Chapitre VI

L’électricité s’éteignit brusquement dans le bar du Pagidas. Comme la porte communiquant avec le hall était fermée, l’obscurité devint presque totale.

Méfiant, Malko se laissa glisser de son tabouret et s’éloigna discrètement de l’endroit où il était assis. L’attentat dans le DC 6 lui avait appris à se défier de l’inattendu. Bien que le tueur de l’avion ne se fût plus manifesté, rien ne disait qu’il n’attendait pas son heure. C’était d’autant plus désagréable que Malko ignorait si l’homme travaillait pour un service ennemi, ou si sa propre « couverture » avait trop bien marché.

Les deux ventilateurs du plafond s’arrêtèrent avec un chuintement doux. L’hôtel Pagidas n’avait pas encore mis l’air conditionné partout. Toujours la fameuse économie grecque.

Une porte s’ouvrit derrière le bar et on entendit un hurlement :

— Moko, nom de Dieu, la glacière !

Un Grec noir comme un pruneau et trapu, en manches de chemise, fit irruption, tenant une lampe électrique d’une main et un énorme paquet de l’autre. Il contourna le bar et se heurta presque à Malko. C’était le chef cuisinier de l’hôtel, associé dans l’affaire.

— C’est la panne ! gronda-t-il. Ces cons-là, ils ne sont pas foutus de faire marcher une centrale électrique. Ça peut durer toute la journée. Avec la chaleur, la viande et le poisson, ça ne tient pas plus de deux heures. Alors, je transporte tout dans la glacière de secours. Sinon, c’est foutu. Quel pays ! Mon Dieu, quel pays !

— Pourquoi ne partez-vous pas ? demanda Malko.

Le Grec eut un ricanement désespéré.

— Il y a un an que le gouvernement ne paie pas ses dettes, monsieur. A moi, ils doivent plus de 500 000 francs[3] de dîners officiels. Si je refuse de les servir, on me met en prison. Si je pars, je suis ruiné.

Son paquet dans les bras, il disparut. Malko, fuyant l’obscurité, se réfugia dans le hall. Les climatiseurs s’étaient arrêtés. Dans une demi-heure, ce serait intenable. En attendant son rendez-vous avec Michel Couderc, il n’avait rigoureusement rien à faire. Bujumbura était une petite bourgade calme et provinciale. En dehors de l’avenue de l’Uprona et de la place de l’Indépendance, il n’y avait que des boutiques indigènes. Les villas élégantes étaient sur la hauteur ou au bord du lac. Malko n’avait pas de voiture et se souciait peu de s’exposer à la chaleur. Il avait hâte de prendre la route. Déjà cinq jours s’étaient écoulés depuis le rendez-vous de Nairobi. De plus, ce calme ne lui disait rien de bon. Puisqu’on avait essayé de le tuer une fois, il y aurait certainement une seconde tentative.

Il était 3 heures. Couderc avait deux heures de retard. Malko décida d’aller le chercher.

Le boy dormait sur son tabouret près de l’entrée. Quand Malko le secoua il se redressa en vacillant et balbutia quelques mots inintelligibles en urundi.

— J’ai besoin d’un taxi, dit Malko.

— Y a n’a pas des taxis, bwana.

Et il se rassit, puant l’alcool comme un alambic. Découragé, Malko scruta l’avenue de l’Uprona. C’était l’heure de la sieste. Deux ou trois Noirs dormaient à l’ombre, à même le sol, contre les arbres.

Soudain, une petite Austin rouge apparut, tourna le coin de la place de l’Indépendance en direction de l’hôtel. Elle stoppa en face de Malko et deux jolies jambes bronzées, découvertes jusqu’en haut des cuisses par une robe jaune de soie légère pivotèrent gracieusement. Une jeune femme s’extirpa de la petite voiture et se dirigea droit vers Malko.

Blonde, mince, des lunettes noires et les cheveux sur les épaules. En passant devant lui, elle fit un léger signe de tête et s’approcha de la réception.

— M. Malko Linge est-il là ?

Elle avait parlé assez fort pour qu’il puisse l’entendre.

— Mademoiselle !

Elle se retourna et s’arrêta :

— Oui ?

Les jambes un peu écartées, les épaules rejetées en arrière, elle avait une allure de mannequin.

— Je vous prie de m’excuser. Je suis la personne que vous cherchez.

Elle le toisa avec une expression indéfinissable.

— Je m’appelle Jill. Je viens de la part de votre ami Michel Couderc. Il a été retardé. A cause de la voiture. Il vous rejoindra chez moi. C’est plus discret qu’à l’hôtel. Si vous voulez venir avec moi…

Malko hésita, partagé entre des sentiments divers.

Le fait que Couderc soit en retard n’avait rien d’extraordinaire. Mais il était un peu étonné qu’il soit en relation avec une fille aussi ravissante.

Elle avait l’air ouvert et sympathique. Et quand on rencontre une fille pareille dans un pays comme le Burundi, on se prosterne face contre terre pour rendre grâce à Dieu.

— Allons-y.

Ils montèrent dans l’Austin. Sans souci de son compagnon, la jeune femme — elle pouvait avoir vingt-cinq ans — laissa sa robe remonter très haut sur ses cuisses bronzées. Elle conduisait vite et bien.

— Quel est votre prénom, déjà ? demanda-t-elle.

— Malko. Je suis autrichien.

— Enchantée, Malko, dit-elle. Que faites-vous à Bujumbura ?

— Et vous ? Ce n’est pas tellement un endroit pour une jolie femme.

Elle haussa les épaules avec insouciance.

— On y gagne de l’argent. J’habille les Noires élégantes. Comme elles le veulent. J’étais mannequin à Johannesburg, en Afrique du Sud. Ici, je gagne dix fois plus d’argent. Après je repartirai.

Malko ressentit au bout des doigts un picotement qui le trompait rarement : Jill avait envie de lui. Cette agréable constatation dissipa son dernier reste de méfiance.

Il ôta ses lunettes et la regarda. Le profil était parfait et délicat. Avec un rien de dureté dans la bouche. Elle sourit, se tournant à demi vers lui.

Ils ne parlèrent plus. Dix minutes plus tard, l’Austin s’engagea entre deux haies de flamboyants et stoppa devant une maison blanche, de style colonial, à un étage. Ils étaient dans le bas de la ville, près du lac Tanganyika.

Malko suivit Jill. Ils entrèrent par la cuisine. Les trois pièces du rez-de-chaussée étaient encombrées de rouleaux de tissu, de cintres et d’ébauches de robes. Dans un coin, il y avait un grand canapé et un électrophone. Les stores étaient fermés et il régnait une pénombre et une fraîcheur agréables.

— Il n’y a personne, dit Jill. Mes ouvrières viennent à 5 heures. Cette maison me sert à la fois d’atelier et de home. C’est pratique.

Ses grands yeux noisette dévisagèrent Malko sans ciller. Elle était presque aussi grande que lui.

— Excusez-moi.

Il s’assit sur un coin de canapé.

Cinq minutes plus tard, elle était de retour avec un plateau, du whisky et des verres. Malko se força pour accepter un whisky, car il n’aimait que la vodka.

Jill s’assit sur le divan à côté de lui et leva son verre :

— A votre heureux séjour au Burundi. A propos, qu’est-ce que vous y faites ?

— Des affaires. Une sorte de prospection, si vous voulez.

— C’est pour cela que Michel Couderc vous aide. C’est un gentil garçon.

Elle vida son verre d’un trait, se leva et mit l’électrophone en marche. La voix chaude de Franck Sinatra s’éleva dans la pièce. Pas très couleur locale.

Jill revint vers le canapé, virevolta et tendit son dos à Malko.

— Aidez-moi.

Une seconde, il ne comprit pas. Le dos se rapprocha légèrement.

-La fermeture, fit Jill. Attention, ne coincez pas la soie.

La main de Malko descendit lentement le long de son dos. Cela fit un « zip » soyeux, la robe s’ouvrit, découvrant un dos bronzé, et le haut d’un slip blanc, montant jusqu’à la taille. D’un tour de hanche, Jill fit tomber la robe à ses pieds et se tourna vers Malko.

Sa poitrine était aussi bronzée que le reste de son corps. Petite et haute, elle était en parfaite harmonie avec les muscles allongés.

— N’est-ce pas plus joli que les femelles bicolores d’Europe ?

Malko n’eut pas le temps de répondre. Elle s’allongea près de lui et ordonna :

— Déshabillez-vous.

On se serait cru chez le docteur. Malko s’exécuta, mi-amusé, mi-intrigué. Elle le regardait. Quand il fut nu, elle passa une main légère sur ses reins.

— Viens. J’ai envie de faire l’amour.

Il la prit dans ses bras. Elle murmura : « Tu m’as plu tout de suite. Quand on te voit, on pense tout de suite à l’amour. »

Elle appuya son corps contre le sien, impérieusement. Elle avait ôté son slip elle-même. Malko voulut l’embrasser mais elle détourna la bouche.

— Après.

Ses yeux noisette avaient foncé et de ses mains dures elle pétrissait les muscles du dos de Malko. S’actionnant sur lui avec sa bouche et avec ses dents, Malko éprouvait une curieuse impression. Il n’y avait ni amour ni joie entre eux, pas même de désir raisonné. Seulement deux corps affamés.

Elle ne ferma pas les yeux ; pas une parole ne fut échangée. Une seconde, une expression presque tendre passa dans son regard et ils restèrent l’un près de l’autre, essoufflés et en sueur.

— Il fait trop chaud, même pour faire l’amour, dans ce foutu pays, remarqua Jill d’une voix égale. Pourtant, on en a tout le temps envie. Je suis sûre que les boys mettent des trucs dans la nourriture, en espérant qu’ils vont en profiter.

Sans répondre, Malko essuya la sueur qui coulait en rigoles le long de ses côtes.

Jill sourit.

— Tu veux prendre une douche ? La salle de bains est là.

Il se leva, un peu étourdi, entra dans la salle de bains et referma la porte. Jill fumait, étendue sur le dos.

Malko ouvrit en grand le robinet d’eau froide. Sa forme revint instantanément. Quelle poisse de faire ce fichu métier ! Empoignant un savon, il commença à se frotter.

Couvert de savon, aveuglé par la douche qui coulait à fond, il allait se rincer quand il aperçut une silhouette dans la glace embuée du lavabo. Une fraction de seconde, il crut que c’était Jill. Mais la silhouette se précisa et il sentit une forte pression contre son flanc. Chassant le savon de son visage, il se trouva nez à nez avec un gros type aux yeux injectés de sang, boudiné dans un costume trop petit pour lui : il lui enfonçait dans le foie le canon d’un P. 38, le chien levé.

La première pensée de Malko fut qu’il devait avoir l’air totalement idiot, nu et plein de savon. La seconde, c’est que les ennuis recommençaient. Il n’eut pas le temps de formuler la troisième.

— Sors de là ! aboya le type.

Du moment qu’on parlait, ce n’était pas la guerre.

— Vous voulez la douche ?

C’était sorti malgré lui. Idiot, mais on ne se refait pas.

La rage fit virer l’autre au violet épiscopal. Il appuya encore plus le canon de l’arme et gronda :

— Ta gueule, macaque. Qu’est-ce que tu fous ici ?

Une seconde, Malko se demanda si ce n’était pas

tout simplement l’amant jaloux de Jill. Mais il n’avait vraiment pas le physique de l’emploi.

— Vous voyez, je me lave, fit-il en s’enroulant dans une serviette.

Le gros leva une main grande comme une feuille de bananier et gifla Malko à toute volée.

— Si tu fais encore le malin, je te flingue ici. Qui es-tu et qu’est-ce que tu fous dans ce bled ?

Encore étourdi, Malko répondit prudemment :

— Je m’appelle Malko. Malko Linge. Je suis dans les affaires.

Ce n’était pas le moment de faire étalage de ses titres : Altesse Sérénissime, Bailli de l’Ordre de Malte et autres…

— Menteur, hurla le gros. T’es dans les diams, oui.

Malko commença à s’essuyer discrètement. Il était sur un terrain brûlant.

— Si vous le savez, pourquoi me le demandez- vous ?

— Je ne te le demande pas. Je te dis de foutre le camp. Et vite.

— Est-ce que je pourrais tout de même m’habil- ler ?

L’autre s’écarta légèrement.

— Démerde-toi.

Jill terminait l’inventaire du portefeuille de Malko quand il s’empara de son pantalon. Sans un regard pour lui, elle annonça :

— Il a des papiers comme il dit. Et un reçu de 40 000 dollars de la banque pour l’Afrique de l’Est.

Malko acheva de se rhabiller. Intérieurement, il bouillonnait de rage. Michel Couderc l’avait trahi. Jill avait remis sa robe, mais avec un soutien-gorge dessous. Quand son regard croisa celui de Malko, il était complètement inexpressif. Le gros type, debout, soufflait comme un phoque d’un air méchant.

— Qu’est-ce que tu veux faire de ce fric ?

Habillé, Malko ne se sentait plus en état d’infériorité. Il répliqua :

— Vous l’avez dit, je suis ici pour acheter des diamants. Cela vous gêne ?

Le gros faillit en avaler son P. 38, qu’il agita furieusement sous le nez de Malko.

— Tu sais qui je suis ? glapit-il. Ari-le-Tueur, ça te dit quelque chose ? Si tu ne fous pas le camp, je te descends tout de suite, ici.

— Et elle ?

— Elle s’en fout. Alors ?

— Alors, quoi ?

Le canon du pistolet se trouvait à deux centimètres de la bouche de Malko. Celui-ci n’hésita pas. De la main droite, il poussa le cran de sûreté en arrière, et de la main gauche, tira violemment l’arme à lui. Sa mémoire étonnante lui permettait de savoir comment marchaient à peu près toutes les armes. Le Grec appuya une fraction de seconde trop tard sur la détente. Pour éviter d’avoir l’index arraché, il lâcha le P. 38.

Malko n’eut plus qu’à le faire passer dans sa main droite et relever le cran de sûreté.

— Asseyons-nous, dit-il. Et causons. Pourquoi voulez-vous mon départ ?

Décontenancé, Aristote bredouilla :

— C’est moi et mes copains qui avons les filières ici. Ça nous a coûté cher. On veut personne dans nos pattes.

Les brillants cerveaux de la C.I.A. n’avaient pas prévu les réactions d’un trafiquant obtus.

— Je ne m’occupe pas de vos affaires, dit Malko. Ne vous occupez pas des miennes. D’ailleurs, je ne resterai pas longtemps.

Voyant que Malko ne tirait pas, Ari reprit du poil de la bête.

— Si tu touches à un diam ici, gronda-t-il, tu es mort. C’est à nous. Et si un corniaud a accepté de t’en vendre il crèvera avec toi.

Evidemment, c’aurait été plus simple de dire la vérité. Mais Malko était obligé de jouer son rôle jusqu’au bout. Allan avait raison : la « couverture » était tellement bonne qu’elle risquait de se transformer en linceul. Il se leva.

— Je n’ai pas le temps de discuter. Je pourrais vous descendre, mais je n’y tiens pas. Je suis venu ici pour faire une affaire et c’est tout, vous n’y perdrez rien.

Ari lui jeta un regard vipérin et menaçant.

— Connard. Tu es déjà mort…

Malko fit semblant de ne pas avoir entendu. Il aurait pu abattre le Grec. Mais outre les complications, il n’était pas un tueur et ne le serait jamais.

— Jill, fit-il, puisque vous m’avez amené ici, voulez-vous avoir l’obligeance de me raccompagner ?

Une lueur de panique passa dans les yeux noisette. Jill quêta un geste d’Ari mais le gros homme était trop en rage pour le remarquer.

— Fais ce qu’il dit, grogna-t-il. Et fous-le dans le lac si tu peux.

Malko s’inclina.

— J’espère ne plus avoir le plaisir de vous revoir. Mais souvenez-vous de ce que je vous ai dit. Je n’aime pas qu’on se mêle de mes affaires.

— Tu ne foutras pas le camp de ce pays vivant, répliqua le Grec. Ou je ne m’appelle plus Ari-le- Tueur.

Malko passa le P. 38 dans sa ceinture et fit signe à Jill. Elle précéda et ils montèrent dans l’Austin. En sortant de l’allée de flamboyants, il ordonna :

— Allez vers le lac.

Jill eut un sanglot convulsif. Depuis qu’il l’avait rencontrée, c’est la première fois qu’elle exprimait un sentiment humain.

— Non. Je vous en supplie. Je…

— Je ne veux ni vous tuer, ni vous battre, dit doucement Malko.

Elle le regarda, indécise, un tic au coin de la lèvre, crevant de peur.

— J’ai peur, dit-elle. Ari m’a à moitié tuée, une fois. Et maintenant, vous l’avez humilié devant moi, il va encore…

— Mais pourquoi restez-vous avec ce singe ?

— Le fric, fit-elle, amère. A cause de lui, j’ai été six mois en cabane, en Afrique du Sud. Je passais des diamants. Maintenant, je travaille pour la bande, ici. Dès que je peux, je pars. N’importe où…

Ils avaient atteint une petite route bordant le lac Tanganyika, avec seulement quelques cagnas de Noirs et des villas fermées depuis le départ des Belges. Mais la vue était magnifique.

— Arrêtez là.

Docile, elle obéit. Malko descendit et alla jusqu’au bord marécageux. De toutes ses forces il jeta le pistolet. L’arme disparut dans l’eau verte.

— Inutile que votre petit camarade me dénonce à la police, remarqua Malko en remontant en voiture… Ramenez-moi au Pagidas.

Jill ne se le fit pas dire deux fois. Elle n’était qu’à moitié rassurée. Malko lui jeta un regard de pitié.

— C’est triste de voir une aussi jolie femme que vous dans ce pétrin…

— Je m’en sortirai. Mais vous, faites attention, Ari est un tueur, un vrai. Il a des relations puissantes ici, et des amis. Il y a eu un type comme vous qui est venu une fois. On a retrouvé ce que les vautours et les chacals avaient laissé dans la brousse, trois mois après. Maintenant qu’il a promis de vous tuer, devant moi, il tentera tout pour y arriver.

- Je me méfierai. Mais pourquoi veut-il tellement m’empêcher d’acheter des pierres ?

-Il a peur. Avec ses amis, ils ont un monopole de fait. Alors, ils achètent à très bas prix. Quand les vendeurs ne veulent pas, ils les menacent ou ils les font disparaître. Il a peur que vous offriez trop. Les vrais bénéfices viennent de l’achat ici. Il ne veut pas que vous appreniez les vrais prix qui se pratiquent ici. Ceux de Beyrouth seraient furieux. Ils ont beaucoup plus de risques et gagnent moins.

— C’est très intéressant cela…

— Ne dites jamais que je vous en ai parlé, souffla Jill. Il me tuerait.

— Ne craignez rien.

L’Austin était arrivée devant l’hôtel Pagidas.

— Adieu, Jill dit Malko. Sans rancune. Malgré la présence d’Aristote, le rendez-vous en valait la peine.

— Malko !

Elle posa sa main sur sa cuisse.

— Ce… ce n’était pas prévu comme cela. Renseigné par Couderc, Ari m’avait seulement dit de vous amener et de m’assurer que vous n’aviez pas d’arme.

— Quelle conscience professionnelle !

— Non.

Il était déjà à moitié hors de la voiture. Jill cria à voix basse.

— J’en avais vraiment envie.

Malko eut un geste évasif et s’éloigna.

Jill le suivit des yeux avec une étrange expression dans le regard, faite de colère, de soumission et presque de tendresse.

Malko ne fit qu’entrer et sortir dans le hall du Pagidas.

Cette fois, il y avait des taxis. Il se fit conduire à la rue du Kiwu, numéro 64.

La silhouette chafouine de Couderc parut se tasser quand Malko poussa la porte. Il recula, protégeant son visage de ses mains. Pas beau, le Couderc. Malko serra les lèvres avec mépris.

— Si je suis vivant, ce n’est pas de votre faute, fit-il. Votre ami Aristote ne m’aime pas beaucoup.

Couderc se tordit les mains.

— Il m’a forcé. Il m’aurait tué autrement. Nicoro lui avait dit que je travaillais pour vous. D’ailleurs, je ne veux plus rien avoir à faire avec vous. Tenez, voilà votre argent.

Il tendit à Malko le billet de 100 dollars.

Décidément, la situation ne s’améliorait pas. Sans guide, Malko n’avait plus qu’à reprendre l’avion. Il repoussa le billet.

— Ne faites pas l’idiot. Ma proposition tient toujours. Mais j’aimerais que vous me trahissiez un peu moins. Dans votre intérêt, parce que, si je reste à Bujumbura, vous y restez aussi.

Cette idée fit considérablement réfléchir Couderc :

— Vous êtes sûr, fit-il d’un ton craintif, que nous pourrons sortir du pays ?

— Je vous l’ai dit, répondit Malko patiemment. Vous croyez que je tiens à laisser mes os au Burundi ?

C’était l’évidence même. Un peu ragaillardi, Couderc précisa :

— J’avais trouvé une voiture. Une Ford en bon état pour 1000 dollars. Elle a de bons pneus et un bon moteur. Elle sera prête demain matin. Seulement, pour sortir de la ville, il faut un permis. Vous devez le demander au Palais. Peut-être qu’ils n’oseront pas refuser. Mais c’est trop tard ce soir. Il faut y aller demain.

— Bien, j’irai demain. Cette fois, attendez-moi là. C’est moi qui viendrai vous chercher…

Couderc cligna frénétiquement des yeux :

— Laissez-moi venir avec vous. J’ai peur ici. Ari va peut-être revenir. A l’hôtel, il n’osera rien faire.

— Si vous voulez, fit Malko.

Couderc ferma la porte et ils partirent à pied dans la rue du Kiwu. Heureusement, le taxi qui avait amené Malko attendait 100 mètres plus loin. Ils montèrent et se firent conduire au Pagidas.

L’électricité était revenue.

Et, au milieu du hall, dans le meilleur fauteuil, trônait une apparition étonnante ; un évêque noir, tout en violet, très digne.

— C’est un vrai ? demanda Malko.

— Bien sûr. C’est l’évêque du Burundi. Mais il n’a pas beaucoup de succès. Les Noirs disent qu’il est évêque, mais que, n’étant pas blanc, il « n’a pas les secrets ». Et ils réclament le retour de l’évêque belge.

Malko éclata de rire mais Couderc était nerveux. Il regardait sans cesse autour de lui comme s’il s’attendait à voir surgir Ari-le-Tueur.

— Finalement, je crois que je vais aller m’occuper de la voiture, dit-il. Trop de gens peuvent me voir ici.

— J’espère que tout sera prêt demain.

— J’espère, fit humblement Couderc.

Il tendit sa petite main grassouillette et partit à toutes jambes, suivi par le regard grave de l’évêque qui « n’avait pas les secrets ».

Malko monta dans sa chambre. L’hôtel était presque vide : quelques hommes d’affaires, des fonctionnaires, et des officiers africains chamarrés comme des portiers d’hôtel. Il s’étendit sur le lit, et en dépit du ronflement du climatiseur, s’endormit presque immédiatement.

Dans la chambre voisine, les inspecteurs Bakari et M’Polo transpiraient dans leurs costumes sombres. Ils n’osaient pas retirer leurs cravates, car, sans cravate, un policier n’inspire plus le respect. Le commissaire Nicoro leur avait donné l’ordre de ne pas lâcher le Blanc d’une semelle. Jusqu’ici, c’était facile. Et même agréable. Ils avaient passé un moment plaisant à regarder la séance avec Jill.

Malko se réveilla vers 8 heures en sursaut. Il faisait relativement frais, mais une sourde angoisse lui serrait l’estomac. Il se sentait complètement isolé. Même Allan Pap était au bout du monde. Ils devaient se ronger les ongles à Washington. Il eut une pensée émue pour les deux cosmonautes. S’ils étaient encore vivants ! Six jours déjà…

C’était stupide de penser aux moyens colossaux de la C.I.A. alors qu’il était tout seul à se débattre dans ce pays de fous. Evidemment une expédition plus importante se serait fait remarquer. N’empêche qu’il avait une sacrée responsabilité.

Il se leva et choisit un costume d’alpaga bleu marine ultra-léger et une chemise de voile. Le pistolet extra-plat était caché au fond de la valise. Il jugea plus prudent de l’y laisser. Aristote n’oserait pas s’attaquer à lui en pleine ville. Un tueur qui s’appelait Aristote ! Vraiment, il fallait venir dans ce pays pour voir cela !

Cette fois, six taxis étaient en ligne devant l’hôtel. Un petit négrillon jaillit de l’obscurité et prit Malko par la main.

— Taxi, bwana ? Viens.

D’autorité, il le conduisit à une 2 CV Citroën et le poussa à l’intérieur ; le chauffeur se retourna avec un grand sourire :

— Où ti veux aller bwana ? Ti veux des filles ?

— A la Croix-du-Sud !

C’était un des meilleurs restaurants de Bujum- bura. La 2 CV démarra péniblement, suivie à distance respectueuse par la 403 hors d’âge des deux flics, sortis précipitamment de leur chambre.

Le chauffeur balafré de Malko, après avoir roulé dix minutes, se retourna et dit, avec un large sourire :

Bwana. Moi parler bien français et anglais.

— Ah ! bon.

Bwana, toi intéressé par des beaux diamants ?

Malko ne put s’empêcher de sursauter. Il aurait ouvert une bijouterie que cela n’aurait pas été plus notoire. De mieux en mieux.

— Non, pourquoi ?

Le Noir eut un rire malin.

Bwana, moi savoir, sûr.

— Tu te trompes.

L’autre secoua la tête, désolé.

— Bonne affaire, bwana. Moi, pas parler flics. Très belles pierres. Si tu veux, je t’emmène à place que je connais…

Ça sentait le guet-apens à plein nez. Encore un gars payé par son ami grec…

— Je n’achète pas de diamants, dit Malko fermement.

Le chauffeur, soudain, eut un petit hoquet et porta la main à sa bouche. Puis, il arrêta la voiture et se tourna vers Malko, la main tendue. Quelque chose brillait dans sa paume.

— Rega’de, bwana, les belles pierres, 50 000 francs seulement.

Malko ne put s’empêcher de prendre les diamants dans sa main. C’étaient trois pierres, sorties de leur gangue. Il les tendit au Noir.

— Merci, mais cela ne m’intéresse pas. Je t’ai dit que je n’achetais pas de diamants.

Le chauffeur reprit les pierres et les recoinça dans ses gencives.

— Réfléchis, bwana. Demain, je serai devant l’hôtel.

Il repartit. Malko se demandait si, pour rester dans la peau du rôle, il ne serait pas obligé d’acheter les pierres.

Ils atteignirent la Croix-du-Sud sans qu’il ait résolu la question. Malko laissa un pourboire royal et claqua la portière. À peine était-il entré dans le restaurant que les deux flics arrêtèrent leur voiture contre le taxi, et descendirent avec un sourire mauvais. Grâce à l’éclairage intérieur de la 2 CV, ils n’avaient rien perdu de la scène. L’un d’eux ouvrit la portière de la 2 CV et dit en swahéli :

— Bonjour.

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