Chapitre II

— Décidément, les Chinois n’ont pas inventé que la poudre, pensait avec amertume et avec colère le lieutenant général Fay, de l’U.S. Air Force.

Lapalissade peut-être, mais peu réjouissante.

Précédée d’une Ford noire de la Military Police avec quatre hommes à bord, sa Lincoln Continental dévalait à 90 milles la route 101, direction San Francisco. Les conducteurs des véhicules tenus au sempiternel 65 milles, doublés par les deux voitures, regardaient avec envie disparaître leurs feux rouges.

Le feu tournant sur le toit de la Ford était allumé. De temps en temps, le conducteur, un gros sergent rougeaud, donnait un discret coup de sirène pour écarter un gêneur roulant sur la file de gauche. A côté de lui, un autre sergent, trapu et noir, restait en communication radio permanente avec la base de Vandenberg. A l’arrière, le major général Fay écoutait les mêmes nouvelles, grâce à un petit haut-par- leur dissimulé dans l’accoudoir de cuir.

Nerveusement, il mordillait son cigare, sans prendre garde à la cendre qui tombait sur son uniforme impeccable. Depuis qu’on était venu le chercher au dîner du Gouverneur, il n’avait pu se débarrasser de l’angoisse qui l’étouffait. C’était une sale histoire et cela allait encore retomber sur lui. La D.I.A.1 était à couteaux tirés avec les Services de Renseignements de l’Armée de l’Air.

Il y eut un léger roulis : la Lincoln quittait la route 101. Fay aperçut un panneau vert « Los Alamos ». Ils n’étaient plus qu’à 8 milles de l’entrée de la base.

La Lincoln accéléra encore. Cette route n’était fréquentée que par des véhicules militaires. Devant, la Ford avait branché sa sirène en permanence. Déjà, les lourdes portes électriques de l’entrée B glissaient lentement sur leurs rails d’acier. Comme la consigne le recommandait, les deux sentinelles armèrent la mitrailleuse de 30 qui tenait l’entrée en batterie. Lieutenant Général ou pas, ils obéissaient.

Les deux voitures passèrent en trombe. Aussitôt, le dispatching central fit refermer les portes. Le général Fay remuait nerveusement sur son siège. Il y avait encore 5 milles à franchir, à travers l’immense base.

Ils les parcoururent dans des allées brillamment éclairées et désertes pour aboutir à un bâtiment blanc de trois étages, à l’écart du polygone de lancement des satellites et de la base de la Marine. Lorsque la Lincoln freina, le général Fay sortit de son portefeuille un badge vert qu’il accrocha à son revers. Même lui n’aurait pu descendre de voiture s’il ne l’avait pas arboré. Vandenberg, ce n’était pas cap Kennedy. Presque tous les lancements de satellites ou de fusées étaient « classifiés » c’est-à-dire secrets. L’Intelligence de l’Air Force y faisait régner une discipline de fer.

Fay jaillit de la Lincoln avant que le sergent lui ait ouvert la portière.

Deux hommes l’attendaient. Crânes rasés, lunettes, visages sans expression. L’un portait l’uniforme de lieutenant général comme lui. Il s’appelait Chips et dirigeait la Division « Evaluation des menaces ».

Il tendit une main sèche à Fay :

— Alors ?

L’autre — un colonel — secoua la tête en l’entraînant par le bras :

— Une chance sur mille. Nous, nous l’avons perdu depuis dix minutes. Seul, Prétoria les suit encore. Mais leur émetteur est trop faible pour eux. Par contre, ils les entendent.

Fay serra les mâchoires. Ainsi, il n’y avait plus d’espoir. Depuis que la base existait, c’était le premier gros pépin. Ça devait arriver.

Ils entrèrent dans le bâtiment blanc gardé par un M.P. qui examina leur badge, et allèrent droit à une grande salle du rez-de-chaussée. Le panneau du fond était une immense projection du globe terrestre, strié de lignes multicolores vivantes qui apparaissaient et disparaissaient sans cesse : les trajectoires de tous les satellites secrets lancés les uns de Vandenberg, et les autres par les Russes, visualisés sur un écran radar.

— Où en sommes-nous ? demanda le général Chips à un capitaine assis en face du tableau devant une batterie de téléphones et d’oscillateurs cathodiques.

Le capitaine était très pâle mais il répondit d’une voix calme.

Prétoria l’a encore sur ses écrans. Grâce au laser, nous savons où il se trouve à quelques centimètres près. Mais dans une minute, nous n’aurons plus d’écho, il sera trop bas.

— Où est-il, aboya Fay.

Respectueusement, le capitaine se tourna vers lui.

— Il va tomber dans le lac Tanganyika, sir, tout près du bord.

— Quel pays ?

— Le Roy… Pardon, sir, la république du Burundi.

Fay regarda la carte. Il pensait au petit satellite brillant recouvert de ses 350 facettes pour mieux capter la lumière du soleil qui allait s’engloutir dans les eaux sombres du grand lac d’Afrique.

— Etes-vous absolument certain de la position ? demanda-t-il.

— Oui, sir, et, de toute façon, nos ordinateurs sont en train de la vérifier. L’erreur ne peut pas dépasser quelques centaines de mètres.

Ça leur faisait une belle jambe de savoir où il était tombé ! En ce moment, une petite armada de la 7e flotte croisait en plein océan Indien, attendant le satellite S 66 de la série Discoverer. Il n’y avait guère qu’une erreur de 12 000 kilomètres.

Si c’était une erreur. Pour cela, il fallait supposer que tous les ordinateurs I.B.M. qui calculaient la trajectoire du satellite et télécommandaient les rétrofusées étaient devenus fous.

Fay tourna les talons. Ici, il n’y avait plus rien à faire. Suivi de Chips et du colonel, il monta dans son bureau, au premier, ouvrit une armoire métallique et en tira un classeur qu’il déplia sur une table. Les deux techniciens s’étaient assis en face de lui.

Pensivement, Fay parcourut des yeux la première page du dossier : rien qu’il ne sache déjà. Le satellite était un N.D.S. : Nuclear Détection Satellite. Il avait été lancé deux jours plus tôt de Vandenberg par une fusée Titan 3 C, qui l’avait délicatement posé à 200 kilomètres de la terre sur une orbite polaire, ce qui lui permettait de survoler plusieurs fois par jour les pays civilisés. « Si on peut appeler la Chine un pays civilisé », pensa in petto le général.

Il décrocha son téléphone et ordonna :

— Demandez-moi Washington immédiatement. La C.I A., Division Renseignements, Office des Evaluations nationales. Je veux tout savoir sur la situation politique du Burundi. Rappelez-moi dès que possible.

En attendant, il se plongea dans la contemplation morose de deux photos accrochées à son dossier : le capitaine Keeney Nasser et le major Frédéric Ayer. En ce moment, ils devaient être en train de flotter sur les eaux du lac Tanganyika. Les capsules spatiales pouvaient flotter plusieurs heures, sauf avaries. Et il y avait à bord un dinghy de secours.

— Il vaudrait peut-être mieux qu’ils soient morts, dit pensivement le général.

Les deux autres acquiescèrent, silencieusement. Sur les trois hommes planait le spectre de Gary Power, le pilote de l’U 2 capturé par les Russes.

Quand une opération est ratée, il vaut mieux qu’elle le soit complètement. Les veuves seraient largement dédommagées ; quant aux deux cosmonautes, ils savaient les risques qu’ils couraient.

— Le dispositif de sécurité a dû être déclenché par Prétoria, avança Chips.

Le dispositif de sécurité, comme disait pudiquement le général, c’était une charge de T.N.T. volatilisant le satellite espion en cas de coup dur. Bien entendu, les pilotes n’étaient pas au courant de ce gadget utile mais néfaste pour le moral.

Le téléphone sonna. Washington. L’office des Evaluations nationales était une machine merveilleusement au point. Il pouvait fournir presque instantanément des renseignements sur la situation politique de n’importe quel pays du monde avec l’exposé de ce qui allait se produire dans n’importe quel secteur dans le proche avenir. Fay brancha le téléphone sur un haut-parleur pour que ses collaborateurs puissent entendre le rapport.

« Voici ce que nous possédons de plus récent sur le Burundi, annonça une voix indifférente. Dès demain vous aurez un rapport plus complet.

»La République du Burundi a rompu les relations diplomatiques avec les U.S.A. il y a onze mois, après avoir jeté l’ambassadeur en prison.

»Le président de la République actuel, Simon Bukoko, a vingt-cinq ans. Il cumule aussi les charges de Premier ministre, ministre de la Justice et de la Fonction publique. Farouchement xénophobe.

» Il a renversé le mwami (roi) il y a huit mois. A également rompu toutes relations avec la Russie après avoir renvoyé une importante mission agricole.

» L’homme fort du pays est le ministre de l’Intérieur, Victor Kigeri, pro-chinois, qui entretient des rapports étroits avec la Tanzanie voisine, également pro-chinoise. On dit qu’il projetterait une Fédération. Peu de rapports avec les pays voisins, Congo et Ruanda.

» Le Burundi a voté pour l’admission de la Chine à l’ONU. Récemment, plusieurs dizaines de syndicalistes noirs ont été sommairement exécutés à Bujumbura, la capitale du pays, ce qui a entraîné une protestation solennelle de l’I.L.A.

» Sur le plan économique… »

Le lieutenant général Fay coupa le haut-parleur avec agacement et raccrocha son téléphone sur un mot d’excuse. Il se moquait éperdument de la situation économique du Burundi.

— Je ne vois pas ce qu’on pourrait apprendre de plus mauvais demain, fit-il sombrement. Où est la base la plus proche de l’Air Force ?

— Monrovia. 3 500 milles, fit Chips. Ou Téhéran, idem.

— En tout cas, remarqua Fay, nos amis Russes, cette fois, vont être aussi embêtés que nous. Et ce

1 International Labour Association.

n’est pas ce qui arrange nos affaires. Demandez au Stratégic Air Command ou à Monrovia d’envoyer immédiatement une reconnaissance aérienne sur place, pour tâcher de savoir quelque chose. Si on était absolument sûr qu’ils sont au fond du lac…

— Et s’ils ont atteint le sol ? demanda le capitaine.

Fay haussa les épaules.

— Vous le saurez demain, en lisant les journaux.

— Pas sûr. Cette région est absolument déserte. Nous avons une chance de les récupérer.

— Avec une colonne blindée peut-être, ou des hélicoptères. Vous vous croyez au Viêt-nam ? Et vous connaissez des hélicoptères qui ont 7 000 milles de rayon d’action ?

— S’il y a une chance sur mille pour qu’ils soient vivants, dit Chips, nous devons les sauver. Ce sont nos hommes. Et, de plus, la découverte de leur mission causerait un scandale énorme.

— Je sais, je sais, coupa Fay. Je m’en charge. Allez vous coucher. Conférence demain matin à 9 heures.

Le ton était sans réplique. Chips et le colonel se levèrent et saluèrent. Resté seul, Fay se prit la tête dans les mains.

Devant le général Chips et le colonel, il n’avait pas voulu montrer son désarroi. Mais la situation était très grave. Du moment que le satellite-espion ne s’était pas désintégré en rentrant dans l’atmosphère, il y avait trois possibilités : il avait atterri sur la terre ferme et il était urgent de le détruire, ou il avait sombré en touchant le lac Tanganyika ; ou encore, son équipage l’avait volontairement coulé après l’amerrissage.

Il fallait de toute façon savoir à quoi s’en tenir. Sinon, cela risquait de déclencher un scandale international auprès duquel celui de l’U2 espionnant la Russie ferait figure d’aimable plaisanterie…

C’était presque une chance dans leur malheur que le satellite ait échoué dans une région très peu peuplée, où les risques d’être repéré par les autorités locales étaient très faibles. Mais, plus le temps passerait, plus ces risques augmenteraient. D’autant plus que les cosmonautes tenteraient de regagner la civilisation.

Sur une ligne directe, Fay appela le Centre de Contrôle des satellites et eut une longue conversation technique. Lorsqu’il raccrocha, le pressentiment qu’il avait eu dans la voiture s’était vérifié.

Les Chinois étaient une fois de plus beaucoup plus en avance que prévu. Ils avaient trouvé le moyen de télécommander les rétrofusées du satellite, de façon à fausser sa trajectoire de rentrée dans l’atmosphère. Un peu plus, il serait retombé en Chine…

Nerveusement, le lieutenant général se mit à faire les cent pas dans son bureau. C’est lui qui avait pris la décision de mettre deux hommes dans le satellite, les résultats des satellites-espions automatiques étant trop décevants. Alors que là, les rapports auraient été fabuleux. Les deux cosmonautes étaient parvenus à descendre jusqu’à 100 kilomètres du Sikiang, berceau de l’industrie nucléaire chinoise.

Mais il fallait récupérer les films des caméras. Impossible de les transmettre par télévision. Or, ceux-ci gisaient au fond du lac Tanganyika ; ou dans un coin de brousse africaine, si les cosmonautes avaient eu beaucoup de chance.

Il valait mieux les retrouver avant que cela ne s’ébruite.

Fay frappa du poing sur son bureau. Puis décrocha son téléphone. Il aurait donné cher pour laver son linge sale en famille. Mais, à la D.I.A., ils n’étaient absolument pas équipés pour ce genre d’opération. En dehors des espions électroniques, ils ne disposaient que d’un réseau d’attachés militaires et civils, bien incapables de mener une opération « noire ». Et de plus, uniquement dans les pays où ils avaient une représentation diplomatique. Ce qui n’était pas le cas du Burundi.

Il n’existait qu’une agence fédérale capable de lui venir en aide : la C.I.A. Division des Plans. Eux disposaient des éléments nécessaires à l’organisation d’une expédition.

En dépit de ses soucis, le général ne put retenir un mince sourire. Il n’aurait pas voulu être dans la peau des agents obligés d’aller récupérer au milieu de l’Afrique un satellite et deux bonshommes. Le tout discrètement, bien entendu.

Un vrai safari-suicide ! Palomarès, à côté, n’était qu’une aimable fumisterie.

Le DC 8 des Scandinavian Airlines toucha doucement de ses huit roues le ciment de la piste de Nairobi. Pour la plupart des passagers, c’était le premier contact avec l’Afrique et ils collaient curieusement leurs visages aux hublots dans l’espoir de découvrir une vision bien pittoresque. Mais il n’y avait que beaucoup d’arbres. Depuis longtemps les Mau-Mau faisaient partie du folklore.

— Il est 9 h 30, heure locale, et nous venons d’atterrir à Nairobi, annonça l’hôtesse. Les passagers pour Johannesburg sont priés de descendre les derniers.

Son Altesse Sérénissime le prince Malko s’étira dans son fauteuil de première. On y était presque aussi confortablement installé que dans un lit.

Devant sa fatigue manifeste, les deux hôtesses s’étaient relayées pour le chouchouter. Il avait même eu droit à sa vodka russe favorite. C’était plutôt inattendu, au cœur de l’Afrique.

Il faut dire que vingt-quatre heures plus tôt il était encore à New York. Avec un problème : arriver le plus vite possible à Nairobi.

Un premier vol de la Scandinavian l’avait amené à Copenhague directement. Il s’était reposé quelques heures dans les cabines de relaxation mises à la disposition des passagers de la Compagnie Scandinave avant de reprendre le vol 961 à destination de Nairobi. Mais ils avaient dû s’arrêter à Hambourg, Zurich, Athènes, Khartoum et Kampala. A cette dernière escale, il avait flanché : endormi au fond de son fauteuil, rien n’avait pu le faire bouger.

Pourtant, cette fois, il fallait y aller. Comme un automate, il se leva et s’engagea sur la passerelle. Heureusement, à cause de l’heure matinale, il ne faisait pas encore trop chaud.

Un Noir en uniforme des Scandinavian Airlines demandait à la cantonade :

— Le prince Malko, s’il vous plaît ?

Malko s’approcha et se fit connaître. L’employé lui tendit un message plié.

A l’intérieur, il n’y avait qu’une phrase : « Rendez-vous au Koriko à midi. » Même pas de signature.

Malko regarda avec regret le gros Jet. Il aurait bien continué jusqu’en Afrique du Sud pour se faire choyer. Il aimait prendre l’avion et particulièrement la Scandinavian, où il retrouvait une politesse et un accueil qu’on ne trouvait plus aux U.S.A.

Mais hélas, son voyage se terminait là. Du moins pour l’instant. Car, la dernière étape, même la S.A.S. n’y allait pas. Encore endormi, il se dirigea vers la douane.

Quand Allan Pap entra dans le bar du Koriko, les trois putains noires assises à la table près de l’entrée se retournèrent d’un seul geste et jacassèrent avec animation.

L’une d’entre elles enleva une des pointes Bic plantées dans ses cheveux et se gratta la poitrine, égrillarde. Pap était le type d’homme qui plaisait aux Noires : 1,90 m, le crâne rasé, des épaules de débardeur et des yeux bleus faussement naïfs. Pas un pouce de graisse, mais 110 kilos.

Il posa sur l’assistance un regard calme et se dirigea vers le fond de la salle. Les maquereaux noirs en costume bois de rose s’aplatirent sur leurs tabourets.

Deux Européens étaient attablés devant des bières. Pap s’assit et leur serra la main. Il commanda un coca-cola à la serveuse en boubou, la poitrine comme deux obus. Elle n’avait pas plus de quatorze ans.

Il régnait un vacarme infernal au Koriko, à cause du juke-box qui marchait sans arrêt, cerné d’un groupe de jeunes Noirs en transes.

Pour s’entendre il fallait hurler, bouche contre oreille. Cela avait l’avantage d’éviter les indiscrétions.

— Vous avez entendu parler de notre ami Malko ? dit l’un des Blancs. « S.A.S. » si vous préférez.

— Oui, fit Pap laconiquement.

Il saisit la main de Malko et la broya. Les yeux dorés et les yeux bleus s’apprécièrent une seconde. Malko était vanné. A New York il faisait frisquet, et ici il y avait 35° à l’ombre…

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Pap. Je n’aime pas beaucoup me montrer avec vous…

Le troisième homme l’apaisa d’un geste. Il s’appelait Paul Walton et dirigeait à la C.I.A. la Division « Afrique noire » du Département des Plans. Mais il se montrait très peu en Afrique. Il s’était dérangé en personne pour présenter Malko à Pap.

Allan Pap était un de ses meilleurs hommes.

Il était resté en prison deux ans en Indonésie, sans ouvrir la bouche ; condamné à mort, après avoir un peu bombardé le centre de Djakarta pour aider un putch anticommuniste, bien entendu sur les instructions formelles de la C.I.A. Les Indonésiens avaient eu beau lui faire déchiqueter les mollets par des chiens pendant trois mois, il s’était entêté dans son rôle de soldat perdu, enrôlé par les rebelles pour une poignée de dollars.

Longtemps après, le gouvernement américain avait fait discrètement intervenir son ambassadeur. Pap avait été échangé contre un cargo d’engrais, immédiatement revendu au marché noir. On l’avait envoyé quelques mois au vert puis affecté à un nouveau théâtre d’opérations, l’Afrique. Depuis le Congo, ça grouillait de barbouzes de tous les pays, les Français se spécialisant dans la mise au pouvoir de sous-officiers fidèles au drapeau tricolore, les Chinois dans l’éducation marxiste et les Russes dans l’agitation économique. Sans compter les différents Etats noirs qui se haïssaient cordialement.

Les meilleures alliées de la C.I.A. contre la pénétration communiste étaient la paresse et l’incroyable concussion des Noirs, rebelles à toute forme de collectivisme. La pensée la plus profonde de Mao Tsé- toung n’arrivait pas à faire remuer le petit doigt à un fonctionnaire conscient de la chaleur et de son importance.

Allan Pap rendait de grands services. Officiellement, il dirigeait une petite compagnie de transport à la demande, dont la flotte basée à Nairobi se composait d’un vieux DC 4, de deux DC 3 et d’un aéro- commander. Ce qui permettait à la rigueur de transporter quelques caisses de mitrailleuses pour un ami. Et de rendre beaucoup de services à des gens utiles, sinon recommandables.

- Allan, dit Walton, notre ami a besoin d’aller au Burundi.

— Ah !

— D’urgence.

Le géant passa le bout de ses énormes doigts sur sa joue râpeuse et laissa errer son regard sur la salle où se mélangeaient les boubous et les robes collantes. Toutes les filles portaient d’incroyables coiffures, les cheveux graissés et dressés sur la tête.

— Vous me prenez pour Dieu le Père, grogna-t-il.

— Il le faut, insista Walton. Sinon, je ne me serais pas dérangé.

— Impossible, trancha Allan.

— Pourquoi ?

Le géant le regarda avec commisération :

— On voit bien que vous ne savez pas ce que c’est qu’une révolution africaine. Depuis que Simon Bukoko a pris le pouvoir en virant le roi, c’est un bordel inimaginable. Ils arrêtent tout le monde, il y a le couvre-feu et tout et tout… Pratiquement le pays est bouclé, parce qu’ils ne tiennent pas à ce que les étrangers voient ce qui se passe. C’est classique. Ils accordent des visas au compte-gouttes, uniquement à ceux qui ont pu montrer patte blanche. (Il se tourna vers Malko :) Tout ce que je peux faire, c’est vous donner un parachute et vous emmener au-dessus de ce charmant pays.

Malko commençait à trouver saumâtre ce voyage en Afrique :

— Il y a de magnifiques plages en Afrique du Sud, suggéra-t-il. Je pourrais peut-être essayer par…

Paul Walton le foudroya du regard. Décidément, ces agents « noirs » de la C.I.A. étaient impossibles.

— Il n’y a pas un prétexte ? demanda-t-il. Je ne sais pas, moi, un safari ?

Allan Pap réussit à rire :

— Il n’y a que des vaches au Burundi. Trois par habitant. Vous avez à peu près autant de chances d’y tuer un lion qu’au Kansas.

L’homme de la C.I.A. ne renonçait pas :

— Il n’y a pas moyen de s’arranger avec les autorités locales ? Avec un peu d’argent bien utilisé…

— Vous êtes têtu, fit Allan. Alors, apprenez que le type qui tient la police, Basum Nicoro, est une des plus belles ordures que je connaisse. Il hait tout ce qui est occidental. Son rêve, c’est justement de mettre en cabane quelques espions belges ou américains. Vous tombez bien.

— J’ai un passeport autrichien, dit Malko dignement.

— Et alors ? Il y a un mois, ils ont arrêté, dans l’aéroport, toute une délégation diplomatique de la Guinée, parce qu’un des diplomates avait fait une réflexion sur la saleté des W.-C.

— Je vous dis que c’est un monde de dingues. N’importe quoi peut arriver. Les types qui ont pris le pouvoir sont à moitié analphabètes, grisés de leur puissance et totalement incapables. Comme, en plus, le pays est divisé en deux tribus : les Tutsi et les Hutus qui se haïssent, la pagaille est à son comble. Si tout se passe bien, ils seront retournés au Moyen Age d’ici une dizaine d’années.

« De plus en plus intéressant, pensa Malko. Décidément, il n’avait pas demandé assez cher. »

Allan Pap vida son verre de coca et fit mine de se lever.

— Je vous ai dit tout ce que je savais. Désolé de ne pas pouvoir vous aider.

Paul Walton serra les lèvres et retint Pap. Heureusement, il y avait une pause dans le vacarme et il put parler normalement.

— Allan, dit-il en martelant les mots. IL FAUT QUE S.A.S. AILLE AU BURUNDI. Et pas dans quinze jours. Vous êtes le seul à pouvoir l’y aider. Et vous allez le faire. C’est un ordre.

Il y eut un silence gênant. Puis Allan Pap posa ses deux énormes mains à plat sur la table et dit lentement :

— O.K. Moi, j’obéis aux ordres. Vous voulez qu’il aille au Burundi, il va y aller. Mais vous ne viendrez pas vous plaindre après que je vous aie fait perdre un agent…

— Pardon, dit Malko, puis-je me mêler à votre conversation ?

— Plus tard, coupa Walton. Je vous écoute, Allan.

Le géant sourit ironiquement à Malko.

— J’ai une couverture pour vous, annonça-t-il. Mais cela serait plutôt un linceul. Je peux vous faire entrer dans ce fichu pays. Mais vous n’en sortirez pas vivant. Ou, du moins, vous avez une chance sur cent. Si cela vous suffit…

— Pour l’instant, remarqua Walton, il ne s’agit pas de sortir, mais d’entrer.

— Merci, fit Malko. Si vous voulez parler de moi au passé, cela ne me dérange pas.

Allan n’apprécia pas. Il interrogea Paul Walton :

— Est-ce que je peux lui parler de mes activités ?

— Bien sûr.

Autour d’eux, le vacarme avait repris, grâce à une nouvelle rafale de disques. Il y avait très peu de Blancs dans le bar. Sans cesse, des Noires entraient et sortaient, toujours moulées dans d’étonnants boubous aux couleurs éclatantes, dévisageant les Blancs effrontément. La puissance sexuelle des indigènes avait beau être un sujet inépuisable d’histoires salées, elles rêvaient toutes d’un amant blanc, pour avoir de la conversation à leur retour au village. L’une d’elles frôla Malko. Il sentit sa cuisse dure comme du teck, dont elle avait la couleur. Pour 10 shillings elle était prête à se laisser culbuter dans le building en construction du coin de Broadstreet.

Malko remua sur sa chaise gluante de sueur. Sale truc que cette Afrique. Et ces gens qui parlaient de lui quasiment au passé !

— Depuis quelques mois, expliqua Pap, je me suis introduit dans une bande importante de trafiquants de diamants. Souvent je les aide à transporter leur camelote, à l’aide de petits terrains disséminés dans la brousse. Ces types opèrent d’Afrique du Sud au Liban, avec un réseau de complicités parfait. Et l’un des centres de transit des pierres est le Burundi, à cause de sa proximité avec le Kasaï.

— Qu’est-ce que vous faites avec les diamants ? demanda Malko.

Pap sourit en coin.

— Ces diamants servent à acheter des armes. Et ces armes servent à pas mal de rebelles. En Angola.

— Ah !

Pour lui, les diamants évoquaient plutôt une soirée à l’opéra de Vienne avec de jolies femmes.

Un ange aux ailes très sales passa. Un jour il y aurait une épidémie de mort violente chez les trafiquants de diamants et Pap se retrouverait en Terre de Feu, plongé dans une autre tâche innocente.

— Je vais donc me faire passer pour un trafiquant de diamants si je comprends bien ?

Le géant rit de bon cœur.

— Ce n’est pas si simple que ça. D’abord, il vous faut un visa. Vous allez rendre visite à un type que je connais à Elisabethville. Vous aurez votre visa en quarante-huit heures contre 100 dollars. Bien entendu, le gars vous dénoncera, mais c’est prévu. Et ensuite Bujumbura, la capitale du Burundi. Vous irez trouver un gars que je connais et qui fait à peu près n’importe quoi pour du pognon. Il sert souvent de guide aux acheteurs de pierres dans la jungle.

— Tout cela me paraît parfait, dit Malko, soulagé. Vous êtes une vraie fée.

— … Carabosse. Parce qu’à partir du moment où je vous mets dans ce circuit, vous êtes pratiquement mort… Suivez-moi bien : personne ne vous soupçonnera d’être un agent de la C.I.A. Mais au Burundi, tout le trafic de diamants est entre les mains d’un Grec, Aristote, dit Ari-le-Tueur. Ses bénéfices sont énormes. N’oubliez pas que pour ouvrir un comptoir officiel d’achat de pierres, il faut déjà payer 50000 dollars par an. Comme vous ferez figure de franc-tireur, Ari n’aura qu’une idée : vous liquider. Surtout pour ne pas donner le mauvais exemple. Sinon il ferait faillite.

— Mais comment le saura-t-il ? demanda Malko.

— Par le type qui vous remettra votre visa. Mais sans lui, pas question d’entrer. Moi, je m’arrangerai toujours. Je lui dirai que vous m’avez rendu un service dans le temps. D’ailleurs, je crois que, finalement, je lui ferai savoir que vous arrivez. Pour moi, c’est plus sûr et cela ne change pas grand-chose pour vous…

L’ange qui repassait par là eut un hoquet de dégoût et repartit à tire d’aile.

— Est-ce que c’est vraisemblable, cette histoire de franc-tireur ? demanda Paul Walton, intéressé.

— Bien sûr. Il y a des tas de petits malins qui ont entendu parler du trafic de diamants. Si on réussit, Ça vaut la peine.

— Ils y arrivent ? fit Malko.

— Jusqu’ici, aucun n’est revenu me le dire.

De mieux en mieux.

— En tout cas, précisa Allan, il faut que votre couverture soit parfaite. Je ne peux pas perdre le bénéfice de deux ans de travail. Que vous vous fassiez buter par Ari, ça va. Mais si on vous identifie, je n’ai plus qu’à déménager, si j’ai le temps. Donc, avant tout, il faut que vous partiez avec une grosse somme d’argent. Et pour qu’on n’ait aucun doute, faites-la virer de banque à banque. Comme ça, personne n’ira penser à la C.I.A.

— Vous avez entendu parler de Charybde et Scylla ? interrogea Malko.

— Pourquoi ?

— Pour rien.

Résigné, il finit sa bière. Une fois de plus, il plongeait dans une histoire délirante.

— Tout le trafic se passe dans le Sud, ajouta Pap. Vous prendrez comme guide le gars à qui je vous envoie et ce sera à vous de jouer…

— Et si je me retrouve en prison au Burundi ?

L’Américain haussa les épaules.

— J’y suis resté deux ans en Indonésie. On s’y fait.

— Mais vous ne connaissez personne de sûr, dans cet endroit idyllique ?

Pap secoua la tête.

— Non. J’étais bien avec le vieux roi, celui qu’ils ont vidé. Il m’avait invité plusieurs fois. Je me suis toujours dégonflé. Avec ces gars-là, on ne sait jamais où se termine l’amitié et où commence l’appétit.

— Oh ! fit Walton, choqué. Vous ne voulez pas dire…

— Si.

L’ange repassa, de plus en plus dégoûté.

— D’ailleurs, dans un sens, vous avez du pot. Depuis trois mois, on m’a dit de plusieurs côtés qu’il y a un gros lot de diams à piquer dans la brousse. Il suffit que vous en ayez entendu parler… Mais, faites attention. En plus des francs-tireurs, ces types ont une frousse noire des flics sud-africains qui essaient de s’infiltrer dans leurs bandes. Avec votre type physique… Enfin, dès que vous êtes prêt, filez à E’ville prendre votre visa. Et bonne chance quand même.

Paul Walton se gratta la gorge :

— Tout semble parfait, mais il y a un point où vous pourrez encore nous venir en aide, Allan. Il se peut que Malko ait à sortir du pays en fraude, et peut-être avec deux autres personnes.

— Facile, fit Pap. Je vais vous donner les coordonnées d’un de mes terrains au Congo, mais pas loin de la frontière burundienne. J’y passerai tous les huit jours, pendant un mois, disons. O.K. ?

— O.K., fit Malko, pas très enthousiaste.

Allan Pap griffonnait sur un carnet. Il tendit une feuille à Malko.

— Voilà vos adresses.

— Eh bien ! Je crois que tout est réglé, fit Walton avec entrain.

— Sauf le détail de mes obsèques, répliqua Malko, pince-sans-rire. Je désire être cuit en sauce.

— Allons, allons, tous ces gens sont à l’ONU…

Walton laissa un billet d’une livre pour la serveuse. Les trois hommes se frayèrent un chemin vers la porte. Dehors, l’air était gluant et chaud. Pap les quitta tout de suite, après avoir broyé les phalanges de Malko.

Celui-ci resta seul avec Paul Walton. Cette conversation et cette façon de disposer de lui l’avaient prodigieusement agacé.

— Je me demande si je ne vais pas reprendre le DC 8 de la Scandinavian qui repasse demain pour l’Europe, dit-il.

Paul Walton sursauta.

— Vous plaisantez !

— Non. C’est vous qui avez fait de l’humour noir à mes dépens.

Paul Walton le prit par le bras.

— Mon cher S.A.S., ne soyez pas si susceptible.

J’ai absolument besoin de vous. Je sais que c’est une mission dangereuse et délicate, mais vous êtes le seul à pouvoir l’accomplir. C’est moi qui ai décidé d’envoyer un homme seul au Burundi. Pensez à ces deux hommes seuls depuis trois jours maintenant. Il faut aller à leur secours.

— Comment se fait-il qu’on ne les ait pas retrouvés ? Cela semble incroyable.

— Non. Le Burundi est en pleine décomposition administrative. La région où est tombé le satellite est totalement coupée de la capitale. Au Congo, certains Blancs ont erré des semaines dans la jungle avant d’être secourus. Nos deux hommes gisent peut-être, blessés, au fond d’une case…

Malko le regarda en coin.

— Mon cher, si vous continuez, je vais me mettre à sangloter convulsivement. Votre soudaine crise de conscience ne serait-elle pas liée au fait qu’il y a un vote sur l’admission de la Chine à l’ONU dans trois mois ? Ce serait un beau tollé dans le tiers monde si on découvrait un satellite et deux espions échoués dans un pays neutre…

Walton ne répondit pas. Ils étaient arrivés devant l’hôtel Bristol.

— Je vais aller au Burundi, fit Malko. Mais c’est uniquement parce que je veux terminer l’aile ouest de mon château avant l’hiver. Mais si je n’en reviens pas, j’espère que cela vous empêchera de dormir au moins pendant une semaine…

Sur ces paroles vengeresses, il partit se coucher. Littéralement, il ne tenait plus debout.

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