Pour l’encourager, Malko demanda :

— Ici, c’est quel numéro ?

L’autre plissa désespérément le front. Mais cela dépassait ses attributions.

— Je ne sais pas, patron.

Il se replongea dans son registre. Autour de Malko, les soldats attendaient silencieusement. Découragé, il ressortit.

En désespoir de cause, il héla un gamin et tendit un billet de 5 francs.

— Tu connais la maison de M. Couderc ?

C’était la bonne méthode. Le gosse prit Malko par la main et trois minutes plus tard, ils s’arrêtaient devant une maison d’un étage en pisé. Ecrit à la craie, on distinguait vaguement le numéro 64.

Le gosse s’enfuit en courant. Malko poussa la porte donnant sur une petite cour et resta en arrêt.

Au milieu de la cour, un groupe de Noirs riaient aux éclats, en cercle autour de quelque chose qu’il ne voyait pas. La plupart portaient l’uniforme blanc rouge et vert de la J.N.K., l’association des jeunes du Parti.

Malko s’avança. Un des Noirs se retourna et fit quelque chose aux autres. Aussitôt le cercle se défit. Trois ou quatre Noirs passèrent près du Blanc, les yeux baissés, le visage fermé. D’autres disparurent vers le fond de la cour, et sautèrent une petite clôture.

Il n’en resta qu’un, de dos. Il urinait, tenant son sexe délicatement, entre deux doigts. Malko arriva à sa hauteur et le Noir l’aperçut. Un mélange de peur, de haine et de quelque chose qui ressemblait à de la honte apparut sur son visage. Rapidement, il fit disparaître son sexe dans son boubou et partit en courant, découvrant l’objet sur lequel il urinait.

C’était une tête d’homme.

Interdit, écœuré, Malko vit la tête bouger et une voix dit doucement :

— Si vous pouviez creuser un peu autour de moi, ensuite, c’est facile de me tirer.

La voix était humble et calme. Malko s’agenouilla, et, surmontant son dégoût, écarta la terre meuble imprégnée d’urine. L’homme qui était enterré vivant jusqu’au cou était presque chauve, avec un visage rond et des yeux papillotants de myope. Quand il sourit, Malko aperçut ses dents gâtées.

Vert de rage, il creusait comme un castor. S’arcboutant, il tira l’homme par les épaules. Il n’y avait plus un seul Noir en vue.

Couvert de terre, le malheureux émergea de son trou. Il passa une main sale sur son visage, titubant un peu. Sa chemise et son pantalon de toile étaient dans un état pitoyable.

— Vous êtes Michel Couderc ? demanda Malko.

— Oui.

A petits pas, il se dirigea vers la porte de la maison et entra, invitant Malko à le suivre. La pièce était pauvrement meublée, avec, sur la table, unpetit ventilateur portatif.

Couderc prit une paire de lunettes qu’il chaussa immédiatement, expliquant avec un pauvre sourire :

— Ils n’ont pas été trop méchants, ils m’ont laissé enlever mes lunettes avant… Excusez-moi, asseyez- vous, je vais prendre une douche…

Vu l’odeur qu’il exhalait, ce n’était pas un luxe.

Pendant qu’il disparaissait au fond de la pièce, Malko leva les yeux au ciel, découragé. Il était réussi l’ami de Pap ! Si c’est tout ce qu’il avait comme guide…

Michel Couderc, revint avec un pantalon et une chemise propres, mais son teint était toujours aussi jaune, comme imprégné d’urine.

— Mais enfin, qu’est-ce qui se passe ? interrogea Malko.

L’autre soupira.

— Si vous saviez ! Cela, ce n’est rien. Ils ne me voulaient pas de mal. Mais vous savez, les Africains…

II prononçait le mot avec une sorte de crainte.

— Pourquoi vous traitent-ils ainsi ?

— C’est une longue histoire, murmura Couderc. Il y a quinze ans que je suis dans ce pays. J’avais une petite revue et je vivais bien. Il y a eu la première révolution et tout s’est bien passé. Ils n’avaient rien contre les Blancs. Au contraire on m’a demandé de rester et de collaborer avec le nouveau gouvernement. Et puis, dans un numéro de ma revue, j’ai publié une enquête sur le nombre exagéré de fonctionnaires, en conseillant au roi de les envoyer aux champs. Le lendemain, j’ai été jeté en prison. J’y suis resté jusqu’au mois dernier. Quand l’ambassadeur a intercédé pour moi, le roi a menacé de rompre les relations diplomatiques. Comme je n’étais pas assez important, on m’a laissé croupir en prison.

— Il y a deux mois, on m’a annoncé que j’allais être fusillé pour activité antinationale, à cause de mon article. Ils étaient sérieux. Pour eux, c’était la seule façon de se débarrasser de moi sans perdre la face. Quand le roi a été renversé, on m’a sorti de ma prison. Le président m’a convoqué, m’a dit que son prédécesseur était une grande canaille et qu’il me prenait comme sous-ministre de l’Information. Ma revue allait reparaître. Simplement, je lui soumettrai tous les articles avant la parution. Je lui ai dit que je préférais quitter le pays. Il est entré dans une colère terrible, m’a traité de mauvais citoyen et m’a dit qu’il me ferait changer d’avis. Que le Burundi avait besoin de moi. Depuis, tous les jours, les jeunes du Parti viennent me houspiller. On m’a pris mon passeport, tous mes biens ont été confisqués, je n’ai pas d’argent. Je donnerais n’importe quoi pour partir. Aujourd’hui, ils sont venus en me disant qu’ils allaient faire fondre les mauvaises idées dans ma tête. Ils ne voulaient pas vraiment me faire de mal…

Qu’est-ce qu’il lui fallait ! Sa résignation fit bouillir le sang de Malko.

Michel Couderc cligna des yeux en le regardant, et dit :

— Pourquoi êtes-vous venu me voir ?

— Je suis un ami d’Allan Pap, dit Malko prudemment.

— Ah !

Couderc s’assit sur un tabouret :

— Comment va-t-il ? Ici, à Bujumbura, on perd tout le monde de vue.

— Il va bien. Il m’a dit que vous pourriez me rendre service.

— Service !

Un rire aigrelet sortit d’entre les dents gâtées.

— Mais je ne suis plus rien, je n’existe plus. Même les nègres me pissent dessus et je ne peux rien dire… Alors…

— J’ai besoin de vous. Et cela peut vous rapporter beaucoup.

Michel Couderc se leva et posa sa petite main potelée aux ongles sales sur le revers immaculé du costume d’alpaga. L’haleine fétide fit reculer Malko.

— Je ne veux qu’une chose, souffla Couderc. Partir, foutre le camp de ce putain de pays et ne plus jamais voir un nègre de ma vie, vous m’entendez ? Si j’avais du pognon, j’irais à l’ONU et je leur dirais, moi, ce que c’est que les nègres.

— Avec de l’argent, vous pourrez partir, dit Malko. Je vous promets de vous faire franchir la frontière.

— Comment ?

— Je ne peux pas vous le dire maintenant. Est-ce que vous acceptez de m’aider ?

— En quoi ?

— Vous parlez kirundi, swahéli et vous connaissez bien le pays, n’est-ce pas ?

— Oui.

— J’ai besoin d’un guide pour aller dans le Sud.

Couderc haussa les épaules :

— Nicoro ne me laissera pas sortir de Bujumbura.

— Cela peut s’arranger. Et vous n’aurez plus jamais à y remettre les pieds.

Couderc se rongeait les ongles. Il regarda Malko en dessous :

— Qu’est-ce que vous voulez aller foutre dans le Sud ? Il n’y a rien. C’est le pays Mosso. Des vrais sauvages. Même les Hutus ne veulent pas en entendre parler.

— Est-ce que je vous demande ce que vous ferez de l’argent que je vous donnerai ? répliqua Malko.

Nerveusement, Couderc enfonça ses mains dans ses poches :

— Vous travaillez pour Ari-le-Tueur. Ne me racontez pas d’histoire. Vous êtes comme les autres, vous allez chercher les diamants de la Copper-belt.

— Je ne travaille pas pour Ari, dit lentement Malko. Je travaille pour moi.

Couderc devint encore plus jaune.

— Je ne veux pas de votre fric. J’ai assez d’emmerdements comme ça. Je n’ai pas envie de finir dans le lac Tanganyika avec une pierre au cou.

Malko sentit qu’il fallait frapper un grand coup. Calmement il sortit le pistolet de sa ceinture et en menaça Couderc.

— Vous aurez 5000 dollars en argent liquide, dit-il, avec un passeport, je vous ferai passer la frontière moi-même. Moi non plus je ne reviendrai pas à Bujumbura. Ou alors, une balle dans la peau tout de suite, car je ne peux pas vous laisser derrière moi après ce que je viens de vous dire. Vous avez trente secondes pour vous décider.

Malko, qui abhorrait la violence, devait se forcer pour menacer le malheureux Couderc. Mais il fallait quitter Bujumbura coûte que coûte. Bien entendu, il n’aurait pas tiré.

— Bon, grommela Couderc. J’accepte. Mais j’espère que vous êtes régulier.

Malko ne répondit pas mais tira une liasse de billets de sa poche et en détacha un billet de 100 dollars.

— Voilà un acompte. Vous allez acheter ce qu’il faut pour préparer le voyage. Comptez quinze jours. Il faut trouver une voiture. Une bonne, qui ne nous laisse pas en panne. Je paierai le prix. Rendez-vous demain après-midi au Pagidas. J’ai la chambre 25.

Il partit, laissant le billet sur la table.

La rue du Kiwu était déserte. Il se décida à marcher jusqu’à l’hôtel.

— Eh, attendez, fit Couderc. Vous croyez qu’on y va comme ça chez les Mossos.

J’ai regardé la carte, répliqua Malko. La route suit la rive du lac. Il n’y a pas plus de 150 kilomètres.

Michel Couderc ricana.

— La carte ! Est-ce qu’elle vous dit, la carte, que les ponts sont effondrés sur le Rvzibazi, et sur le Karonge. Sans parler des autres qui ne sont pas signalés… On peut mettre quinze jours !

— On verra bien. De toute façon, il faut y aller voir.

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