— Aujourd’hui, le chef n’est pas là. Il a une grande palabre avec sa femme. Viendra pas.
— Qui le remplace ?
Le Noir hocha la tête, désolé :
— Personne ne peut signer. Le chef il n’est pas là.
Malko prit une profonde inspiration pour éviter de saisir les cheveux crépus et de les frotter contre le bois du comptoir. Le dialogue de sourds durait depuis trois quarts d’heure.
A 9 heures, il s’était présenté au Palais présidentiel.
Personne.
Il avait franchi la grille, remonté une allée. Toujours personne. Le bâtiment où étaient groupés les différents services administratifs était en face de lui, désert en apparence. Mais après avoir poussé une porte surmontée d’un énorme tambour marron, emblème du Burundi, il s’était trouvé nez à nez avec un parachutiste burundien assis sur un canapé, les mains farfouillant le boubou d’une grosse fille piaillant sur ses genoux.
Quand le Noir vit Malko, il bondit sur ses pieds et sa conquête roula à terre. Une seconde plus tard,
Malko avait le canon d’une mitraillette sur le ventre et se faisait copieusement injurier en swahéli, langue qu’il pratiquait très peu.
Le malentendu s’apaisa, grâce à un billet de 500 francs. Heureusement, le parachutiste-sentinelle parlait français. Assuré que Malko ne venait pas renverser la République toute neuve, il s’offrit à lui servir de guide dans les méandres de l’administration burundienne.
Et pour bien montrer sa bonne volonté, il congédia la fille d’une vigoureuse tape sur les fesses qui rendirent un son métallique. Devant l’air étonné de Malko, le Noir souleva le boubou avec un grand rire.
Le derrière de la fille était tapissé de capsules de coca-cola fixées à sa culotte, afin de lui permettre d’onduler plus suggestivement quand elle marchait.
Hélas, les efforts de la sentinelle avaient été vains. En moyenne, les fonctionnaires importants mettaient les pieds à leur bureau environ deux heures par semaine. Impossible de trouver le responsable de la signature des laissez-passer.
Evidemment si Malko s’était adressé à Nicoro, le chef de la Police se serait fait une joie de le lui donner, son laissez-passer… Mais il l’ignorait.
Découragé, Malko avait échoué devant l’employé impuissant qui lui tenait tête depuis près d’une heure.
Il allait s’en aller lorsque la porte de la pièce s’ouvrit sur une apparition impressionnante : un Noir gigantesque avec une toute petite tête et d’interminables galons sur ses épaules simiesques. Sans même regarder Malko, il traversa la pièce et alla s’enfermer dans un bureau vitré.
Malko eut une inspiration :
— Et celui-ci, qui est-ce ?
— Le chef de la Gendarmerie, le général Uru, dit le Noir d’une voix effrayée.
Il peut signer un laissez-passer ?
— Je ne sais pas, bwana…
Le billet de 500 francs était déjà sur le comptoir. Docilement, le jeune Noir se leva et disparut dans le bureau.
Vingt secondes plus tard, Malko l’y rejoignait. Le chef de la Gendarmerie lui tendit une main énorme, un grand sourire aux lèvres.
— Voulez-vous entrer, dit-il d’une voix douce qui contrastait avec sa redoutable apparence.
Malko expliqua le but de sa visite. Il avait besoin rapidement d’un laissez-passer pour visiter le Burundi, en touriste.
Le Noir hochait la tête, compréhensif. Quand Malko se tut, il prit la parole, de la même voix douce.
— La République du Burundi est entourée d’ennemis, annonça-t-il sentencieusement. Nous devons veiller sur la démocratie naissante avec la tendresse d’une mère. Le fils du roi, l’ignoble N’taré, un criminel endurci, est réfugié au Congo et veut rassembler ses partisans. C’est pour cela que les routes sont surveillées.
Il roula des yeux terribles.
— Nous sommes des gens pacifiques, mais, moi, je vous le dis, je ferai fusiller tous ceux qui voudront revenir à la corruption du régime royal.
Malko opinait du chef, convaincu. Il connaissait assez l’Afrique pour savoir qu’après cette envolée de lyrisme tropical on passerait aux choses sérieuses.
Enfin, l’autre se tut.
— Colonel, dit Malko étourdiment.
— Général, corrigea le Noir.
Malko ignorait évidemment que le général Uru était l’ancien aide-cuisinier du roi. Sa faconde lui valait l’honneur de rédiger tous les discours du président.
— Général, je suis sûr qu’un pays jeune comme le vôtre a de nombreux besoins. J’aimerais aider le Burundi… par… heu…, un don. A qui dois-je m’adresser ?
— A moi.
— Mais je croyais que vous étiez commandant de la Gendarmerie.
— Je suis aussi sous-ministre des Affaires sociales.
— Ah.
Malko tira un rouleau de billets et en détacha cinq de mille, puis demanda, faussement détaché :
— Dans ce cas, je peux vous remettre cette somme. Ce sera plus simple :
— Ce sera plus simple, fit Uru, en écho.
Il empocha les billets, se gratta la gorge et fit, l’air important :
— Je vois que vous n’êtes pas un petit vagabond sans vergogne. En tant qu’élément très responsable de ce pays, je vais vous donner un document illuminé. Que Dieu et la Vierge vous protègent.
Solennellement, il commença à écrire, d’un gros trait appliqué.
Il bombarda ensuite littéralement le document de tous les cachets qui lui tombèrent sous la main, le parapha et le tendit à Malko. Celui-ci le parcourut, se mordant la langue pour garder son sérieux. Sous l’en-tête « République du Burundi. Direction de la Gendarmerie », il lut la phrase suivante :
— Ne considérez pas mes envoyés comme des papillons volages et sans valeur, sans quoi je me verrais dans l’obligation de vous rétrograder postérieurement.
Et c’était signé : « Général Uru
Chéri de ses dames et toujours fidèle à sa parole. »
— Cela me semble parfait, dit Malko.
Ils se serrèrent longuement la main et le général lui souhaita bon voyage de sa curieuse voix douce. En voilà un qui arrondissait gentiment sa solde.
En sortant, Malko retomba sur le factionnaire lutineur qui s’offrit à lui faire visiter le quartier hindou. Malko remercia poliment, un peu étonné de cette fibre touristique, ignorant qu’il s’agissait des plus belles maisons de passe de Bujumbura.
A la porte du Palais présidentiel, un Noir, vêtu des débris d’un pantalon de smoking, distribuait des cartons. Malko en prit un. C’était une réclame en français, anglais, allemand, norvégien et hollandais pour la boîte de nuit du Ritz Hotel, promettant en tas du bon temps, de la belle musique, des entraîneuses, du plaisir, de la bière fraîche, du whisky, du gin et du brandy.
Le Ritz était la propriété du commissaire Nicoro.
Malko revint à pied à l’hôtel Pagidas, dans le brouhaha du marché. Il était à peu près le seul Blanc dans la rue, mais les Noirs ne faisaient pas attention à lui. Seules les négresses en boubou multicolore échangeaient des réflexions en swahéli sur son passage, soupesant mentalement ses avantages sexuels, crachant ensuite un jet rouge de bétel.
Dans la foule noire, il ne remarqua pas les deux sbires de Nicoro, flânant à une centaine de mètres derrière lui. Il n’était pas difficile à suivre, et, de toute façon, les trois quarts des chauffeurs de taxis travaillaient pour la police.
Au passage, il acheta Le Courrier de Bujumbura devant La Crémaillère, et parcourut rapidement la première page. Il y avait peu de nouvelles du monde extérieur. Apparemment, la perte du satellite n’était toujours pas publique. Tout cela ressortissait au cauchemar. Il se demandait par moments si la C.I.A. ne lui jouait pas un tour pendable. Mais, par décision présidentielle, la possession de coupe-coupe de plus de 90 centimètres de long était désormais un crime contre l’Etat.
Arrivé au Pagidas, il prit une des 2 CV en stationnement devant l’hôtel et donna l’adresse de Couderc. Maintenant, qu’ils avaient le laissez-passer, il n’y avait plus de temps à perdre.
De jour, le quartier semblait encore plus triste et la cabane de Couderc, une hutte de pionnier. Il frappa, et n’obtenant pas de réponse, poussa et resta figé sur le seuil.
Michel Couderc était étendu face contre terre, sa chemise souillée de sang et en lambeaux. Un désordre indescriptible régnait dans la pièce.
Malko s’agenouilla et retourna le corps. Couderc gémit. Son visage n’était plus qu’une croûte de sang séché. L’arcade sourcilière droite fendue sur 4 centimètres, une rigole de sang jusque dans le cou, le nez écrasé, et des meurtrissures partout. A travers la chemise, Malko aperçut des bleus énormes.
A grand-peine, il remit Couderc sur pied. Celui-ci titubait, grognant des mots sans suite. Malko l’assit, ouvrit un placard où il dénicha une bouteille de cognac japonais et lui en fit boire. Enfin, il ramassa ses lunettes et les lui remit.
Couderc s’étrangla, cracha, mais ouvrit l’œil gauche.
— Je ne pars plus, articula-t-il nettement. Foutez le camp.
Et il referma son œil valide.
C’était le bouquet.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Malko. Qui vous a fait ça ?
Sans ouvrir l’œil, Couderc dit faiblement :
— Deux négros. Les copains d’Ari. Avec des godasses italiennes, à bout pointu. Ils m’ont battu pendant une heure. Si je vous revois, ils m’ont juré de me tuer. Alors, foutez le camp. La vie est dégueulasse, mais je ne veux pas mourir.
Patiemment, Malko entreprit de raisonner Couderc. Mais plus il parlait, plus l’autre s’entêtait. Toutes les deux minutes, il éructait « Foutez le camp » et retombait dans son apathie.
— Vous préférez rester avec les nègres alors, fit Malko. Ils vous traitent si bien !
Couderc se souleva, bloc de haine, et cracha :
— Les macaques, je les vomis. Je me vengerai, je me vengerai. Attendez.
— Je n’attends rien, dit Malko. J’ai besoin de vous. Ou vous partez avec moi, ou vous êtes fichu.
— Si le Grec sait que je pars, il va me tuer.
— Il ne saura rien. Demain matin, nous partons directement et nous ne remettrons jamais les pieds à Bujumbura.
Couderc ricana :
— Comment voulez-vous faire ? On ne va pas traverser l’Afrique comme ça, sans visas.
— Un avion viendra me chercher, dit Malko. Il y aura un passeport pour vous. Et assez d’argent pour revenir en Europe.
Couderc le regarda, ébranlé. Il sentait que Malko disait la vérité.
— C’est sûr, tout ça ?
— Certain. Vous croyez, que j’ai envie, moi, de retomber sur notre ami Aristote ?
Couderc cracha des débris de dent.
— Bon. Rendez-vous demain matin, ici. D’ici là, j’aurai récupéré la voiture. Mais si vous m’avez menti, vous le regretterez. Parce que, sans moi, vous ne sortirez jamais de la forêt. On y crèvera tous les deux.
Sur ces paroles encourageantes, Malko prit congé. Le taxi l’avait attendu au coin de la rue, comme d’habitude. Il le ramena à l’hôtel.
Le commissaire Nicoro passa rapidement devant les portes closes des cellules d’isolement au sous-sol de la Santé et s’arrêta devant la dernière. Lui seul en avait la clef. Il l’avait fait équiper d’une serrure Yale pillée dans une villa abandonnée par les Belges.
Sur ses talons, Bakari et M’Polo, suivaient silencieusement.
Une ampoule nue éclairait la pièce. A première vue, elle était vide. Mais dans un coin, il y avait quelque chose qui ressemblait à un paquet de vieux vêtements. Il fallait un regard extrêmement perçant pour reconnaître un homme. Un Noir dont le visage et le corps n’étaient plus qu’un amas de chairs monstrueusement torturées.
— Est-ce qu’il a parlé ? demanda Nicoro.
Bakari secoua la tête.
— Non.
Le commissaire regarda pensivement le corps et tira sur sa tunique pour effacer un pli :
— Essayez encore.
Les deux policiers se regardèrent, gênés. A ce genre de besogne, ils risquaient de salir leurs beaux costumes. Généralement, ils venaient avec un vieux blue-jean et une chemise sale pour les interrogatoires Mais on ne discute pas les ordres du chef. Même s’ils sont injustes. Car ils avaient fait tout ce qui était humainement possible pour faire parler ce type, depuis qu’ils l’avaient interpellé à l’entrée de la Croix-du-Sud.
Son taxi 2 CV était déjà revendu. L’acheteur n’avait pas posé de questions. Et qui s’intéresserait à un petit chauffeur de taxi, un peu trafiquant sur les bords ? Sa famille se trouvait en brousse et n’en entendrait plus jamais parler.
Agacé, Bakari envoya un coup de pied dans les côtes du prisonnier. Celui-ci bougea à peine.
Nicoro fit :
— Cette fois, je veux qu’il parle. Et après, Tara[4].
Déjà M’Polo avait sorti son poignard de sa gaine. Nicoro tourna les talons. Il était à mi-chemin dans le couloir quand un cri horrible jaillit de la cellule. Il réprima une grimace de satisfaction. Ses subordonnés avaient vraiment de la conscience professionnelle pour arriver à faire souffrir une telle loque humaine. Tous les espoirs étaient permis.
Dans le premier tiroir de son bureau, il gardait le petit paquet de diamants que M’Polo avait arrachés de la bouche du suspect. Mais il avait eu beau lui couper les lèvres, il n’en avait rien tiré. Pourtant Nicoro était sûr que ce chauffeur de taxi était le maillon qui mènerait au vendeur ; que ces diamants n’étaient que des échantillons à montrer à l’acheteur étranger. Avec un peu de chance, il pourrait récupérer toutes les pierres, sans risque. Mais il fallait le faire parler.
Il ne pouvait pas savoir que le malheureux chauffeur de taxi n’était qu’un petit trafiquant sans envergure qui proposait quelques pierres à tous les Blancs qui semblaient avoir un peu d’argent.
Nicoro sortit du commissariat et se dirigea vers La Crémaillère. Un peu de badinage avec Brigitte lui ferait le plus grand bien. Quand il reviendrait, cet imbécile aurait peut-être enfin parlé.
La nuit était tiède et d’innombrables étoiles brillaient dans le ciel violet foncé. Un beau ciel d’Afrique, sillonné d’étoiles filantes. Dans sa cellule, le chauffeur de taxi achevait de mourir, sans comprendre pourquoi on s’acharnait ainsi sur lui. En sueur, M’Polo et Bakari maudissaient son obstination. Nicoro avait horreur qu’on lui tienne tête, même par personne interposée.
Au même moment, Malko, dans sa chambre de l’hôtel Pagidas, repliait une carte routière du Burundi et du Congo.
Lorsqu’il était rentré, il avait dû fermement écarter le portier qui voulait à tout prix lui expédier dans sa chambre une petite fille garantie vierge et impubère pour la somme modique de 500 francs belges.
Depuis, il étudiait son itinéraire. D’après le repérage des stations de poursuite des satellites, celui qu’il cherchait était tombé tout au sud du Burundi, entre le village de Nianza-Lac et la frontière de la Tanzanie.
Il fallait donc, à partir de Bujumbura, suivre la route bordant le lac Tanganyika jusqu’à Rumonge. Après, ce n’était plus qu’une piste serpentant dans une région déserte. Dixit Couderc.
Le retour serait plus délicat. Pas question de repasser par Bujumbura. Pas question non plus de continuer par la Tanzanie, pays hostile contrôlé par les communistes chinois. Il faudrait se faufiler sur les pistes secondaires en remontant tout le pays pour rejoindre, au nord de Bujumbura, la frontière du Congo et la franchir dans, un endroit tranquille. Enfin, il n’y aurait plus qu’à attendre Allan Pap.
Ils auraient intérêt à emporter suffisamment d’essence. Quant à l’état des pistes, tout reposait sur Couderc : ce dernier jurait qu’on pouvait encore passer. Pendant trois semaines au moins. Ensuite, il ne répondait plus de rien : c’était la saison des pluies.
Avec deux cosmonautes épuisés et peut-être blessés, cela allait être une vraie partie de plaisir.
Le téléphone grelotta, arrachant Malko à ses pensées. Une seconde il se demanda s’il n’était pas victime d’une hallucination. A quoi pouvait bien être relié Bujumbura ?
Il décrocha :
— Malko ?
C’était la voix haletante et étouffée de Jill, recon- naissable au milieu des craquements.
— Oui. Qu’est-ce qu’il y a ?
— Malko, je voudrais vous voir ce soir.
— Pourquoi ?
— Je n’ai pas le temps de vous expliquer. Mais venez chez moi. Si je ne suis pas là, entrez. Il y aura un message pour vous. C’est important.
Elle raccrocha brusquement. Comme si on l’avait interrompue. Malko n’avait plus l’esprit à ses cartes. Que signifiait ce coup de fil ? Il se méfiait de Jill, elle était complètement entre les mains du Grec. Son appel ne pouvait signifier que deux choses : ou elle avait envie de coucher avec lui, ou elle lui tendait un piège, au nom de son amant.
Dans les deux cas, il valait mieux l’ignorer. Sa mission était trop importante pour risquer de la compromettre en faisant l’amour avec un serpent à sonnettes.
En conséquence, il décida de faire comme si elle n’avait pas appelé.
Skofos, le patron du Pagidas, regardait une revue porno grecque quand la porte de son bureau s’ouvrit violemment. Il n’eut pas le temps de protester, la silhouette massive d’Ari-le-Tueur, suivi de deux Noirs en polos et pantalon, emplissait la pièce. Skofos se força à sourire : — Ça va comme tu veux ? interrogea-t-il en grec. Il haïssait cordialement son interlocuteur, mais leurs relations d’affaires étaient excellentes.
— J’ai besoin de toi, fit Ari dans la même langue. Il y a un type qui m’emmerde dans ta boîte.
Skofos pâlit. Il avait eu assez de mal à redorer la réputation du Pagidas.
— Ari, tu ne vas pas…
— Non. Je vais seulement t’en débarrasser. Tu pourras toujours vendre ses fringues pour payer sa chambre. Ecoute : dis au gars de la réception qu’il ferme les yeux s’il nous voit passer avec un gros colis. Et donne-moi un passe.
Le directeur était de plus en plus mal à l’aise.
— Je ne sais pas si… Tu comprends, il va se défendre…
Les petits yeux porcins du Grec se durcirent. Il ouvrit sa veste bois de rose et en tira un colt Cobra.
— Ou tu me donnes ce passe, ou je vais buter ton client maintenant dans sa chambre. Et c’est pas toi qui me dénonceras.
C’était un argument convaincant. D’une main tremblante, Skofos ouvrit le tiroir de son bureau et tendit un passe à son coreligionnaire.
— Pourquoi tu fais pas ça dehors ? supplia-t-il.
Ari-le-Tueur haussa les épaules.
— Parce que je ne vais pas attendre gentiment qu’il veuille bien sortir. Ce type m’a assez emmerdé. Salut.
Il se retourna, menaçant Skofos du Cobra :
— Et tâche de ne pas avoir de mauvaises idées. Si tu veux me donner un coup de main, je suis au premier, dans la chambre voisine de celle de ton client.
A peine Ari était-il parti que Skofos se mit à réfléchir désespérément. Il ne voulait pas qu’une histoire comme ça se passe au Pagidas. Si la future victime était armée, cela allait tourner au massacre. D’ici qu’on ferme l’hôtel… Et c’était difficile d’aller le prévenir.
Il eut une idée.
Sortant comme un boulet de son bureau, il fila voir le chef des boys, dans une pièce minuscule derrière la réception. Ils eurent un entretien à voix basse en swahéli. Le Noir partit dans les étages et Skofos retourna dans son bureau, un peu soulagé. Dix minutes plus tard, le boy frappait à la porte.
— Y a n’a fait, bwana.
Skofos lui jeta une pièce de 10 francs et reprit sa revue porno, un peu nerveux quand même.
Le téléphone sonna un quart d’heure plus tard. Skofos prit sa voix la plus douce.
Brusquement, le climatiseur s’arrêta dans la chambre de Malko, peut-être dix minutes après le coup de fil de Jill.
Il essaya vainement de le remettre en marche, triturant tous les boutons dont deux lui restèrent dans la main. Déjà une chaleur poisseuse envahissait la chambre. Dans une demi-heure, ce serait intenable. Toute la chaleur emmagasinée dans les murs minces de l’hôtel allait se déverser dans la pièce.
Peu soucieux de bricolage, il décrocha son téléphone. L’employé de la réception compatit à son malheur et le passa au directeur. Celui-ci, très aimable, promit de s’occuper immédiatement de la panne.
Effectivement, cinq minutes après, il rappelait : de ses explications confuses en pidgin, il apparaissait que la réparation allait durer une heure environ, et qu’il conseillait à son client d’aller dîner en attendant.
L’œil de Malko tomba sur le prospectus rose distribué à l’entrée du Palais présidentiel, vantant les délices de la boîte de nuit du Ritz Hôtel. Après tout, cela lui changerait les idées. Il raccrocha, mit sa veste et sortit de la chambre.
Sombre, cadavérique et fielleux, Nicoro tournait en rond dans son bureau. Le chauffeur de taxi était mort une heure plus tôt, sans avoir parlé. Il ne pouvait même pas accuser Bakari et M’Polo de négligence : lui-même avait eu un haut-le-corps en voyant le cadavre. Ainsi, il n’aurait pas les diamants.
La pensée de récupérer le lendemain les 40 000 dollars le consolait à peine. Il s’était habitué depuis deux jours à viser plus haut.
Il avait renvoyé les deux flics veiller sur sa proie. Pour l’instant, cet étranger lui était beaucoup plus précieux que sa mère. Une fois qu’il l’aurait soulagé de son argent, il le livrerait sans remords au Grec, mais jusque-là, M’Polo et Bakari avaient des ordres très stricts : rien ne devait lui arriver.
L’immeuble de la Sûreté était silencieux. Le seul bureau allumé était celui de Nicoro. On gratta à la porte.
— Entrez, cria le commissaire.
C’était Bakari, très agité.
— Patron, annonça-t-il, y va avoir du grabuge. M. Ari veut enlever notre type. Il a déjà tout préparé.
Nicoro devint gris de rage. Il saisit un dossier et le balança à travers la pièce. Ses cicatrices gonflées par la colère lui donnaient l’air d’un sorcier en pleine action.
— Empêchez-le, hurla-t-il.
Bakari se dandina nerveusement.
— Patron, m’sieur Ari a dit comme ça qu’il me tirait une balle dans le ventre si je faisais quelque chose. Que ce sont ses affaires. Peut-être il vaudrait mieux que vous veniez…
La rage de Nicoro s’accrut encore. Il ne se sentait pas de taille à affronter le tueur, qui n’était certainement pas seul. Il fallait ruser.
— Non, fit-il. Retourne d’où tu viens. Suis-les. S’il veut l’enlever, ce n’est pas pour le tuer. On s’arrangera après.
— Vous voulez pas qu’on prévienne le type ? suggéra timidement Bakari.
— Hors d’ici, moins que rien, hurla le commissaire. Si tu fais la moindre connerie, je te tue et je te révoque !
Resté seul, Nicoro se mit à jurer en swahéli à haute voix. Si ces imbéciles laissaient faire Ari, tout son plan s’effondrait. Il ne verrait jamais les 40 000 dollars.
Il éteignit, sortit, et se heurta presque à une Noire en larmes, qui s’accrocha à sa tunique. D’une voix entrecoupée de sanglots, elle commença à expliquer une histoire confuse de mari qui la battait, qui l’avait jetée dehors. Nicoro allait l’envoyer au diable quand il remarqua la poitrine haute et ferme moulée par le boubou orange.
L’œil unique du commissaire flamba. Il la repoussa et, à toute volée, lui envoya une gifle. Puis il la prit par la main et l’entraîna dans l’escalier menant au sous-sol.
— Viens, dit-il. Je vais te mettre à l’abri.
Ce n’est pas le cadavre du chauffeur de taxi qui protesterait.
La Noire avait compris. Vaguement flattée qu’un aussi haut personnage s’intéresse à elle, elle le suivit, pleurnichant et reniflant. Arrivée en bas, elle avait déjà défait son boubou.
Quand elle apparut sur scène, un frisson parcourut la salle. C’était l’attraction majeure du Ritz. Une fille de seize ans environ, avec une poitrine et des fesses qui semblaient taillées dans du granit noir, tant elles étaient dures et agressives, et un visage très attirant aux pommettes saillantes. Les cheveux étaient lisses, tirés en arrière en queue de cheval.
Elle était vêtue d’un costume de stretch argenté se composant d’un pantalon coulé sur elle et d’un boléro découvrant le nombril.
Trois musiciens arrivèrent avec des tam-tams et commencèrent à jouer. Sur un rythme très lent, la fille se trémoussait, psalmodiant toujours la même phrase d’une voix basse.
Tout son corps vibrait. Peu à peu, elle se rapprochait du bord de la scène. Tout en dansant, elle ouvrit son boléro et peu à peu s’en débarrassa. Elle avait une poitrine extraordinaire pointant à l’horizontale, veinée de bleu. Les pointes sautaient suivant le rythme du corps.
Les Blancs de la salle en restèrent pétrifiés. Ce n’était pas à proprement parler un strip-tease, mais une danse primitive. Maintenant, son ventre ondulait, mimant l’amour avec une précision anatomique. Les yeux révulsés, le buste en arrière, elle laissait filtrer sa sourde complainte.
Malko en avait oublié ses soucis. La fille n’était pas à un mètre de lui ; il pouvait sentir son odeur et voir les gouttes de sueur sur sa peau noire. Après le poulet de brousse frit à l’huile de vidange, c’était plutôt une agréable surprise. Le folklore a du bon, parfois.
Le tam-tam s’arrêta brusquement. La lumière s’éteignit et se ralluma. La fille resta immobile, sourit et disparut dans les coulisses.
Quelques instants plus tard, elle revint dans la salle, vêtue cette fois d’une combinaison d’une seule pièce, style salopette. Mais une salopette en or massif : encore du stretch. Elle contourna les tables et alla s’asseoir au bar, avec trois autres entraîneuses. Malko termina ses mangues tandis que l’orchestre réapparaissait. Il n’avait pas envie de rentrer à l’hôtel tout de suite. Quand les musiciens attaquèrent Strangers in the night, il alla jusqu’au bar et s’inclina devant la fille en or.
— Voulez-vous danser ?
Elle ne répondit pas, mais se laissa glisser de son tabouret. Elle avait d’immenses yeux marron foncé, lointains et froids. Mais elle se colla à Malko ; il eut l’impression qu’une bombe explosait entre leurs deux ventres. Elle dansait, cambrée en arrière, la pointe de ses seins ne touchant même pas le costume d’alpaga.
Après cinq minutes de ce manège, Malko ne savait plus s’il écoutait une rumba, du Beethoven ou entendait la messe. Chaque muscle de son corps était tendu vers la fille qui semblait toujours indifférente. Mais le ventre doré agissait comme une sangsue.
La musique s’arrêta. Elle parla pour la première fois en français, d’une voix rauque :
— Vous voulez venir avec moi ? J’ai envie d’aller boire un verre au Maharée.
Le ton était neutre, indifférent. Malko n’eut pas le courage de dire « non ». Il savait que c’était une putain, mais c’était une détente agréable. Et il avait encore envie de danser avec elle.
Il paya l’addition et rejoignit la fille au bar. Elle l’attendait debout. Ils partirent suivis pas les courbettes obséquieuses des garçons. L’un d’eux murmura une phrase en swahéli sur le passage de Malko. Celui- ci sourit poliment, ignorant que l’autre le traitait de « fils de rat ayant entretenu avec sa mère des relations sodomiques ».
Ils descendirent les deux étages en silence.
— C’est à côté, dit la fille.
— Comment vous appelez-vous ?
— Luala.
Il avait les yeux fixés sur la croupe dorée quand il ressentit une terrible douleur à la nuque. Il y eut un froissement derrière lui et il reçut un second choc sur le côté de la tête. Instinctivement, il tendit ses bras en avant et sombra dans un trou noir.
Trois silhouettes avaient surgi de l’obscurité. Pendant que deux Noirs se penchaient sur le corps de Malko, Ari-le-Tueur prit la fille par le bras.
— Fous le camp, gronda-t-il. Et ne dis rien à personne.
Docile, Luala fit demi-tour. Tout cela ne la regardait pas. C’était des affaires de Blancs. Elle rentra au Ritz.
Dans leur vieille 403, Bakari et M’Polo se regardèrent. Les ennuis sérieux commençaient.