Chapitre III

Le consulat du Burundi à Elisabethville était un petit bâtiment sans prétention caché au fond d’une allée de bougainvillées, dans le quartier des ambassades. Jadis, cela avait été un endroit paradisiaque. Depuis ce qu’on appelait pudiquement « les événements », la plupart des luxueuses villas étaient désertes, pillées et fermées. Les diplomates brillants avaient été remplacés par des individus difficilement définissables, de nationalité mouvante et aux intérêts mystérieux : tout ce que les cinq continents comptaient de barbouzes était brillamment représenté.

Malko ignorait tout cela. Il n’avait qu’une idée : quitter E’ville le plus tôt possible. Cette ville était sinistre.

Il poussa la porte du consulat et se trouva dans une salle sombre, sans air conditionné. Au plafond auréolé de mouches de toutes les couleurs, un grand ventilateur brassait inutilement un air chaud et nauséabond.

Trois familles noires étaient plongées dans une interminable palabre avec l’unique employé du gui- chet, qui ne jeta même pas un coup d’œil à Malko.

Au bout d’un quart d’heure, celui-ci, n’en pouvant plus de chaleur, s’approcha du comptoir.

— Vous vous appelez Inga ?

Le Noir leva une tête endormie et dit en français d’une voix chantante :

— C’est mon nom en effet.

— Je suis un ami d’Allan, annonça Malko. Je voudrais vous parler. Tranquillement.

L’autre cilla à peine.

— J’ai beaucoup de travail. Demain, peut-être. Ou après-demain.

— Tout à l’heure. Je vous attends au bar de l’hôtel Colonial, fit Malko d’un ton sec. Je n’ai pas beaucoup de temps.

Sans attendre la réponse, il écarta quelques boubous et sortit. La cupidité d’Inga ferait le reste.

L’hôtel Colonial était à 300 mètres de là. Il pouvait y venir à pied.

Effectivement, vingt minutes plus tard, Inga apparaissait devant le Colonial. Malko avait pris une table un peu en retrait, sous un ventilateur.

Le Noir s’assit tranquillement. Il avait purement et simplement fermé le consulat, jetant sans ménagement à la rue les malheureux qui attendaient depuis le matin. En Afrique, le fonctionnaire est roi.

— Hein, hein, fit-il d’un ton traînant, vous êtes un ami de m’sieur Allan ?

— Oui. Il m’a dit que vous pourriez me rendre un service.

Le visage de bois, Inga écoutait. Par moments, les Noirs sont capables d’une ruse infinie.

— J’ai besoin d’un visa pour le Burundi, annonça Malko.

— Hein, c’est très long, fit Inga. Peut-être deux mois… Il faut écrire à Bujumbura.

Malko laissa errer son regard très loin.

— Il me le faut d’ici trois jours. C’est facile, c’est vous qui établissez les visas. Les papiers partent après à Bujumbura. Il suffit de coller un tampon sur mon passeport. Un tampon de 10 000 francs…

— Hein, hein, c’est dangereux.

— Moi, je suis encore plus dangereux, dit Malko froidement. Et il faut que je parte vite.

L’autre le regarda en dessous. Il n’aimait pas les yeux dorés et froids.

— Je ne sais pas si je pourrai. Maintenant, il faut que je retourne. Le chef, il va venir.

Le chef était en train de faire un sixième enfant à sa concubine, mais il fallait sauver la face, ne pas prolonger la discussion. Malko n’insista pas.

Il tira son passeport et le tendit sous la table à Inga, avec un billet de 5000 francs belges plié à la première page.

— Je viendrai le chercher demain matin.

Inga empocha le passeport et avala une large gorgée de sa bière Polar.

— Pourquoi vous êtes si pressé, monsieur ?

Malko, parfaitement dans la peau de son rôle, répondit :

— J’ai une affaire à Bujumbura. Je ne veux pas qu’elle me passe sous le nez.

Inga hocha la tête, finit sa bière et se leva, le passeport de Malko dans sa poche.

De sa démarche dansante il traversa la rue brûlante et disparut. Dès qu’il fut à l’abri des regards, il prit le billet de 5000 francs et le glissa, plié en quatre, dans sa chaussure.

En arrivant au consulat, il s’enferma dans son bureau et se mit au travail.

D’abord, il recopia soigneusement le passeport de Malko et mit le texte dans une enveloppe avec un Petit mot destiné au commissaire Nicoro, chef de la Sûreté de Bujumbura. Inga, ancien instituteur, devait en premier lieu son importance au fait que personne n’était absolument sûr que le consul nommé par la révolution sache écrire et, ensuite, à sa constance comme indicateur de police.

Mais heureusement, il ne dédaignait pas d’autres petits à-côtés.

Quand il eut cacheté son enveloppe, il décrocha le téléphone. Pendant près d’un quart d’heure, il parla en swahéli[1]. Le nom de Malko revint plusieurs fois dans la conversation. Son correspondant le félicita chaleureusement. Il recevrait une prime honorable. C’est grâce à des gens comme lui que l’organisation fonctionnait impeccablement à la satisfaction générale.

Inga raccrocha, chercha un instant dans sa mémoire s’il avait fait tout son devoir, puis, l’âme en paix, décida de se reposer.

Il partit à pied vers le quartier noir. Quand il se retrouva dans sa case en terre battue, sa première pensée fut de cacher l’argent. Il essaierait de ne pas donner la part revenant au Parti, mais ce serait difficile. Personne ne voudrait croire qu’il n’avait rien réclamé pour un visa.

Finalement, il glissa les billets sous son matelas et s’endormit la conscience tranquille.

Malko se leva de bonne heure le lendemain. Il est vrai que l’hôtel Memling n’incitait pas tellement au repos. Il y avait à peine moins de bruit que sur la place du marché. Les boys passaient leur temps à s’invectiver en swahili dans les couloirs, et les clients discutaient à haute voix jusqu’à 3 heures du matin.

Comme toutes les cloisons étaient en contre-plaqué à peine amélioré…

La banque de l’Afrique de l’Est se trouvait presque en face de l’hôtel. C’est là que Malko se rendit en premier lieu. Un employé noir le renseigna immédiatement sur ce qui l’intéressait : le virement de 40 000 dollars en sa faveur était bien arrivé. Juste la veille.

Paul Walton était un garçon sérieux.

— Faites-moi virer cette somme à votre agence de Bujumbura, demanda Malko.

Il signa quelques papiers et sortit sous les regards respectueux des employés.

Malko cligna des yeux en sortant de la banque. Le soleil commençait à taper impitoyablement. Il arrêta un taxi 2 CV qui passait et se fit conduire au consulat du Burundi. Pourvu qu’Inga ne se soit pas dégonflé ! Depuis l’entrevue de Nairobi, il n’avait revu ni Paul Walton, ni Allan Pap. Il avait maintenant l’entière responsabilité de sa mission. Et Walton lui avait bien dit que c’était une question de jours ! Si les cosmonautes étaient encore vivants, et la capsule sur la terre ferme, quelqu’un finirait bien par les découvrir…

Il aurait bien aimé avoir une aide dans cette mission, mais Walton était formel. C’était un one-man- show.

Finalement la « couverture » donnée par Pap avait un double but. D’abord lui permettre d’accomplir sa mission, mais aussi, en cas de coup dur, Malko serait tellement dans la peau de son personnage de trafiquant de diamants que personne ne le lierait jamais à la C.I.A. Même si lui-même avouait. L’argent qu’on lui avait viré venait de Beyrouth. Personne ne pourrait jamais en établir la provenance exacte. Là aussi, la C.I.A. avait des gens bien placés, sinon honorablement connus.

Cela allait se gâter en arrivant à Bujumbura. Allan Pap l’avait bien prévenu : l’organisation d’Ari-Ie-Tueur était puissante et possédait des ramifications et des complicités dans toute cette partie de l’Afrique.

Enfin…

Maintenant, il comptait les missions qui le séparaient de sa retraite. Encore cinq ou six et son château serait restauré. Il en faudrait encore quelques- unes pour compléter ses réserves et il dirait adieu à l’espionnage, à moins que, d’ici là, la chance ne tourne.

Le consulat était désert, à l’exception d’Inga, paisible derrière un monceau de papiers. Lorsqu’il vit Malko, le Noir sortit son passeport d’un tiroir et le lui tendit :

— Tout est en règle. Vous pouvez séjourner trois mois au Burundi.

Malko examina le visa, rehaussé du Tambour sacré et du Palmier, emblèmes du Burundi.

Discrètement, un second billet de 5000 francs belges changea de main.

— Je vous souhaite bon voyage, dit poliment Inga.

Il avait vraiment fait tout ce qu’il fallait pour ça.

Le dos collé au siège de sa voiture par la transpiration, Julius Nieder crevait de chaleur. Il saisit la bouteille de J and B posée sur le plancher, entre ses jambes, et en but une large rasade.

La vieille Moskowich, empruntée à un chauffeur de taxi noir à qui il avait rendu des services dans le temps, puait comme il n’était pas possible. Mais c’était indispensable pour une filature discrète.

Au fond de sa poche, Julius tâta son dernier billet de 1000 francs. Il fallait qu’il réussisse ce contrat. Autrement c’était la débine. Et il était un peu trop connu à E’ville pour s’amuser à des bagatelles comme des hold-up ou un petit crime crapuleux. Bien que son passeport au nom de Julius Nieder lui donnât une certaine tranquillité il ne fallait pas pousser les risques trop loin. La découverte de sa véritable identité le mènerait à de sérieux ennuis.

Un taxi stoppa devant le consulat burundien. L’homme blond qui en descendit répondait parfaitement au signalement que lui avaient donné ses employeurs. Précipitamment, il boucha la bouteille de whisky, et mit en marche le moteur.

La 2 CV taxi était restée devant le consulat. Cinq minutes plus tard, l’homme blond ressortait et remontait dedans. Julius laissa passer 200 mètres et démarra à son tour.

Malko attendait un taxi sur le pas de l’hôtel. Son avion pour Bujumbura partait de N’jili, l’aéroport d’E’ville, dans deux heures. Il avait envoyé un câble à Pap. C’était son dernier contact avec la C.I.A.,il n’aurait plus d’agent résident pour l’accueillir, ni de lieu d’accueil. L’énorme puissance de la C.I.A. n’était plus rien à Bujumbura.

Une jeune Noire, très belle avec son boubou décoré de roues de bicyclette, et un mouchoir bleu sur la tête, passa devant lui et lui lança une œillade. Presque appétissante.

Le taxi, une vieille 403 à la peinture incrustée de latérite était là. Il monta dedans, sans remarquer une autre voiture qui démarra derrière lui, avec deux hommes à bord. L’homme à côté du conducteur était Julius Nieder. Lui aussi prenait l’avion de Bujumbura.

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