Ceux-ci racontaient sous le manteau qu’il faisait venir des enfants en contrebande du Kenya, pour effectuer des sacrifices rituels et que sa puissance venait de là.

Toutes les putains du Quartier indien lui versaient leur dîme mais ses principales ressources venaient de ses liens avec les trafiquants de diamants et du racket systématique auquel il soumettait les acheteurs officiels. En plus des 50 000 dollars de la concession, ils lui en versaient 20 ou 30 000 pour éviter d’interminables tracasseries administratives. Comme Nicoro n’avait aucune confiance dans les banques, il cachait son argent dans tous les coins de sa maison et régulièrement il torturait presque à mort un de ses boys pour s’assurer que personne ne toucherait à son trésor. Il s’amusait même à laisser traîner chez lui des billets, pour voir.

Fanatique de la Chine et des Chinois, il ne portait plus que des tuniques à col militaire et clamait à qui voulait l’entendre sa haine contre toute la race blanche, y compris les Russes. Il effectuait de fréquents voyages en Tanzanie, autre fief chinois. Pratiquement, c’était l’homme le plus puissant de Bujumbura.

C’est ce que se disait Michel Couderc, debout devant le bureau impeccablement rangé. Se détachant sur l’acajou, un billet tout neuf de 100 dollars attirait l’œil irrésistiblement.

Une heure après le départ de Malko les hommes du commissaire étaient chez lui, avertis par les jeunes du J.N.K. Ils l’avaient fouillé et trouvé ce billet. Et les ennuis avaient commencé.

— Alors ?

Couderc cligna des yeux.

— Quoi, monsieur le commissaire ?

Nicoro fit un signe de tête. Bakari et M’Polo, les deux inspecteurs noirs qui encadraient Couderc, tombèrent dessus à bras raccourcis. Ses lunettes sautèrent à l’autre bout de la pièce. Ils le frappaient à tour de rôle, avec des sautillements de danseur, le visage appliqué. Couderc saisit la cravate de Bakari pour se défendre ; le Noir le mordit cruellement à la main droite.

Michel Couderc tomba. Comme des automates bien réglés, les deux Noirs s’arrêtèrent, rajustèrent leur cravate et attendirent, en dansant d’un pied sur l’autre. Bakari essuya le bout de son escarpin poussiéreux sur le pantalon de Couderc, qui se relevait lentement.

— Alors, monsieur Couderc ? fit Nicoro, très calme.

Le malheureux secoua la tête.

— Pourquoi vos hommes me frappent-ils, monsieur le commissaire ?

L’œil valide de Nicoro se ferma de rage. Bien que parlant un excellent français, il avait du mal à prononcer les consonnes sifflantes, et quand il était en colère, son accent revenait.

Son poing s’écrasa sur le billet de 100 dollars.

— Chalauperie de Blanc, hurla-t-il, tu as fini de te moquer de la pouliche. Où as-tu trouvé ce billet de 100 dollars ? Chalaud, ji va ti faire crever. Ti te moques de la pouliche, ha, tu te moques de la pouliche, atta…

Il suait la haine par tous les pores, l’honorable Nicoro. Une gargouille de Notre-Dame aurait paru gracieuse à côté de son visage crispé. Bondissant de derrière son bureau, il envoya une claque à toute volée à Couderc qui alla s’aplatir sur la porte. Goguenards, les deux policiers noirs regardaient le Blanc, acculé et misérable.

Le commissaire envoya un coup de pied dans les reins de Couderc, qui gémit. Puis il le saisit au collet et le releva. Collant ses grosses lèvres contre le visage verdâtre de Couderc, il l’injuriait, mêlant le swahéli, le kirundi et le français.

— Tu volé aux Noirs ton argent, chalaud ! Je casse ton gueule, je va tuer chi faut.

Il se tourna.

— Bakari. Ton couteau.

Le policier sortit un long poignard fixé à sa ceinture dans une gaine de peau et le tendit à son chef. Nicoro le lui arracha presque. Un sourire méchant découvrit ses dents. Il avait retrouvé son calme. D’un geste sec, il glissa le bout de la lame dans la ceinture de Couderc et releva le poignet. Coupée net, la ceinture s’ouvrit. Précipitamment, Couderc saisit son pantalon à deux mains.

— Sur la tête, les mains, glapit Nicoro.

Il appuya son invective d’une estafilade sur le poignet de Couderc.

Celui-ci leva les mains et son pantalon s’affaissa sur ses chevilles, découvrant un caleçon de toile grise. Le commissaire brandit encore son arme et le caleçon s’ouvrit en deux. Machinalement, Couderc chercha à protéger de ses deux mains son ventre rond et blanc. La lame pointait déjà vers son bas- ventre.

— Maintenant, tu vas parler. Si tu dis un seul mensonge, je te coupe, fit le commissaire.

Ricanants, Bakari et M’Polo se déplacèrent pour contempler Couderc de face. A voix basse, ils échangeaient des quolibets sur ses facultés sexuelles, forts de leur supériorité.

— Alors ?

— Quoi, monsieur le commissaire ? fit faiblement Couderc.

La pointe s’enfonça de deux millimètres dans la toison châtain. Couderc fit un bond en arrière et se cogna à la porte. Lentement, Nicoro s’avança sur lui, le poignard à l’horizontale, menaçant le sexe du Blanc.

— On me l’a donné, cet argent ! hurla Couderc.

— Qui ?

— Je ne l’avais jamais vu. Il est venu chez moi. De la part d’un ami. Il s’appelle Malko Linge.

Nicoro avait repris son air rusé, mais demeurait aussi menaçant.

— Pourquoi il t’a donné 100 dollars ?

Couderc hésita. Il mesurait les risques mais haïssait tellement le commissaire qu’il faillit l’envoyer promener. Cependant la peur viscérale fut la plus forte.

— Il veut un guide.

— Un guide !

Le Noir éclata de rire.

— Toi ! Qu’est-ce que c’est que cette histoire. Tu mens.

— Non. Il veut un guide pour aller dans le Sud. Il ne parle ni swahéli, ni kirundi et ne connaît pas le pays.

— Pourquoi il veut aller chez les Mossos ?

— Je ne sais pas.

— Pourquoi t’a-t-il donné une somme si importante ?

— Je lui ai dit que je n’avais plus d’argent. Je dois m’acheter de l’équipement pour partir, et des vivres.

Dissimulant mal une expression d’intense satisfaction, Nicoro baissa le poignard et retourna s’asseoir à son bureau. Timidement, Couderc rapprocha les débris de son caleçon et remonta son pantalon. Puis il ramassa ses lunettes et les remit.

Sans instructions, les deux flics le laissèrent faire. Ils regrettaient sincèrement qu’il eût parlé. Ce n’est pas tous les jours qu’on voit castrer un Blanc. Sans compter que les restes, cela fait de bonnes portions.

Nicoro dissimulait sa jubilation en dessinant sur une feuille de papier. La présence de ce Malko au Burundi, il la connaissait. Inga avait bien fait son boulot. Il avait aussi appris quelque chose d’autre, Nicoro. Le virement de 40 000 dollars à la banque locale. Et cela lui aurait fait mal au cœur de se débarrasser du gêneur avant de l’avoir soulagé de cet argent. Même si ce n’était pas l’avis de tout le monde. Grâce à Couderc, il entrevoyait enfin une possibilité. Ce type-là n’allait pas partir dans le Sud les mains vides. On n’achète pas les diamants de contrebande à crédit.

Mais il ne fallait pas que l’autre se méfie.

À contrecœur, il tendit le billet à Couderc,

— Tiens. Reprends ça. Tu vas faire comme il te dit. Mais tu me tiendras au courant de tout.

— Oui, fit Couderc faiblement, maudissant sa lâcheté.

— Tu ne lui parleras pas de ta visite ici ?

— Non.

Nicoro se leva et reprit le poignard. S’approchant de Couderc, il articula lentement, comme il avait vu faire dans les films américains qu’on lui passait chez les jésuites :

— Si tu me trahis, je t’emmène dans la cave et je te tue moi-même. Tu mettras une semaine à crever. Maintenant, fous le camp.

Couderc tournait déjà les talons quand le commissaire le rappela. Juste pour voir s’il était bien en condition.

— II est où, ton type ?

Bien entendu, il le savait déjà.

— Au Pagidas.

— Bien. Fous le camp. Qu’est-ce qu’on dit ?

Akisanti Sana[2] murmura Couderc.

Au passage, Bakari envoya un léger coup de pied dans les fesses molles de Couderc, espérant vaguement une riposte, pour pouvoir cogner. Mais celui-ci connaissait trop bien les nègres. Il ne se retourna même pas, ferma la porte avec soin et se retrouva dehors, sous le soleil brûlant.

L’avenue de l’Uprona grouillait de monde. C’était le jour de marché et tous les Noirs de la brousse, venus de Muramuya, Bubanza et Mwizar voulaient voir l’ancien palais du Gouverneur promu Palais royal et, depuis un mois, présidence de la République.

C’était une bâtisse assez laide, au milieu d’un parc, mais pourvue, aux yeux des Burundiens, d’un prestige incomparable : les Blancs l’avaient habitée.

Bousculé par une négresse, le torse nu et les cheveux rasés en signe de deuil, Couderc marmonna une injure swahéli et se retourna vivement pour voir si elle l’avait entendue, stupéfait de sa propre audace.

Il tremblait encore de haine et de peur et décida de faire une halte place de l’Indépendance, à La Crémaillère. Il commanda une bière Polar et essuya ses lunettes. Il avait encore mal un peu partout. Laissant vagabonder son esprit, il se mit à rêver de sanglants pogroms et de lui, Couderc, balayant d’une mitrailleuse implacable des rangs de Noirs terrorisés.

C’était bon de rêver. Mais il était dans de sales draps. Nicoro tiendrait sa promesse s’il le trahissait. Il ne tenait pas à finir dans les caves de la Sécurité. D’autre part, Malko représentait la seule chance qu’il pouvait avoir de s’évader de ce putain de pays. Cela ne laissait pas beaucoup de marge de manœuvre.

Sa main le faisait souffrir. Il la tâta, inquiet, hésitant à aller se faire panser chez un pharmacien. On lui avait toujours dit qu’une morsure de nègre, c’était aussi dangereux qu’une morsure de singe : ça s’infectait tout de suite et on pouvait en crever. De dégoût, il frissonna et commanda un cognac à l’eau gazeuse.

Le commissaire Nicoro poussa d’une main ferme la porte du Club des gentlemen sélectionnés.

Il était situé près de La Crémaillère, le meilleur restaurant de Bujumbura, depuis que le Mavali, au bord du Lac, avait été fermé parce que trop de clients y étaient morts de mort violente ; en particulier, deux ministres successivement. La terrasse était d’un accès trop facile pour les gens mal intentionnés, dotés d’armes automatiques. Le Club était le lieu de rendez-vous de tous les Noirs haut placés du gouvernement. En principe, il n’était pas ouvert aux Blancs, sauf à ceux qui entretenaient de juteuses combinaisons avec de hauts fonctionnaires. C’est là que s’étaient conclus les fantastiques accords bradant le café burundien sur la marché international, pour le plus grand profit d’un certain nombre de gens, y compris Nicoro et pas mal de Grecs.

Le Club était encore désert. Il n’était pas 6 heures. Le commissaire s’assit dans un fauteuil de cuir et commanda un Fernet-Branca. Il avait l’estomac fragile, et de se mettre en colère lui donnait des aigreurs.

De plus, il n’ignorait pas qu’il jouait avec le feu, en faisant passer sa cupidité avant les intérêts de ses associés. Ce nouveau venu aurait déjà dû être mort ou expulsé.

Devant son air sombre, le barman se garda bien de lui adresser la parole et se retrancha derrière son comptoir.

Mais après le Fernet-Branca, Nicoro commanda un cognac, pour mieux réfléchir. L’avidité lui desséchait le palais. 40 000 dollars ! Il fallait agir avec prudence ; l’inconnu ne devait pas être du genre à se laisser faire. La légalité, c’était ce qu’il y avait de mieux. Cela ne lui déplaisait pas ; ainsi, en plus, il pouvait humilier ses victimes. Un peu ragaillardi, Nicoro trempait les lèvres dans son cognac quand la porte s’ouvrit violemment sur un type énorme, boudiné dans un costume bois-de-rose, avec de petits yeux cerclés de rouge, hargneux et vifs, et un crâne comme une boule de billard. Il eut un sourire de crocodile en voyant le commissaire et fonça droit sur lui.

Son visage bouillonnait de rage contenue et de méchanceté. Sans souci du garçon qui s’était approché pour prendre les commandes, il sortit de sa ceinture un colt 38 et en enfonça le canon dans l’estomac de Nicoro. Celui-ci devint gris. Dans l’état où il était, l’autre était capable de lui vider le barillet dans les tripes. Ce n’était pas par hasard qu’on l’appelait aussi Ari-le-Tueur.

— Nico, fit celui-ci, si tu commences à faire le malin avec moi, tu vas aller rejoindre ton putain de bon dieu nègre avant longtemps.

Des esprits naïfs auraient pu s’étonner qu’un simple hôte du Burundi se permît de parler sur ce ton à un des fonctionnaires les plus redoutés et les plus puissants de la République.

Mais Aristote Palidis, grec cypriote, était le numéro Un du trafic des diamants au Burundi. Ses rabatteurs allaient les chercher jusqu’au Kassaï, et même en Afrique du Sud. Ensuite, ils partaient au Liban grâce à un filière où le commissaire jouait un rôle important. Comme par hasard, les messagers n’étaient jamais fouillés. Et tous les petits trafiquants impitoyablement arrêtés ou dénoncés à Ari-le-Tueur, ce qui ne valait guère mieux.

A Bujumbura, les Grecs tenaient presque tout le commerce local avec les Indhous. Tous payaient de grasses mensualités à Nicoro en échange de sa protection active, ou passive. Mais, pour lors, le commissaire avait perdu toute sa superbe. Si Ari le soupçonnait de vouloir traiter une affaire derrière son dos avec le nouveau venu, il était capable de l’abattre sur-le-champ. D’autre part, il n’était pas question de lui parler des 40000 dollars. Cruel dilemme. Il chercha à gagner du temps et déboutonna nerveusement le premier bouton de sa tunique.

— M’sieur Ari, ne vous énervez pas, fit-il d’un ton pleurnichard. Qu’est-ce qui se passe ? On vous a manqué de respect ?

L’autre s’en étrangla de rage.

— Tu te fous de ma gueule en plus ! Il y a un type qui se balade en ville pour acheter des diamants, je te dis de le virer, et tu es là à te saouler la gueule.

Nicoro eut un sourire apaisant, qui le rendit encore plus affreux. Décidément, la bonté, ce n’était pas son genre.

— Je ne me tourne pas les pouces, m’sieur Ari. Je sais déjà tout sur cet homme.

— Et alors ! Ce que je veux, c’est qu’il disparaisse. Je te paie pour cela, non ?

Ça tournait au vinaigre. Pris d’une subite inspiration, Nicoro raconta l’interrogatoire de Couderc. Un peu calmé, le Grec avait rentré son pistolet.

Le commissaire conclut :

— Jusqu’ici, il n’a rien fait d’illégal. Je ne peux pas l’arrêter. Et puis, ce serait intéressant de savoir d’où viennent les pierres qu’il vient chercher ; ce sont des gens qui vous trahissent, m’sieur Ari.

Celui-ci grogna.

— Je m’en fous. Je veux que tu me débarrasses de ce type le plus vite possible.

Il était redevenu menaçant. A la place du pistolet, il enfonçait un doigt dur comme de l’acier dans l’estomac du flic.

— Tâche de te démerder, négro. Sinon, ça va faire du gâchis. Tu vois ce que je veux dire ?

Sur ces paroles vengeresses, il quitta le Club des Gentlemen sélectionnés, qui n’avait jamais si peu mérité son titre, en claquant la porte. Nicoro, au fond, n’était pas mécontent. Il savait qu’un jour, il aurait la peau du Grec. Il se vengerait d’un coup de toutes les humiliations. Mais avant, il lui aurait soutiré beaucoup d’argent.

Quant au nouvel arrivant, il était hors de question de le laisser partir comme ça. L’idéal consistait à lui prendre son argent légalement et à le livrer ensuite au Grec. Celui-ci avait une panthère aux yeux bleus, Sira, qui vivait en quasi-liberté dans sa grande maison sur les collines, à l’est de la ville. Elle avait déjà été très utile à plusieurs reprises. Il suffisait de la laisser jeûner un jour ou deux et de l’énerver un peu.

Grâce à Michel Couderc, il espérait mener à bien rapidement la première partie de l’opération. Le reste serait beaucoup plus facile.

Il termina son cognac, prenant note mentalement de supprimer le barman à la première occasion. Il l’avait vu baisser pavillon devant Ari-le-Tueur et c’était extrêmement mauvais pour son prestige.

Après avoir reboutonné sa tunique, il descendit dîner à La Crémaillère.

Brigitte Vandamme l’accueillit avec un sourire charmeur. Chaque fois qu’il la voyait, Nicoro maudissait le ciel de lui avoir donné la tête qu’il avait. Brigitte était une fille de 1,75 m, avec un corps splendide bien qu’un peu épanoui et un visage avide et sensuel encadré de cheveux auburn.

Ce soir, elle portait, comme presque toujours, un chemisier de soie qui laissait deviner son soutien- gorge et une jupe très courte en shantung grège.

— Il y a du poulet à la crème, commissaire, annonça-t-elle. Je vous en garde.

Nicoro avala péniblement sa salive. Depuis qu’il la connaissait, il avait envie de coucher avec Brigitte. Veuve depuis cinq ans d’un gros Belge mort dans un accident de voiture, elle avait la réputation d’aimer les Noirs, surtout les jeunes boys qui arrivaient tout frais de la brousse. Elle en consommait pratiquement un par mois.

Afin de l’amadouer, Nicoro lui avait donné la concession pour la nourriture des prisonniers de la Maison-Blanche, la prison de Bujumbura. Brigitte l’avait remercié, l’avait invité plusieurs fois, s’était laissé tenir la main, avait croisé très haut ses minijupes, mais cela n’avait jamais été plus loin. Et en dépit de sa puissance, Nicoro n’osait pas l’attaquer de front.

Justement, elle était là, à portée de la main, sa croupe oscillant au niveau du visage de Nicoro, comme si elle le faisait exprès. Son parfum rendait fou le commissaire. Il se promit de l’emmener danser au Koriko à la première occasion. Grâce aux lumières tamisées, il retrouverait son sang-froid.

Dans le noir, son horrible tronche choquait moins.

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