Chapitre XII

Une grande banderole en calicot se balançait au-dessus du Tribunal populaire portant, en lettres noires, l’inscription :

« Ne nous rendons pas honteusement ridicules. L’opinion mondiale nous regarde sous cape. »

Elle datait des premiers procès politiques de la révolution et on l’avait laissée là à tout hasard. Parce que l’opinion mondiale, le président Bukoko n’en avait que faire.

Malko, en dépit de la situation, ne put s’empêcher de sourire en voyant l’inscription. Ce mélange perpétuel de comique involontaire et de drame était épuisant pour les nerfs. Par moments, il avait l’impression de vivre un gigantesque canular… Hélas ! le tribunal était bien réel, lui, et plutôt dépourvu de bonnes intentions.

Il se trouvait dans un petit bâtiment situé lui-même dans le parc du Palais présidentiel. C’était plus facile Pour juger à huis clos. La situation n’était pas brillante. Ça faisait quatre jours qu’ils avaient été arrêtés de nouveau. Cette fois Nicoro ne perdait pas de temps.

Brigitte Vandamme avait remué ciel et terre. Rien à faire dans les ambassades. On lui avait répondu poliment que c’était un crime de droit commun et qu’il n’était pas question d’intervenir dans les affaires privées d’un Etat indépendant. A la rigueur on pourrait toujours avertir la Ligue des Droits de l’Homme, si elle payait le câble.

Côté C.I.A., Malko savait mieux que personne qu’il n’y avait rien à faire. Ce qui lui arrivait faisait partie des risques du métier. « Too bad », dirait David Wise, c’était un type utile. Jamais, même pour lui sauver la vie, ils ne révéleraient que Malko était en mission.

Quant à Bukoko, il faisait le mort ; Brigitte n’arrivait pas à le voir. Certainement, il craignait Nicoro et se souciait peu de se mettre en travers de ses projets pour un Blanc qu’il ne connaissait même pas.

« Enfin, tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir », se dit Malko.

Un des gendarmes qui l’encadraient lui donna un coup de pied pour le faire lever. Le président du tribunal faisait son entrée.

En guise de toge, il portait un boubou brodé du tambour sacré burundien, et une toque blanche. Ses deux assesseurs étaient en boubou. Les trois hommes paraissaient s’ennuyer prodigieusement. Ils avaient la même tête ovoïde, sans expression, avec des cheveux crépus et très courts.

La salle était presque vide. Quelques jeunes en uniforme vert et blanc du J.N.K., venus voir Couderc, une poignée de badauds noirs, prévenus par le téléphone arabe, et les intéressés.

Au premier rang, Brigitte Vandamme, son orgueilleuse poitrine moulée dans un chemisier émeraude, l’œil étincelant et la croupe avantageuse. Son regard embué ne quittait pas Malko. Celui-ci flottait un peu dans son costume d’alpaga noir ; il n’était pas bien rasé, mais son regard doré était toujours aussi séduisant.

Derrière Brigitte, Aristote mâchait un cure-dents, son énorme masse de graisse écrasant une chaise minuscule. Ses petits yeux bordés de rouge avaient une expression ironique et satisfaite. Son éternel costume bois de rose était taché et froissé.

Nicoro arriva le dernier, sanglé dans une tunique jaune qui lui donnait l’air d’un canari. Il se mit à côté de Brigitte et la salua, mais la Belge l’ignora.

Aucun journal n’avait parlé du procès et deux policiers en civil gardaient la porte du tribunal. Nicoro ne tenait pas à avoir trop de publicité.

Le greffier, un gringalet vêtu à l’européenne d’une chemise et d’un pantalon se leva et commença à lire l’acte d’accusation d’une voix monocorde. Malko frémit en entendant le détail de ses crimes. Le malheureux Couderc n’était pas mieux loti. Derrière ses lunettes il clignait des yeux comme un hibou surpris par le jour.

L’acte d’accusation terminé, le président s’adressa à Malko, en excellent français :

— L’accusé a-t-il quelque chose à déclarer ?

— Je suis innocent. Il s’agit d’une machination montée contre moi, dit Malko. Si vous osez me juger ce sera une parodie dont vous répondrez devant les pays civilisés.

Le président haussa les épaules et appela Nicoro d’un signe de la main. Celui-ci franchit la barre et s’assit tranquillement à côté du président. Il y eut un long conciliabule en swahéli. Brigitte tendait l’oreille cherchant à comprendre ce qu’ils se disaient.

Silencieusement, elle envoya un baiser à Malko.

Brusquement, ce dernier se désintéressait du procès. Il était 2 heures de l’après-midi et la chaleur lourde envahissait la pièce. Pris d’une douce somnolence, Malko aurait donné n’importe quoi pour pouvoir s’étendre.

Le président frappa la table avec son petit marteau. Malko se leva pour éviter le coup de pied du gendarme. Discrètement Nicoro regagna l’enceinte du public.

— Les accusés sont reconnus coupables et en conséquence, condamnés à mort, prononça le président d’une voix ferme.

Un froid glacial descendait le long de l’épine dorsale de Malko. Cette fois, c’était sérieux. Brigitte avait pris l’air d’une tigresse. Elle chercha le regard du commissaire, qui mit précipitamment ses lunettes noires.

Il y avait un flottement dans le tribunal. On venait de s’apercevoir qu’on ne savait pas comment exécuter les condamnés. Ce qui était proprement inadmissible. Une discussion animée s’engagea.

L’assesseur de gauche, qui était de mœurs simples, proposa qu’on les égorge purement et simplement. Ayant une longue expérience des sacrifices rituels, il s’offrait même à accomplir la besogne.

Le président, soucieux de respectabilité, penchait pour la pendaison. Il rappela l’exemple des Congolais, qui avaient su en faire un des spectacles les plus prisés de Léopoldville. Hélas, il n’y avait pas de gibet à Bujumbura.

Finalement, on se mit d’accord sur la fusillade. Cela avait un côté martial qui impressionnerait les mal ralliés à la révolution. Le président se gratta la gorge et annonça :

— Conformément à la loi, les condamnés seront fusillés avant la fin de la semaine.

Ça, c’était pour obliger Ari-le-Tueur, qui avait à faire dans la Copperbelt, au Katanga.

Les deux gendarmes reconduisirent Malko et Couderc jusqu’au panier à salade. Brigitte les suivit et le chemisier émeraude frôla Malko. Elle exhalait un parfum léger et agréable.

— Ça ne va pas se passer comme ça, gronda-t-elle. Ce salaud de Nicoro m’avait juré que vous seriez expulsés.

Piètre consolation. Couderc pleurait. Malko, fou de rage, n’avait même plus peur. Il songea à se jeter sur les gardes pour en finir une bonne fois. La silhouette de Brigitte l’en dissuada. Il avait là une alliée solide. Bien qu’il ne vît pas très bien comment elle agirait…

— Nous sommes foutus, gémit Couderc. Cette fois, ils ne nous lâcheront pas…

A la Maison-Blanche, le brave Bobo les accueillit avec une mine de circonstance. Mais il louchait déjà sur la chevalière de Malko. Il raccompagna les deux prisonniers dans leur cellule. A peine avait-il refermé la porte qu’un bruit vint du soupirail.

— Psst !

Malko se leva vivement, et s’approcha.

Brigitte était accroupie, le visage collé au barreau. Grâce à cette position, Malko apercevait son petit slip blanc. Mais cela ne lui donna aucune idée coquine.

Sa main effleura celle de la jeune femme. Elle murmura :

— Ce fumier de Nico a interdit les visites. Je reviendrai ce soir quand il fera nuit après avoir été aux nouvelles. Courage.

Elle se releva et disparut.

Les heures suivantes passèrent très lentement. Couderc était assis sur son lit et jouait avec un gros cafard. Malko regardait le jour baisser à travers le soupirail. Machinalement, il écoutait la mélopée du prisonnier de la cellule voisine qui priait en swahéli.

On leur apporta leur dîner mais ils n’y touchèrent pour ainsi dire pas, jetant presque tout à la cellule Huit, de l’autre côté du couloir.

Malko guettait tous les bruits de la rue. Pourvu que Brigitte revienne ! C’était leur seul lien avec l’extérieur, et leur seule alliée.

Vers 10 heures, il y eut un remue-ménage dans le couloir. Une clef tourna dans la serrure. La bouille noire effrayée de Bobo, le gardien-chef, apparut dans l’entrebâillement ; il était suivi de Brigitte qui avait troqué son chemisier émeraude contre une robe de toile qui la moulait comme un gant.

— Dépêchez-vous, dit-il. Le commissaire il a interdit précisément les visites.

— Ça va, ça va, Bobo, fit la Belge.

Elle referma la porte et s’y appuya, les yeux brillants.

— Vous allez être fusillés demain matin, annonça-t-elle.

Michel Couderc eut un sanglot étranglé et Malko sentit sa tête tourner.

— Il faut gagner du temps, dit-elle farouchement. Je vais aller voir Nicoro maintenant. Tant pis, j’y passerai, mais j’obtiendrai bien qu’il attende un peu.

Malko secoua la tête.

— Merci Brigitte, mais cela ne servirait à rien qu’à lui faire plaisir. Il a des raisons sérieuses de se débarrasser de moi…

Elle le regarda, démontée.

— Mais qu’est-ce qu’on va faire, alors ?

— Du côté de Bobo…

— Non. J’ai déjà eu toutes les peines du monde à entrer. Avec des prisonniers ordinaires, oui. Mais là, il a trop peur de Nicoro pour vous laisser filer.

Il y eut un lourd silence rompu seulement par la mélopée du prisonnier de la cellule voisine.

— Tant pis, dit Malko d’un ton las. Ne vous mêlez plus de cela, Brigitte. Vous avez fait tout ce que vous pouviez. Ce sont des choses qui vous dépassent.

Elle frappa du pied :

— C’est trop bête !

— Quoi ?

— Si ça se trouve, dans huit jours, il n’y aura plus de République et ce salaud de Nicoro sera à votre place !

— Comment ça ?

Elle se rapprocha de Malko pour parler à voix basse.

— Il y a un coup d’Etat qui se prépare. Avec l’ancien roi. Il est à Kimbasha, au Congo. Il paraît qu’il a levé une armée de mercenaires allemands, une centaine d’hommes. Ils peuvent balayer Bukoko et sa clique en un quart d’heure. Vous seriez automatiquement libérés…

— Oui, mais d’ici là, on sera morts, fit Couderc amèrement.

— Attendez !

Le cerveau de Malko venait de se remettre en marche.

— Qu’est-ce que vous savez de cette histoire ?

— Tout, fit Brigitte fièrement. Même le signal de la révolution. Le capitaine qui doit s’emparer du Palais présidentiel dès que les autres passeront la frontière est… heu, un de mes meilleurs amis.

Malko lui prit les deux mains et la fit asseoir sur le lit :

— Brigitte, êtes-vous prête à prendre des risques sérieux pour nous ? Pour nous sauver ?

Elle avait l’impression de plonger dans un lac d’or. Jamais elle ne s’était sentie si forte. De taille à massacrer toute l’armée burundienne…

— Oui, dit-elle d’une voix étranglée. Je ne veux pas que vous mouriez.

Pauvre Couderc.

— Alors, écoutez-moi. D’abord, quel est ce signal dont vous me parlez ?

Elle le lui dit.

— Bien voilà ce que vous allez faire.

Malko parla près de dix minutes d’affilée, très lentement, pour que Brigitte comprenne bien. Celle-ci buvait ses paroles, disait « oui » à tout. Pourtant, ce qu’il lui demandait n’était pas précisément de son ressort. Il aurait mieux valu une compagnie de Marines. Mais il faut faire avec ce qu’on a.

Lorsqu’il eut terminé, il demanda :

— Vous n’avez pas peur ? Vous vous en tirerez ?

Elle lui serra les deux mains.

— Oui.

— Allez-y. Il n’y a pas tellement de temps à perdre. Et bonne chance !

Les yeux dorés avaient pris une expression presque implorante. Brigitte fondait. Elle aurait découpé Nicoro avec ses ongles pour faire plaisir à Malko.

Elle se leva, et sur le pas de la porte, se retourna, le visage tendu.

Malko avança d’un pas et leurs lèvres se rencontrèrent. Aussitôt elle se colla à lui de tout son poids et l’enlaça. Le verre de rhum du condamné à mort…

Après un dernier regard tendre, elle ouvrit la porte et disparut dans le couloir. Malko l’entendit échanger quelques mots avec Bobo et le bruit de ses hauts talons décrut dans le couloir. Les dés étaient jetés.

— Qu’est-ce que vous lui avez raconté ? demanda Couderc.

— Je préfère ne pas vous faire de fausse joie. Disons que nous avons une petite chance de nous en sortir… Et de toute façon, si cela ne marche pas, nous n’aurons personne à qui nous plaindre.

Il se glissa sous sa moustiquaire, après avoir mis le ventilateur en marche et vérifié qu’aucune sale bête ne s’était glissée dans le lit.

La lumière éteinte, il n’arriva pas à s’endormir. En face, de l’autre côté du « couloir de la honte » les dix prisonniers entassés dans la cellule Huit gémissaient et appelaient. Il y en aurait encore deux ou trois de morts de faim le lendemain…

Couderc se coucha à son tour. Malko gardait les yeux ouverts dans la nuit. Des milliers de pensées l’assaillaient. Il n’arrivait pas à croire qu’il était vraiment condamné à mort. Que peut-être, pour lui, il n’y aurait pas de demain.

Il se tourna et se retourna tandis que les heures, passaient. Couderc ronflait. Les prisonniers s’étaient tus. De temps en temps on entendait le grattement d’un insecte ou le glissement d’un lézard.

Puis, une lueur vague éclaira la cellule : le jour se levait. Il était un peu plus de 5 heures.

Brigitte, en quittant la Maison-Blanche, avait le cœur presque léger. Elle était si heureuse de faire quelque chose pour Malko.

Elle remonta dans sa Chevrolet et fila chez elle à travers les rues désertes. La première partie du plan de Malko était la plus délicate et en même temps la plus facile. Elle avait sa petite idée.

Après avoir garé la Chevrolet devant le restaurant, elle repartit à pied par l’avenue de l’Uprona. Marchant très lentement, elle passa devant le Palais présidentiel. Son cœur battit plus fort. Dans une des guérites, il y avait une sentinelle, seule. Brigitte s’arrêta une seconde, sourit et dit :

— Amara kadu ?[9]

Poliment, le Noir répondit :

— Amara kadu ?

Puis ils échangèrent quelques phrases en swahéli.

Flattée, la sentinelle tenta de prolonger la conversation mais Brigitte lui dit :

— Je me sauve, je ne voudrais pas te faire gronder. Et puis, il y a le couvre-feu.

Cinq minutes plus tard, elle repassait devant la guérite. Le Noir, qui avait suivi des yeux sa silhouette moulée par la robe de toile, ne pensait plus qu’à une chose… Dès qu’elle s’arrêta devant lui, il sortit de la guérite et lui chuchota que, pour bavarder, ils seraient beaucoup mieux sur l’herbe du parc.

Brigitte accepta avec un petit rire. Il lui montra le chemin. Cet intermède ne l’étonnait pas outre-mesure : il avait entendu parler des appétits de la jeune Belge.

Il s’allongea sur l’herbe et, tout de suite, des mains douces parcoururent son corps. Soudain, il sursauta et saisit la main de Brigitte.

— Eh, madame, mon pistolet !

— Idiot, murmura Brigitte, ce n’est pas ton pistolet que je veux.

Il la laissa détacher le ceinturon. Il était d’ailleurs tellement plongé dans les délices de Capoue que le monde extérieur n’existait plus. Brigitte se demanda si elle irait jusqu’au bout puis, bonne fille, se dit qu’il aurait tant d’ennuis qu’elle lui devait bien une petite compensation…

Dès qu’elle le sentit détendu, elle ouvrit doucement l’étui et saisit l’arme par le canon. Et à toute volée, elle l’abattit sur la tempe du soldat. Il poussa un cri et ne bougea plus. C’est lourd un colt 45 et Brigitte n’était pas ce qu’on appelle une faible femme.

Elle se releva vivement, remit son slip et lissa sa robe. L’énorme pistolet l’embarrassait. Elle le glissa dans l’échancrure de sa robe, entre le soutien-gorge et la peau et sortit tranquillement.

Elle roulait maintenant au volant de la Chevrolet sur la route menant au quartier des collines. Il y avait peu de chances que la sentinelle donne l’alerte immédiatement. Il essaierait d’abord de récupérer son arme.

Elle arriva facilement au petit bâtiment sans étage qui abritait radio Bujumbura. Pas de lumière, l’émetteur ne marchait qu’à partir de 6 heures du matin. Tranquillement, elle gara la voiture un peu en retrait, derrière les racines d’un gros banian, et alluma une cigarette. Elle se sentait parfaitement calme. Elle regarda sa montre : 1 heure et demie du matin. Encore quatre heures à attendre. Sur la banquette, le colt volé faisait une grosse tache noire. Elle le prit et l’examina, cherchant à se rappeler tout ce que Malko lui avait dit au sujet de cette arme.

Il valait mieux savoir s’en servir.

Marcel Drumont était un homme simple. Depuis vingt-huit ans il vivait en Afrique et n’avait nulle envie de retourner en Europe. Quand les Belges avaient quitté le Congo, il était resté. On lui avait offert de s’occuper de radio Bujumbura, car il avait une petite expérience des télécommunications, ayant travaillé au tri du courrier à Léopoldville.

A Bujumbura, il s’était adapté merveilleusement d’autant plus que le travail n’était pas épuisant. Par mesure d’économie, la station n’émettait que six heures par jour, de la musique et des informations.

Il y avait bien un patron noir, mais il ne l’avait vu qu’une fois en un an.

Quand il s’ennuyait trop, il balançait des nouvelles complètement fantaisistes, ce qui n’avait pas grande importance, car il n’y avait pas plus d’un millier de postes à Bujumbura. Et personne ne s’était plaint.

Ce matin-là, il descendit de sa bicyclette à l’heure habituelle devant la station. Il mettait un point d’honneur à diffuser les informations à 6 heures précises.

Les deux sentinelles dormaient à poings fermés sur le banc devant la porte.

Il leur envoya une volée de coups de pied amicaux, par habitude. L’un d’eux ouvrit l’œil, et marmonna un vague « bonjou’ bwana » avant de se rendormir.

Marcel prit la clef sous le paillasson et ouvrit selon la routine habituelle, il mit en marche l’émetteur pour le faire chauffer et plaça sur le tourne- disque l’hymne burundien. Il était 5 h 50.

Encore mal réveillé, il était en train d’allumer le réchaud à alcool pour se faire du café lorsque la porte s’ouvrit. Il ne leva même pas la tête, persuadé qu’il s’agissait d’une sentinelle venant se réchauffer.

— Bonjour, Marcel.

Cette fois il sursauta, et ouvrit des yeux comme des soucoupes :

— Qu’est-ce que vous faites là, madame Brigitte ? Vous êtes tombée du lit ou quoi ?

Pourtant, elle n’avait pas l’air tombée du lit, la belle Brigitte : impeccablement maquillée et coiffée, le corps pris dans sa robe de toile, elle jurait avec le cadre.

— Il y avait longtemps que je voulais voir comment ça marchait ici, minauda-t-elle.

Mais le ton n’y était pas.

Intrigué, Marcel la regarda par en dessous et se lécha les lèvres. Une idée folle le traversait. On disait tant de choses sur Brigitte. Pourtant, il n’avait rien d’un don Juan…

Justement, elle se rapprochait de lui. Elle posa ses mains sur ses épaules.

— Marcel, vous voulez me faire plaisir ?

— Bien sûr, pardi.

Il se tortilla, cherchant à se lever.

— Je voudrais que vous me passiez un disque.

— Ah, ben ça, c’est facile. (Il cligna de l’œil).

Dites donc, et vous, madame Brigitte, vous ne voudriez pas me faire plaisir ?

— Mais si, Marcel.

Elle se pencha et lui embrassa l’oreille. Il se rendit compte qu’elle haletait et qu’elle tremblait.

— Nom de Dieu !

Déjà, il la tenait à bras le corps. Elle se dégagea lestement :

— Le disque d’abord, Marcel.

— Quel disque vous voulez ?

— Jésus, que ma joie demeure.

Il sursauta.

— Quoi ? Enfin, je veux bien. Mais pas tout de suite, il faut que je donne l’heure, les informations et l’hymne.

— Non, fit calmement Brigitte. D’abord mon disque.

Il la regarda, inquiet. Elle était folle ou quoi ? Le réveil marquait 5 h 59. La conscience professionnelle l’emporta sur la luxure.

Il lâcha Brigitte et sa main se tendit vers l’électrophone.

— Non, fit la jeune femme.

Il sentit quelque chose s’enfoncer dans son flanc et baissa les yeux. Brigitte n’avait plus son sac à la main mais un énorme pistolet automatique noir. Interloqué, il explosa :

— Non, mais vous êtes dingue !

— Ne bougez pas, Marcel, ou je vais être obligée de vous tuer. Et passez-moi tout de suite ce disque.

— Non, mais, mais… vous…

Il en bredouillait. Brigitte répéta :

— Le disque, Marcel, vite.

— Ah, bien, puisque c’est comme ça, non alors !

Brigitte passa sa langue sur ses lèvres sèches et jeta un coup d’œil affolé à l’énorme classeur à disques. Cela lui prendrait des heures si Marcel faisait la mauvaise tête.

Alors, elle releva le chien du colt et posa le canon sur le front du speaker. Il frissonna.

— Marcel, dit-elle d’une voix ferme, je compte jusqu’à trois et je tire. Ensuite je cherche le disque moi-même.

— Mais…

— Un… Deux…

— Il est là, dans le classeur de gauche, en haut.

— Prenez-le et mettez-le sur l’électrophone.

Il s’exécuta docilement, farfouilla et revint avec un 45 tours poussiéreux.

Brigitte s’en empara et vérifia le titre. Une vague de joie lui gonfla la poitrine. C’était ça.

— O. K., Marcel, fit-elle. Passez-le.

Le Belge se tordit les mains :

— Madame Brigitte, je vais être viré. Qu’est-ce que je vais devenir ?

— Mais non, fit-elle joyeusement. C’est la révolution. Et le nouveau gouvernement, ce sont mes amis. Je leur dirai que vous m’avez rendu service.

— Ah, si c’est la révolution, c’est différent.

Il mit l’électrophone en marche et brancha le haut-parleur intérieur. Les premières notes du cantique s’élevèrent dans la pièce.

Brigitte n’avait pas mis les pieds dans une église depuis sa première communion mais ses yeux se remplirent de larmes, devant Marcel figé de respect. Il ne lui connaissait pas un tel sentiment religieux.

Ils écoutèrent le disque en silence. Aux dernières notes, Brigitte ordonna :

— Remettez-le.

Marcel jeta un coup d’œil sur le colt et obéit.

Tout cela ne lui disait rien qui vaille. Quant à Brigitte, elle était bien décidée à ne pas prendre de risques. Le cantique passerait jusqu’à ce qu’elle soit sûre que ceux qui devaient l’entendre l’aient entendu. Avec les nègres, on ne sait jamais. Marcel se gratta la gorge :

— Dites, madame Brigitte, je ne voudrais pas être mêlé à vos manigances. Vous ne voulez pas m’attacher ?

Il lui tendait un rouleau de fil électrique. Elle s’exécuta avec joie, en ayant assez de tenir le lourd automatique. Quand Marcel fut ficelé à sa chaise, elle posa l’arme sur la table et coupa le haut-parleur intérieur. Puis, elle versa du café dans une tasse, remit le disque qui se terminait et s’installa confortablement. Elle avait calculé qu’au bout de deux heures, les forces révolutionnaires auraient compris le message. Le capitaine Nbo ne gagnerait peut-être pas la révolution mais il tiendrait assez longtemps pour sauver la vie de Malko.

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