Chapitre XIV

Malko se laissa tomber sous un acajou avec un cri de douleur, et l’impression d’avoir un morceau de bois à la place du genou. Souvenir du frein à main. Il releva la jambe de son pantalon. Son genou était enflé et douloureux mais ne paraissait pas cassé. Michel Couderc le rejoignit sous l’arbre, hagard. Un des verres de ses lunettes s’était cassé et il dodelinait de la tête comme un homme ivre. Malko aperçut une vilaine ecchymose sur sa tempe droite.

On ne voyait plus la route cachée par un épais rideau d’arbres.

Ils avaient couru en droite ligne pendant près d’un quart d’heure. Le colt volé par Brigitte à la sentinelle était resté dans la Chevrolet et ils n’avaient pas d’armes.

Le guet-apens avait été bien organisé : le camion s’était laissé volontairement rattraper à l’endroit où il était sûr de pouvoir les envoyer dans le ravin. Comme il n’y avait qu’une seule route, il ne pouvait pas les rater. C’était signé Aristote. Et les trois occupants du véhicule étaient là pour parfaire la besogne, si besoin était…

— Où sommes-nous ? demanda Malko.

Couderc haussa les épaules :

— Je ne sais pas. Il n’y a aucun centre important dans le coin, seulement des villages. Mais il ne faut pas revenir sur la route, ils nous attendent certainement. Enfonçons-nous dans la forêt. Les Noirs sont paresseux, ils n’iront pas nous chercher.

— On ne peut pas faire 500 kilomètres à pied, dit Malko. Ni pourrir dans la jungle, ni…

Une détonation lui coupa la parole et une balle déchiqueta en sifflant les feuilles de l’acajou. Instinctivement, les deux hommes s’aplatirent.

— Ah, les macaques ! jura Couderc.

Malko surmonta sa douleur et se leva. Clopinant, il s’enfonça dans la forêt perpendiculairement à la route. S’ils restaient là, ils allaient être massacrés.

En silence, ils marchèrent pendant près de deux heures, toujours face au soleil. De temps en temps, la forêt faisait place à des buissons épineux coupant comme des rasoirs. Couderc marchait comme un automate, le regard fixe. Plusieurs fois, il trébucha et Malko dut le relever. Le choc qu’il avait reçu sur la tête semblait l’avoir complètement déboussolé. Il marmonnait des phrases sans suite, en français et en swahéli, et regardait Malko d’une drôle de façon.

Maintenant, le soleil était haut dans le ciel et la chaleur effroyable. Ils arrivèrent dans une petite clairière bordée par un énorme banian.

— Glissons-nous sous les racines, proposa Malko. On nous verra moins et on aura moins chaud.

Couderc obéit sans répondre et se laissa tomber sur le dos. Malko se coinça tant bien que mal de façon à apercevoir la direction d’où ils venaient.

Jamais de sa vie, il ne s’était senti aussi épuisé. Moralement et physiquement Le bourdonnement des insectes tropicaux le saoulait comme le hurlement d’un réacteur de Jet. Des taches noires passaient devant ses yeux.

Sale pays. Sale métier. Sale mission.

Il eut un sourire amer devant l’énorme acajou qui lui bouchait la vue. Il y avait de quoi tailler toutes les boiseries de son château… A condition de les emmener sur son dos. En attendant, il se trouvait au cœur d’un pays hostile, désarmé, sans aucun secours possible, avec un blessé qui délirait à moitié. S’il s’en sortait, il mériterait une prime. Il n’osait même plus penser au retard que prenait sa mission. Il fallait vraiment que les deux cosmonautes aient atterri loin de toute civilisation pour que personne ne les ait encore retrouvés…

Avec haine, il regarda la forêt : ces arbres immenses, cette végétation luxuriante, ces crissements inquiétants, tout cela le paralysait. Il se découvrait affreusement civilisé. En pensant à son château et à la neige d’Autriche, il s’endormit.

Lorsque Malko ouvrit l’œil, le soleil était déjà bas et on se serait cru seulement dans l’antichambre de l’enfer.

Il secoua Couderc qui dormait en geignant, la bouche ouverte. Leurs poursuivants avaient sûrement abandonné. Il fallait tenter de revenir à Bujumbura et chercher asile chez Brigitte.

— Qu’est-ce qu’il y a ? fit Couderc, en se réveillant en sursaut. Oh, ma tête…

— Rien, il faut repartir.

Son genou lui faisait moins mal. Il tira son compagnon de dessous les racines et le mit debout. Il avait l’air en fichu état. Ses yeux roulaient derrière ce qui restait de ses lunettes, son teint faisait penser au plâtre et de petites rigoles de sueur sale glissaient le long de ses joues rondelettes.

« Mon Dieu, pensa Malko, faites qu’Allan Pap n’oublie pas le rendez-vous ! »

De Bujumbura, il parviendrait toujours au Congo.

— je vais crever, murmura Couderc. Ma tête…

— Ça va aller mieux, répliqua Malko. Un peu de courage !

Il passa son bras sous l’aisselle de Couderc pour l’aider à marcher. L’autre était affreusement lourd. Pourvu qu’il ne s’évanouisse pas !

Ils se mettaient en marche quand une voix sèche fit sursauter Malko :

— Arrêtez, tous les deux. Et retournez-vous.

C’était une voix de femme. Michel Couderc s’immobilisa et Malko se retourna. A 10 mètres d’eux, à la lisière des buissons, une jeune fille avec des bottes de cuir noir et un chapeau de brousse, braquait sur eux une carabine américaine, tenue à la hanche d’une façon très efficace. De son visage Malko ne remarqua que les yeux bleus et une bouche dure.

— Jetez vos armes.

Malko ne bougea pas, trop surpris pour répondre.

Le canon de la carabine bougea légèrement et une détonation fit s’envoler une grappe d’oiseaux. La balle s’enfonça dans le sol, près des deux hommes.

— Je ne plaisante pas, répéta l’amazone. Jetez vos armes.

Elle parlait français avec un accent anglais. Malko lui dit en français :

— Je n’ai pas d’armes. Mais…

— Taisez-vous.

Le ton était sans réplique. La jeune femme se retourna et appela en swahéli. Aussitôt trois grands Noirs vêtus de pagnes sortirent de la forêt et encadrèrent les deux hommes.

— Je vous conduis à la ferme, dit la jeune femme. N’essayez pas de vous enfuir. Après je vous livrerai à la police.

Malko sursauta :

— Mais vous êtes folle !

Elle haussa les épaules :

— Vous êtes sur mes terres. Et j’ai horreur des trafiquants de diamants. En avant.

Un des Noirs, énorme, donna une violente poussée à Malko qui se mit en marche, en entraînant Couderc.

Balançant son fusil, l’inconnue prit la tête de la colonne. Ils s’engagèrent dans un sentier de brousse qu’ils suivirent dix minutes et brusquement débouchèrent dans un espace dégagé. C’était un immense champ de soja, tiré au cordeau. Au fond, on apercevait une grande bâtisse peinte en blanc.

Il ne restait pas beaucoup de temps pour agir. Malko appela :

— Mademoiselle !

La jeune femme ne se retourna même pas. Alors, évitant les trois Noirs il bondit. En deux enjambées il rattrapa la geôlière et saisit la crosse de la carabine. Il tira d’un coup sec. Déséquilibrée, la jeune femme roula à terre, perdant son chapeau de brousse. Malko avait déjà l’arme braquée sur les trois Noirs. Ils s’arrêtèrent net. Malko n’avait pas dit un mot mais il y a des mimiques qui valent largement l’espéranto.

— Couderc. Vous pouvez les tenir en respect ?

Le compagnon de Malko sursauta. Un éclair passa dans ses yeux quand il vit la carabine braquée sur les Noirs. Rapidement, il vint se mettre à côté de Malko et grinça :

— Je vais les… Donnez-moi ça.

— Non, fit Malko fermement. Menacez-les seulement.

Il tendit l’arme à son compagnon.

Il était temps : la jeune fille s’était relevée et sautait sur Malko. Il évita un coup de botte qui, s’il avait atteint son but, aurait considérablement changé son avenir.

Ecarlate de rage, son adversaire hurla quelque chose en swahéli. Un léger frémissement parcourut les Noirs mais le canon de la carabine les ramena à de meilleurs sentiments. Malko parvint à saisir les deux poignets de la fille et, en dépit de ses coups de pied, réussit à la maintenir solidement. Elle hurla :

— Mon père vous tuera ! Salaud ! salaud !

— Couderc, emmenez tout le monde à la maison là-bas ; j’ai à parler à cette jeune personne. Je vous rejoins, ordonna Malko.

Les trois Noirs ouvrant la marche, la petite caravane se mit en marche sur le sentier. La jeune fille continuait à se débattre et à trépigner. Quand le groupe fut suffisamment éloigné, Malko lâcha ses poignets et il recula vivement. Pas assez vite pourtant. Il sentit la douleur cuisante de la gifle avant de réaliser.

Les mâchoires serrées, les cheveux blonds dénoués, le visage enflammé de colère, elle le dévisageait avec haine :

— Alors, vous allez me violer ? siffla-t-elle. Allez-y, ne vous gênez pas.

II fallut à Malko ses siècles d’atavisme pour ne pas lui donner raison.

— Je ne vais pas vous violer mais vous donner une bonne fessée, si vous continuez votre numéro de sauvageonne, dit-il. Voulez-vous m’écouter ?

— Non.

Elle bondit pour s’enfuir. Au vol, il lui reprit les poignets et se colla contre elle pour éviter ses coups de pied. En dépit de la chaleur, elle exhalait une odeur fraîche et agréable de femme soignée. Une seconde leurs corps s’épousèrent étroitement. Puis, elle donna un violent coup de rein.

— Salaud, vicieux, je vous tuerai.

Cela devenait une rengaine. Malko dit calmement :

— Ecoutez, je ne suis ni un salaud, ni un vicieux, ni un trafiquant de diamants. Je suis un homme traqué totalement inoffensif. J’ai besoin de votre aide. Je vous donne ma parole que mes activités n’ont rien de déshonorant.

Pour toute réponse, elle enfonça ses dents dans le poignet de Malko et serra de toutes ses forces. Il poussa un hurlement et la lâcha. Elle fit un bond en arrière avec un grand éclat de rire nerveux.

Malko était ivre de rage. Sans réfléchir, sa main partit. La gifle claqua à toute volée.

La jeune fille fit «oh». Puis brusquement, de grosses larmes envahirent ses yeux et elle se mit à sangloter.

— Personne ne m’a fait cela, jamais, murmura-t-elle.

Très gêné, Malko ne savait plus où se mettre. C’était la première fois de sa vie qu’il giflait une femme. Il prit doucement la main droite de son adversaire et la porta à ses lèvres :

— Je vous demande mille fois pardon, dit-il. Je n’ai pas l’habitude de me conduire ainsi mais je suis en danger de mort et il faut absolument que vous m’écoutiez. Je ne suis pas un trafiquant de diamants, je vous le répète, et j’ai besoin de vous.

Elle le regarda à travers ses larmes. Cette fois, il sentait que ses paroles portaient. Ses yeux d’or plongèrent dans les yeux bleus et ne les lâchèrent plus. Il «sentit» la jeune fille se rebeller, puis céder.

— Vous dites la vérité ? demanda-t-elle.

— Je vous le jure.

— Mais comment…

Malko tira son portefeuille récupéré au greffe et lui tendit une carte de visite où était gravé : Son Altesse Sérénissime le prince Malko Linge,

— Permettez-moi de me présenter.

Elle lut la carte et leva des yeux abasourdis.

— Vous êtes vraiment prince ?

L’éternelle question. Malko sourit et s’inclina légèrement :

— Pour vous servir, mademoiselle…

— Ann. Ann Whipcord.

Malko la détailla pour la première fois : elle avait presque un corps de garçon, avec une petite poitrine et des hanches étroites. Mais le visage était ravissant : une bouche un peu épaisse et sensuelle, un petit nez droit et des yeux bleus.

Elle rougit sous son examen ; il se hâta de dissiper la gêne :

— Pourquoi nous avoir accueillis ainsi ? Ce n’est pas la coutume, j’imagine ?

Une lueur noire passa dans les yeux d’Ann.

— On m’a prévenue. Des Noirs du village voisin ont fait savoir que deux hommes, des Blancs, des trafiquants de diamants, s’étaient réfugiés sur mes terres après avoir échappé à la police lancée à leur trousse. Ce n’est pas la première fois. Alors, j’ai pris ma carabine, des boys, et je suis partie à votre recherche.

— Je vois.

— Si vous n’êtes pas trafiquant, que faites-vous ici ? demanda Ann. Ce n’est même pas une région de chasse.

Moment délicat ! C’est dans ces minutes-là que Malko montrait sa supériorité sur les professionnels purs, trop conditionnés aux règles essentielles du métier pour prendre la moindre liberté avec elles.

Une chose était certaine. Ann tenait sa vie entre ses mains. Et il sentait que s’il lui racontait le moindre mensonge, c’en serait fait de sa fragile confiance.

Bien sûr, un agent de renseignements ne doit jamais se découvrir. Mais mort, il serait d’une piètre utilité à la C.I.A.

Ils étaient toujours debout dans le sentier, face à face. Il chercha son regard et le «verrouilla».

— Ann, quel âge avez-vous ?

— Mais… vingt-cinq ans…

— Etes-vous capable de garder un secret ? Pour tout le monde, même pour votre père ? Et pour aussi longtemps que vous vivrez, où que vous soyez ?

— Oui.

— Asseyez-vous.

Elle lui obéit et ils s’assirent tous les deux au bord du sentier.

Malko raconta rapidement son arrivée au Burundi et ses démêlés locaux, glissant sur l’épisode Jill.

— Mais pourquoi les trafiquants ont-ils voulu vous tuer ? demanda Ann.

— Parce que tout le monde est persuadé que je suis au Burundi pour acheter un lot de diamants clandestins. Vous allez être la seule à connaître la vraie raison de mon séjour.

— Je suis en mission pour le gouvernement américain. Je recherche deux hommes perdus dans le Sud. Il faut absolument que je les retrouve.

Elle ouvrit de grands yeux.

— Mais pourquoi ne pas envoyer une mission officielle ?

Il lui expliqua le triste état des relations diplomatiques entre le Burundi et son pays d’adoption. Insistant sur la susceptibilité des Noirs, pour tout ce qui touchait leurs prérogatives nationales. Et sur l’urgence qu’il y avait de récupérer les deux Américains égarés dans ce pays hostile.

Ann secoua la tête :

— Je ne comprends pas. Le Sud est une région sauvage, sans route. Leur avion est tombé ?

— C’est un peu cela, dit Malko. Eux aussi étaient en mission secrète. Une mission ingrate, et dangereuse, mais très importante pour leur pays.

La jeune fille cherchait à assimiler tout ce que lui disait Malko. Elle leva la tête et demanda timidement :

— Mais alors, vous êtes… un espion ?

Il y avait une imperceptible réticence dans sa voix. On sentait que ce mot était associé chez elle à quelque chose de laid.

— C’est un mot que nous ne prononçons jamais, admit Malko. Disons que je travaille pour un service de Renseignements.

Elle rougit :

— Pardon. Je vous ai blessé. Je ne voulais pas.

Instinctivement, elle avait posé sa main sur la sienne. Ils restèrent ainsi une seconde, puis elle se leva brusquement :

— Rentrons. Mon père va s’inquiéter en ne me voyant pas.

Le sentier était bordé de bambous épais. Tout en marchant, Ann expliqua à Malko qui elle était.

— Mon père a cette propriété depuis trente ans, dit-elle, lui-même est né en Rhodésie et ma mère était belge. Il ne veut pas s’en aller. De toute façon, depuis l’Indépendance du Burundi, elle est invendable. Les Blancs n’en voudraient pas et les Africains la paieraient une bouchée de pain. Alors nous restons. D’ailleurs, j’aime ce pays. Je crois que je ne pourrai pas vivre en Europe. Je n’y ai été que deux fois seulement.

— Mais c’est terriblement isolé ?

Une ombre passa dans la voix d’Ann.

— Bien sûr. Tous les deux ou trois mois, nous allons en Rhodésie ou au Congo faire du shopping ou voir des amis. Il y a d’autres plantations comme les nôtres au Kassaï. On se voit de temps en temps. Je n’aime pas quitter mon père. Ma mère est morte et nous sommes tous les deux seuls.

— Et les Noirs ?

Elle haussa les épaules.

— Jusqu’ici, ça va. L’éloignement de Bujumbura nous épargne les petites tracasseries administratives. Les plus dangereux sont ceux des tribus qui redeviennent sauvages peu à peu et font des raids de pillage. On a quelques Noirs fidèles, pour des raisons tribales. Nous les avons armés. J’ai peur qu’un jour nous soyons obligés de partir, comme au Congo ou au Kenya, mais je n’arrive pas à me faire à cette idée.

Ils débouchèrent sur une superbe pelouse aussi verte que l’Irlande.

— La fierté de mon père, expliqua Ann. Il faut six boys en permanence pour s’en occuper.

Au-delà de la pelouse, il y avait une des plus étranges maisons que Malko ait jamais vues. On aurait dit une maison coloniale américaine, avec une grande véranda et des colonnes. Mais elle avait d’étranges fenêtres rondes et était flanquée de chaque côté, d’une petite tour, comme un château fort miniature.

Le tout était peint en blanc, comme un décor de dessin animé.

Derrière, on apercevait d’autres bâtiments en bois, la ferme et le logement des Noirs. Tout était net et tiré au cordeau. On se serait cru en Europe, sans les arbres immenses qui parsemaient le domaine.

Devant la maison, Couderc, toujours l’arme à la hanche, les trois Noirs et un inconnu formaient un petit groupe.

— C’est mon père, souffla Ann.

Il avait les cheveux presque rasés, une stature d’athlète et un teint bronzé qui faisait ressortir d’extraordinaires yeux bleu faïence. En voyant Ann, il eut un sourire traduisant son soulagement. Elle se hâta de le rassurer.

— Daddy, annonça-t-elle, on nous avait raconté des histoires. Ces gens sont parfaitement honorables. Mais ils ont eu des ennuis avec l’administration à Bujumbura.

M. Whipcord sourit encore et tendit sa main à Malko.

— Dans ce cas, monsieur, vous êtes le bienvenu dans ce domaine, aussi longtemps qu’il vous plaira d’y rester.

Il avait dû être très beau et ses traits réguliers étaient pleins de charme. Sa poignée de main broya les phalanges de Malko. Celui-ci se présenta et s’excusa de son intrusion.

— Je ne serai pas en mesure d’accepter longtemps votre hospitalité, précisa-t-il. Car je dois continuer mon chemin, aussi vite que possible.

M. Whipcord était un gentleman. Il ne demanda pas à Malko quelles étaient ces obligations urgentes.

— Vous semblez épuisé, remarqua-t-il. Je vous fais préparer deux chambres, afin que vous preniez un peu de repos.

Michel Couderc regardait alternativement Malko et Ann. On sentait qu’il avait envie de se pincer : il les avait laissés pratiquement en train de se battre et ils semblaient prêts à tomber dans les bras l’un de l’autre. Décidément, cet homme aux yeux dorés lui réserverait toujours des surprises. Mais il avait bien trop mal au crâne pour réfléchir. Il se laissa guider jusqu’à sa chambre par un des boys après avoir posé la carabine sur la table de la véranda.

Malko s’assit dans un fauteuil de rotin. Un boy apporta un plateau avec une bouteille de gin, du tonic et des verres.

Ils trinquèrent tous les trois, puis le père d’Ann s’excusa et partit à grandes enjambées dans le domaine.

Ann et Malko restèrent seuls. L’alcool lui fit du bien. Mais il aurait payé cher une bonne vodka russe. Après tous ces revers, il avait vraiment besoin d’une pause…

Ann rompit le silence.

— Quand partons-nous dans le Sud ?

Malko la regarda, à la fois ennuyé et touché.

— Ann, vous savez ce que cela signifie. C’est dangereux. Il y a des gens qui feront n’importe quoi pour m’abattre. Au Burundi, je suis un hors-la-loi, un évadé de prison. Sans compter que je n’ai aucune idée de l’endroit où je vais.

Elle haussa les épaules et se versa une rasade de gin :

— Avez-vous. déjà chassé le rhinocéros ?

— Non.

— Eh bien, ce n’est certainement pas plus dangereux. Et j’ai abattu deux rhinos, toute seule. D’ailleurs, votre ami est hors d’état de voyager et seul, vous ne ferez pas 100 milles. Dans les villages les gens ne parlent que le swahéli et un Blanc isolé, ne connaissant pas le pays, est une proie bien tentante…

— Mais votre père…

— Je lui dirai que je vous raccompagne à Bujumbura.

— Que va-t-il penser ?

— Vous lui êtes sympathique. Autrement, il vous aurait déjà chassé à coups de fusil.

— Evidemment.

Le boy s’approcha et mit de la glace dans le verre de Malko.

— On se croirait dans un club de Londres, remarqua-t-il. Ils sont très stylés.

Ann rit de bon cœur et désigna un des boys.

— Vous voyez celui-là ? Il sort tout droit de son village. Quand il est arrivé, il y a trois mois, c’était un vrai sauvage. Le premier jour, je lui ai dit : «Tu vas faire de la soupe au chien.» Je suis partie chasser. Quand je suis revenue le soir, il m’attendait, assis sur ses talons, tout fier. Il m’a conduite à une marmite où bouillait un mélange infâme : il avait pris mon teckel, l’avait tué, découpé et fait cuire ! Et que pouvais-je dire ?

Ils rirent de bon cœur tous les deux. Ann avait vidé le tiers de la bouteille de gin. Ses yeux brillaient et elle n’avait plus rien de commun avec la tigresse de l’après-midi. Elle s’étira et regarda le costume taché et déchiré de Malko.

— Je vais me changer et me laver. J’ai dit au boy de vous prêter un des costumes de mon père. Vous êtes de la même taille. A tout à l’heure.

La nuit tombait. Malko alla dans sa chambre et prit une douche. Même l’eau froide était tiède. Il n’y avait pas l’air climatisé mais un vieux ventilateur que le poids d’un moustique aurait paralysé. II s’étendit sur le lit et s’assoupit immédiatement. Son genou allait beaucoup mieux.

Des coups frappés à sa porte le réveillèrent. Il s’enveloppa dans une serviette et alla ouvrir. Le boy tueur-de-chien était là, tout sourire.

— Miss Ann want… to see mister, dit-il en mauvais anglais.

Malko passa une chemise et un pantalon et le suivit. Il était pieds nus et le guida jusqu’au premier étage. Après avoir frappé, il s’effaça pour laisser entrer Malko, puis referma et disparut.

C’était visiblement la chambre d’Ann, avec un grand lit à colonnes drapé d’une moustiquaire rose, et une petite commode en bois de santal.

Mais Ann n’était pas là.

Il s’apprêtait à ressortir, croyant à une erreur du boy quand la voix de la jeune fille l’arrêta :

— Malko, je suis là.

Une porte était entrouverte. Il la poussa et s’immobilisa sur le seuil.

Ann était étendue très gracieusement dans une baignoire vieux style, les cheveux enroulés dans une serviette, son torse menu presque hors de l’eau. La pointe de ses seins affleurait juste l’eau mousseuse. Le reste de son corps était parfaitement visible. Une lueur amusée dansait dans ses yeux. Elle tendit la main :

— Entrez, et fermez la porte.

Malko obéit. Décidément, l’Afrique réservait des surprises. Très à l’aise, Ann annonça :

— J’ai toujours aimé qu’on me frotte le dos dans mon bain. Pas vous ? Tenez, prenez ce gant de crin. Otez votre chemise, vous allez vous éclabousser.

Lentement, Malko défit les boutons de sa chemise. Quand il se pencha pour prendre le gant. Ann passa la main sur sa poitrine et murmura :

— C’est Dieu qui m’a envoyée à toi.

— Pourquoi ?

— Je lui avais demandé un bel amant.

Consciencieusement, Malko frottait la peau fine du dos de la jeune fille. Elle ferma les yeux, laissant filtrer à travers ses lèvres une sorte de ronronnement. Puis elle lui prit la main et la ramena sur sa poitrine.

— Frotte là aussi.

Où était la sauvageonne prête à le tuer ? On aurait dit que l’alcool avait fait tomber toutes les barrières. L’alcool et l’Afrique.

Il la sentit frémir sous le contact rude du gant de crin. A son tour, malgré sa fatigue et ses soucis, il avait envie d’elle. Sa main s’appesantit sur la peau délicate et Ann ouvrit les yeux.

— Viens.

Comme Malko hésitait, elle l’attrapa par sa ceinture et tira. Déséquilibré, il tomba dans la baignoire avec son pantalon.

Ann le reçut sans broncher. Il sentit ses cuisses musclées l’enserrer, l’eau gicla de tous côtés. En dépit de sa position inconfortable, Ann se démenait furieusement. Puis elle se détendit et resta un bras hors de l’eau, l’autre passé autour du torse de Malko, les yeux fermés. La serviette qui retenait ses cheveux s’était défaite et ils trempaient dans l’eau.

Malko bougea un peu et lui embrassa la commissure des lèvres. Il remarqua que sa jolie bouche était encadrée de deux plis d’amertume qui la faisaient paraître plus vieille.

Il sortit de la baignoire et retira son pantalon trempé. Ann le regardait, les yeux mi-clos,

— Tu me prends probablement pour une folle ou pour une refoulée, dit-elle doucement. Tu as peut-être raison. Mais ici, on ne vit pas comme ailleurs, on ne sait jamais si on sera vivant la semaine suivante. J’avais une amie, au Kassaï, il y a deux ans, elle a été arrêtée par une patrouille de gendarmes katangais. Elle avait mon âge. Tout ce qu’elle a pu leur dire, pour éviter d’être égorgée, en plus, c’est : « O.K. mais sans le casque et pas tous ensemble… »

» Alors, quand on a envie d’un homme, on n’attend pas qu’il vous fasse la cour trop longtemps. De toute façon, demain, nous allons partir ensemble.

— Je ne te prends pas pour une folle et je te comprends, dit Malko. Mais je voudrais bien reprendre une tenue décente. Si ton père arrivait…

— O.K.

Elle sauta de la baignoire, se drapa dans un peignoir de bain et disparut. Elle revint avec un costume de toile blanche et une chemise, qu’elle jeta sur son lit.

— Et les boys ? demanda Malko.

— Les boys ?

Elle était sincèrement surprise.

— Pour moi, ils ne comptent pas plus que les meubles. Anyway, ils pensent que toutes les Blanches sont des putains.

En un clin d’œil, elle avait passé des dessous et une robe de toile boutonnée sur le devant. Elle s’approcha de Malko et l’embrassa légèrement :

— Tu vois, nous sommes très convenables maintenant.

Le dîner s’achevait. George Whipcord n’était pas bavard. Les yeux dans le vague, il répondait par monosyllabes aux essais de conversation polie de Malko, qui se débattait vaillamment avec le poulet de brousse grillé au soja. Immangeable. Ils dînaient sur la véranda et tout autour d’eux, le domaine bruissait de mille bruits d’insectes invisibles.

Ann, très digne, entretenait une conversation faite de riens, typiquement anglo-saxonne. Quelques phalènes tournaient lentement dans le cercle lumineux.

Un boy servit du café sans goût. George Whipcord se leva et s’excusa, expliquant qu’il devait se lever très tôt. Ann et Malko s’installèrent dans les fauteuils. D’innombrables étoiles brillaient dans un ciel fabuleusement violet. A droite, on apercevait les lumignons du village des ouvriers noirs. La ferme était éclairée grâce à un groupe électrogène.

— Je suis inquiet pour Couderc, dit Malko.

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas. Il est bizarre depuis l’accident. J’ai été le voir dans sa chambre, tout à l’heure. Il n’a pas voulu venir dîner. Il se plaint de la tête et en même temps marmonne des mots sans suite. J’ai l’impression qu’il a reçu un choc sérieux.

Ann haussa les épaules :

— Laisse-le passer une bonne nuit. Demain, il ira mieux. Et s’il est trop malade, nous le laisserons ici.

C’est vrai. Il fallait repartir, continuer. L’Afrique faisait perdre la notion du temps. Par instants, il avait l’impression d’être au Burundi depuis six mois.

— Tu veux vraiment m’accompagner ?

— Oui.

C’était sans réplique.

— Alors, nous devons partir demain matin. J’ai déjà perdu tellement de temps.

— Comme tu voudras. La Land Rover est prête. Allons nous coucher.

Beaucoup plus tard, Malko était couché dans le grand lit à colonnes, la tête d’Ann sur son épaule, lorsqu’ils entendirent un bruit de moteur.

Ann sursauta et se dressa sur son séant.

— On vole une voiture !

En un clin d’œil, elle fut habillée. Malko suivit, vêtu d’un pantalon. Ils arrivèrent pour voir des feux rouges disparaître dans le sentier. Ann courut au garage. Une des Land Rover avait disparu. Malko était déjà dans la chambre de Couderc.

Personne.

Ann et Malko se retrouvèrent dans le hall. Il y avait un vide dans le râtelier d’armes.

— Il a pris la Remington 44/45, dit Ann à voix basse. Pour la chasse à l’éléphant. Mais pourquoi ? Il faut le rattraper…

Malko posa sa main sur son bras.

— Non. Laisse. Cela ne servirait à rien. Et je crois savoir pourquoi il est parti. Viens, je vais t’expliquer.

Ils remontèrent dans la chambre du premier. De nouveau, on n’entendait plus que les insectes. Le père d’Ann ne s’était pas réveillé, ou il n’avait pas voulu entendre.

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