Chapitre VII

L’image de la jeune Leslie au piano s’étant complètement dissipée, nous nous retrouvâmes dans l’hydravion, aux côtés de Pye qui nous accueillit avec un sourire chaleureux et s’empressa d’aller s’installer sur le siège arrière, me cédant la place aux commandes. Puis, sans mot dire, elle nous observa quelques instants et attendit que l’un de nous prenne la parole.

« Quelle vie difficile que la vie de cette jeune fille ! dit enfin Leslie en séchant ses larmes. Elle est si seule au monde ! Et je me demande pourquoi il faille que ce soit les autres, nous par exemple, qui récoltions les fruits de son courage et de son dur labeur.

— N’oubliez pas que cette vie, elle l’a choisie, lui répondit Pye, et qu’elle aussi en récoltera les fruits !

— Mais à quoi faites-vous donc allusion ? lui demanda encore Leslie.

— Je fais allusion, répondit Pye du tac au tac, au fait que cette jeune fille est un aspect de vous-même et que comme vous, elle connaîtra des joies. »

Bien sûr, me dis-je alors intérieurement. La jeune Leslie n’est autre que nous-mêmes. Par conséquent, elle se trouve ici avec nous dans cet avion, car son esprit buté, son corps si mince et son amour de la musique sont devenus partie intégrante de nous-mêmes.

« Vous avez peut-être raison, dit Leslie à voix haute à l’intention de Pye. Seulement, j’aimerais bien savoir ce qu’il est advenu d’elle.

— Eh bien, plusieurs choses lui sont arrivées, répondit Pye. Elle a poursuivi ses études de musique et elle les a abandonnées. Elle s’est rendue à New York et elle ne s’y est pas rendue. Elle est devenue une pianiste renommée et elle ne l’est pas devenue, et a choisi de s’enlever la vie. Elle est devenue professeure de musique, actrice de cinéma, activiste politique, ambassadrice d’Argentine. Bref, la vérité c’est qu’à chaque fois que nous faisons un choix de vie, nous engendrons d’autres moi parallèles qui, eux, optent pour d’autres types de vies et prennent des décisions différentes des nôtres. Dans cette perspective, vous êtes l’une des enfants de la jeune Leslie, l’un de ces moi parallèles ayant opté pour un autre genre de vie. »

Lorsque nous nous trouvâmes à quelques centaines de pieds au-dessus du niveau de l’eau, j’amenai l’hydravion à sa vitesse de croisière, puis le ramenai en position horizontale. Car, me dis-je en moi-même, à quoi sert de voler à haute altitude lorsque l’univers entier est une piste d’atterrissage ?

Au-dessous de nous, les nombreux sentiers qui tapissaient le fond de l’océan infini se détachaient clairement du reste de l’ensemble.

« Compliqué, n’est-ce pas ? dis-je à l’intention de Pye.

— Cela dépend, me répondit-elle. Si l’on considère que le plan est comme une tapisserie qu’il faille tisser fil par fil, cela demeure relativement simple. Les problèmes se posent lorsque l’on désire faire tout le travail à la fois.

— Vous arrive-t-il parfois de regretter vos vies passées et de vous ennuyer de vos moi antérieurs, de nous par exemple ? lui demandai-je alors.

— Comment le pourrais-je ? me répondit-elle en me gratifiant d’un large sourire. Ne vivant pas dans l’espace-temps, je ne me trouve jamais séparée de vous !

— Mais comment pouvez-vous affirmer que vous ne vivez pas dans l’espace-temps, puisque vous avez un corps et que celui-ci revêt une forme, un poids ?

— Vous vous trompez, me répondit-elle. Dans les faits, je n’ai pas de corps, et c’est vous qui entretenez cette illusion à mon sujet. Ou pour être plus exacte, c’est vous qui choisissez de me voir avec un corps, alors que vous auriez pu choisir de me voir tout autrement. Les perceptions sont utiles et elles vous permettent par exemple de donner à ma présence une réalité tangible sous forme de corps. Mais ceci dit, les perceptions quelles qu’elles soient demeurent des fabrications de l’esprit.

Intéressée par ces explications, Leslie se tourna vers Pye et lui demanda : « Si nous avions été à un niveau d’évolution supérieur, comment vous aurions-nous perçue ? »

Pye ne répondit pas, car elle semblait s’être volatilisée et soudain, nous vîmes apparaître dans le poste de pilotage devenu incandescent une étoile brillante et lumineuse d’un blanc bleu et ne pûmes faire autrement que de sursauter à la vue de celle-ci. Puis ne pouvant supporter plus longtemps un tel spectacle, je dus fermer les yeux et attendre que cette lumière incandescente disparaisse. Enfin, je sentis la main de Pye sur mon épaule et l’entendis me dire :

« Désolée ! Vraiment, je suis désolée ! J’ai fait preuve d’inconscience et aurais dû me douter que vous ne pouviez me voir telle que je suis, non plus me toucher. Mais l’usage des mots ne nous permet pas d’appréhender la réalité et pourtant il nous faut avoir recours à ceux-ci pour tenter d’expliquer les choses. Bref, il m’est difficile de dire “Je” quand je sais très bien que nous ne sommes qu’un dans l’esprit. Ceci dit, les mensonges pieux sont préférables au silence !

Encore aveuglé par la lumière, je demandai à Pye : « Nous apprendrez-vous à faire ce que vous venez de faire ? »

Ma question la fit sourire et elle me répondit : « Je n’ai rien à vous apprendre puisque vous êtes déjà cette lumière. Seulement, depuis que vous vous êtes immiscés dans l’espace-temps, elle s’est condensée et s’en trouve en quelque sorte tamisée. »

Ces paroles ne firent que me mêler davantage, et plus le temps passait, plus je me sentais devenir nerveux. Je ne pouvais supporter l’idée que cette personne, malgré sa gentillesse, nous était indispensable et qu’elle contrôlait nos vies.

« Pye, lui demandai-je enfin, comment faire pour nous sortir des sentiers une fois que nous y avons pénétré ? Et comment faire pour revenir à ce monde dans lequel nous avons laissé notre hydravion ?

— Pour ce faire, me répondit-elle, vous n’avez besoin de rien d’autre que de votre imagination. De fait, vous n’avez nul besoin des sentiers ni même de votre hydravion. D’ailleurs, c’est vous qui modelez vos moi pour alors agir comme bon vous semble. Toute chose vous apparaîtra toujours telle que vous l’aurez imaginée.

— Quoi ! lui répondis-je. Mais ce que vous me dites n’a pas de sens. Car comment puis-je actionner la manette des gaz d’un avion qui se trouve dans un autre monde ? Et comment puis-je me trouver à la fois dans ce monde et à la fois sur un sentier ? Et n’eût été de vous qui nous avez tirés de ce mauvais pas, nous serions encore chez la jeune Leslie, en l’année 1952.

— Vous n’êtes pas à deux places à la fois, rétorqua Pye, vous êtes partout à la fois. Qui plus est, il vous faut savoir que les mondes que vous imaginez n’ont aucune emprise sur vous ; c’est vous qui les contrôlez. Aimeriez-vous maintenant tenter une nouvelle expérience ?

— Oh ! je t’en prie, Richie, me dit Leslie en posant la main sur mon genou. Accepte. »

J’acceptai et Leslie prit les commandes de l’appareil et me demanda où je désirais qu’elle me conduise.

Les yeux fermés, je m’enfonçai profondément dans mon fauteuil et lui répondis : « Droit devant. » Pendant un moment, nous nous laissâmes bercer par le mouvement de l’avion, puis tout à coup, je sentis que quelque chose était sur le point de se produire. « Tourne à droite », dis-je alors à Leslie.

Elle s’exécuta immédiatement et fit un virage sur l’aile. Au bout d’un moment, je distinguai enfin quelque chose qui ressemblait à de longs fils lumineux ou à de minces bandes de brouillard, l’une s’étendant à la verticale et l’autre à l’horizontale. Rapidement, nous nous approchions de l’endroit où elles se croisaient.

« Écarte-toi un peu, dis-je alors à Leslie. Bon, maintenant redescends et tourne un peu à gauche. »

Dans mon esprit, l’image des sentiers devint très claire et les indications que je donnais à Leslie étaient aussi précises que celles que m’aurait fournies la lecture des cadrans du tableau de bord. Combien avide est notre imagination, me dis-je alors en moi-même. Puis revenant à Leslie, je lui dis : « Descends encore un peu. Bon, maintenant ça y est, nous y sommes presque. Nous devrions toucher l’eau, à présent. Est-ce le cas ?

— Encore quelques pieds et nous y serons, me répondit Leslie.

— Bon, ça y est, dis-je. Tu peux couper les gaz. »

Je rouvris les yeux au moment où la quille de l’hydravion allait toucher l’eau et vis le monde disparaître dans une grande éclaboussure. Puis, tout devint noir et le resta jusqu’à ce que nous soyons immobilisés.

* * *

Manifestement, ce ne pouvait être qu’une base militaire avec ses lumières bleutées, ses pistes d’atterrissage et ses avions de chasse qui paraissaient argentés sous le clair de lune.

« Où sommes-nous ? » fit Leslie dans un murmure.

Rangée après rangée, les Sabrejets F-86F américains s’alignaient devant nous, et je devinai soudain où nous étions. « C’est la base aérienne Williams, en Arizona, une école d’artillerie, murmurai-je à mon tour. Nous sommes en 1957. Je venais souvent me promener de ce côté, le soir, pour être avec les avions.

— Et pourquoi murmurons-nous ? » s’enquit Leslie.

Mais avant même que j’aie pu lui répondre, une jeep de la police de l’air tourna le coin et se dirigea vers nous. Arrivée à notre hauteur, elle ralentit, fit le tour de l’avion qui se trouvait à notre droite, puis s’immobilisa.

Nous ne pouvions voir le patrouilleur, mais cependant il nous était possible de distinguer ses paroles.

« Excusez-moi, monsieur, mais auriez-vous l’amabilité de me présenter vos papiers d’identité ?

Quelqu’un lui répondit, qui parlait très bas, et nous ne pûmes comprendre ce qu’il disait.

« C’est à moi qu’il parle », dis-je alors à Leslie. Je reconnais …

— Très bien, monsieur, dit encore le patrouilleur. Nous ne faisions que vérifier. Vraiment, il n’y a pas de problème. »

L’instant d’après, le patrouilleur remettait son moteur en marche et repartait. S’il nous avait aperçus, il le cachait bien, car il ne montrait aucune surprise et ne faisait aucun geste dans notre direction. Puis, contournant l’avion, il braqua sur nous ses phares et s’apprêta à accélérer.

« Attention », hurlai-je à l’intention de Leslie.

Mais déjà, il était trop tard. Sans même s’en rendre compte, il était passé à travers nous comme à travers de l’air, et il poursuivait sa route, nonchalant.

« Désolé, dis-je en me tournant vers Leslie. J’avais oublié !

— Il n’est pas facile de s’y habituer, me répondit-elle, le souffle court.

— Qui va là ? dit un personnage qui s’avançait vers nous et se trouvait maintenant à la hauteur de l’aile de l’hydravion. Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour vous ? »

L’homme portait une combinaison de vol en nylon de couleur foncée et un veston d’armée. Sous le clair de lune, il ressemblait à un fantôme, quoique à en juger par les galons jaunes qui se trouvaient sur sa veste et par les ailes blanches qui y étaient brodées, il devait être pilote et sous-lieutenant.

« Va à sa rencontre, me dit Leslie dans un murmure. Moi, je t’attendrai ici. »

J’acquiesçai, la serrai dans mes bras, puis partis à la rencontre de l’homme.

« Tout va bien », lui dis-je au moment où je contournais l’avion. Puis, m’avançant vers lui, je lui demandai : « Vous permettez que je vous tienne compagnie un moment ?

— Qui va là ? » demanda-t-il encore.

Mais pourquoi faut-il qu’il me pose cette question difficile ? pensai-je intérieurement. Puis, à voix haute, je lui répondis : « Je suis le sous-lieutenant Bach, Richard de mon prénom, et mon numéro est le trois-zéro-huit-zéro-sept-sept-quatre.

— Mize, c’est donc toi ? rétorqua-t-il. Que fais-tu dehors à cette heure tardive ? »

Phil Mizenhalter, me dis-je. Il croit que je suis Phil Mizenhalter, ce vieux copain qui, dans dix ans, trouvera la mort au Viêt-nam.

« Je ne suis pas Mize, dis-je. Je suis Richard Bach, l’homme que vous serez dans trente ans d’ici, votre moi parallèle. »

Scrutant l’obscurité, il me demanda une fois de plus qui j’étais. Et alors je me dis en moi-même qu’il valait mieux s’habituer tout de suite à cette question qui risquait de revenir souvent dans l’avenir. Puis j’ajoutai à son intention :

« Je suis la personne que vous êtes, lieutenant. Seulement, il se trouve que je suis votre aîné et que j’ai plus d’expérience que vous n’en avez. J’ai commis toutes les erreurs que vous vous apprêtez à commettre et j’ai survécu à celles-ci. »

Croyant encore qu’il s’agissait d’une plaisanterie, il s’approcha de plus près et tenta de distinguer mon visage dans l’obscurité. Puis il dit : « Je m’apprête à commettre des erreurs ? » Et en souriant, il ajouta : « Cela m’étonnerait !

— Appelez-les alors expériences de vie, lui répondis-je.

— N’ayez crainte, je m’en remettrai », rétorqua-t-il.

Alarmé par tant de désinvolture, je crus bon de l’acculer au pied du mur et lui dis : « La plus grave erreur à laquelle vous vous êtes exposé, vous l’avez commise quand vous vous êtes enrôlé dans les forces armées. Par conséquent, si vous désirez faire preuve d’intelligence ou plus exactement de sagesse, vous vous empresserez d’en sortir !

— Pardon, m’interrompit-il, mais je sors tout juste de l’école de pilotage et j’ai encore peine à croire que je compte au nombre des pilotes de l’armée de l’air ! Et vous voudriez que je laisse tomber tout ça et que je donne ma démission. Vraiment, j’admire votre intelligence et ne demande pas mieux que de suivre vos conseils. » Et sur le ton de la plaisanterie : « En avez-vous d’autres à me prodiguer ? »

Pour toute réponse, je lui dis : « J’ai cru dans le passé que je me servais de l’armée pour apprendre à piloter. Or, j’ai compris depuis que c’est l’armée qui, à mon insu, se servait de moi.

— Mais moi, je suis très conscient du fait que l’armée se sert de moi, objecta-t-il. Mais il se trouve que j’aime mon pays et que je suis prêt à le défendre si besoin est.

— Vous vous souvenez du lieutenant Wyeth, n’est-ce pas ? lui demandai-je. Eh bien, j’aimerais que vous me parliez un peu de lui. »

À cette question, il rougit légèrement et me jeta un regard oblique. Puis il me dit :

« Je dois vous corriger. Le lieutenant ne s’appelait pas Wyeth, mais Wyatt. Il était instructeur de classe de pré-vol. Il avait fait un séjour en Corée, et ce séjour l’avait rendu un peu fou. À chaque cours, il inscrivait le mot TUEUR en grosses lettres sur le tableau noir, puis il nous regardait et nous disait l’air grimaçant : “Des tueurs ! Vous êtes des tueurs !” Ça, c’était Wyatt.

— Eh bien, Richard, lui dis-je alors. L’avenir vous apprendra que le lieutenant Wyatt était la personne la plus sensée qu’il vous sera jamais donné de rencontrer dans l’armée. »

En guise de réponse, il hocha la tête et il me dit : « Il m’arrive de temps à autre d’imaginer que je me retrouve face à la personne que je serai dans trente ans d’ici et que je lui parle comme je vous parle à vous. Or, cette personne, je l’imagine à l’opposé de ce que vous êtes … Et je l’imagine fière de moi !

— Mais je suis fier de vous, Richard, lui répondis-je. Seulement je le suis pour des raisons que vous ne soupçonnez même pas. Bien sûr, je ne peux approuver le fait que vous vous soyez enrôlé dans l’armée et que vous vous entraîniez à larguer des bombes au napalm, à lancer des fusées, à mettre à feu et à sang des villages entiers ou à tuer des femmes et des enfants terrifiés … Mais je demeure fier du fait que vous essayez de faire de votre mieux dans la vie.

Et vous êtes prié de me croire, car je continuerai à m’entraîner, enchaîna-t-il, et je deviendrai un pilote de chasse hors pair ! »

Puis, croyant nécessaire de se justifier, il ajouta : « Il n’y a rien que je désire plus au monde que d’assurer la défense de l’air ! »

Je le regardai attentivement, dans le noir, et ne dis mot. Il poursuivit en disant :

« Je servirai mon pays, comme il me plaît de le faire …

— Mais vous pourriez le servir de dix mille autres manières différentes, lui fis-je remarquer. Allons, soyez un peu sérieux et dites-moi pourquoi vous êtes ici. Mais peut-être n’êtes-vous pas suffisamment honnête envers vous-même pour le savoir vraiment ? »

Il eut un moment d’hésitation, puis il me répondit : « Si je suis ici, c’est que je désire voler, piloter des avions.

— Mais vous étiez pilote avant même d’entrer dans l’armée, lui dis-je. Vous auriez pu piloter des Cessnas et des Piper Cubs.

— Ces avions ne sont pas suffisamment rapides, objecta-t-il.

— Bon, insistai-je. Me direz-vous enfin ce que vous êtes venu chercher ici ?

— J’aime le dépassement, la performance et la gloire qui en résulte, me répondit-il avec honnêteté. Et je crois qu’aucun état n’est plus prestigieux que de piloter un avion de chasse, ajouta-t-il au bout d’un moment.

— J’aimerais que vous me parliez plus longuement du prestige de piloter un avion de chasse, lui dis-je alors.

— Eh bien, je trouve fantastique de pouvoir maîtriser cet appareil, me répondit-il en caressant du revers de la main l’aile du Sabre qui se trouvait tout à côté. Et puis, quand je vole, je n’ai pas le nez dans la boue et ne suis pas confiné à un bureau. Il m’est possible de m’élever à quarante mille pieds dans les airs et de me déplacer à la vitesse du son et même plus vite encore. Je pénètre des espaces où personne ne s’est encore introduit et plus que tout autre chose, j’outrepasse ces limites qu’on dit nôtres. Car je sais au plus profond de moi-même que nous sommes des êtres illimités. »

Bien sûr, pensai-je. Ce sont là les raisons pour lesquelles j’ai moi-même voulu devenir pilote de chasse. Cependant, ces raisons, je les ai simplement pressenties et n’ai jamais pu les traduire en mots ou les formuler clairement dans ma tête, comme le fait maintenant le jeune Richard.

« Je déteste le fait que ces avions aient été conçus pour larguer des bombes. Cependant je n’y peux rien, car sans cela, de tels engins n’existeraient pas », dit-il au bout d’un moment.

Si vous tous de l’armée ne vous étiez pas portés volontaires, pensai-je, la guerre ne pourrait avoir lieu. Puis tendant la main en direction du Sabre, je dis à voix haute : « Jadis je considérais que le Sabre était le plus bel avion qui puisse exister. Aujourd’hui, je le trouve tout aussi beau, mais considère que ce n’est pas un avion, mais un appât.

— Un appât ? s’enquit-il, curieux.

— Les avions de chasse sont les appâts, lui dis-je en guise d’explication, et vous, vous êtes les poissons.

— Et les hameçons, que sont-ils ?

— Lorsque vous découvrirez ce que sont les hameçons, lui répondis-je, vous en serez terrassé. Car les hameçons, ce sont les mobiles qu’on invente pour que vous, Richard Bach, vous acceptiez de vous rendre responsable du meurtre d’hommes, de femmes et d’enfants qui périront à cause de cet appareil.

— Il me semble que vous sautez vite aux conclusions, rétorqua-t-il. Les décisions, ce n’est pas moi qui les prends, et je ne peux par conséquent être responsable de toutes ces morts. Moi, je me contente d’exécuter les ordres !

— Décision ou pas, vous n’avez pas d’excuse, lui répondis-je. Car ni la guerre ni les Forces armées ne sont des excuses. Qui plus est, vous serez jusqu’à la fin de vos jours hanté par chacun des meurtres que vous aurez commis. Et il n’y aura pas de nuit où vous ne vous réveillerez en criant, rêvant que vous reproduisez ces meurtres ! »

Pour toute réponse, il me dit avec dureté : « S’il advenait une guerre et qu’on nous attaquait, qui, sinon les Forces armées de l’air, lutteraient pour défendre le pays et sauvegarder sa liberté ?

— Mais ne m’avez-vous pas dit que, si vous étiez ici, c’était pour piloter des avions et gagner du prestige ? lui fis-je remarquer.

— Cela ne m’empêche pas de vouloir défendre mon pays … me répondit-il.

— Tous, que vous soyez chinois, arabes ou russes, vous répétez la même chose, les mêmes paroles. On vous apprend à tuer, puis on vous dit que vous le faites pour défendre la mère patrie et pour la protéger de l’ennemi. Mais l’ennemi, pour eux, Richard, c’est vous et ce sont les vôtres ! »

À ces paroles, il perdit son arrogance et me dit d’un ton presque plaintif : « Vous vous souvenez, n’est-ce pas, de ces modèles réduits ? Eh bien, j’en ai assemblé plus de mille en m’imaginant à chaque fois que c’était moi qui les pilotais. Et des arbres au sommet desquels nous avons grimpé en nous imaginant que nous nous envolerions comme des oiseaux ? Et des tremplins desquels nous nous sommes jetés ? Puis il y eut ce tour d’avion que me fit faire Paul Marcus et qui me laissa rêveur pendant des jours et des jours, qui me transforma à jamais !

— C’est ainsi que les choses ont été planifiées ! lui répondis-je.

— Planifiées ? répéta-t-il, curieux.

— Oui, dis-je. Car aussitôt que vous commencez à être capable de distinguer les choses, on vous montre des images. Ensuite, quand vous êtes en mesure de comprendre, on vous lit des histoires et on vous chante des chansons. Puis, quand vous savez lire, on vous propose des livres qui traitent de patriotisme, de grandeur de la nation et de fierté nationale. On vous montre aussi des affiches qui viennent renforcer vos lectures et on vous fait visionner des films qui traitent des mêmes sujets. Puis, on vous apprend l’histoire et l’on vous fait prêter serment d’allégeance. Viennent ensuite le salut au drapeau et l’enrôlement dans l’armée. Là, on vous apprend que l’ennemi existe et qu’il faut le traquer. Que celui-ci vous fera du mal si vous ne vous montrez pas les plus forts, si vous ne ripostez pas ou ne faites pas preuve de vigilance. Enfin, on vous demande d’obéir aux ordres, de ne pas poser de questions et de faire tout le nécessaire possible pour défendre la nation.

« On encourage les jeunes garçons à s’intéresser à la mécanique, aux avions, aux bateaux et aux automobiles. Puis, ceci fait, on leur dit que c’est dans l’armée que se trouvent les plus sophistiqués de ces appareils et que s’ils s’enrôlent, ils pourront s’y retrouver aux commandes. Et c’est ainsi que le passionné de l’automobile se retrouve au volant d’un char d’assaut d’une valeur d’un million de dollars, que l’amoureux de la mer se retrouve à la barre d’un navire de guerre et que le fanatique du vol se retrouve, tout comme vous, Richard, aux commandes de l’avion le plus rapide au monde. Et pour enjoliver le tout, on vous remet un bel uniforme et on va même jusqu’à peindre votre nom en grosses lettres sur l’habitacle de votre appareil.

« Ensuite, vient le lavage de cerveau ! On vous oblige à vous montrer les meilleurs, les plus forts, puis on vous dit que vous appartenez à l’élite. Pour vous récompenser de votre obéissance, on vous remet des médailles, des rubans et des galons et l’on s’empresse de broder de jolies ailes sur les poches de vos uniformes …

« Les affiches publicitaires visant à attirer de nouvelles recrues ne témoignent pas de la réalité. Elles vous laissent croire que vous piloterez les jets, superbement représentés, mais ne mentionnent jamais que peut-être vous serez tués ou alors écrasés sous le poids des meurtres que vous aurez commis …

« Comprenez que je ne parle pas ici uniquement des idiots de ce monde car vous-même, Richard, vous vous êtes laissé tenter par l’appât et avez mordu à l’hameçon. Vous aussi, vous êtes fier de l’avoir fait de même que de vous promener, tel un paon, dans votre bel uniforme bleu. Vous aussi, vous vous dites fier d’être appâté à cet avion qui vous entraînera peut-être vers une mort stupide, honorifique et sans fondement.

« Et il n’y aura personne, Richard, pour pleurer votre mort ou porter à votre place le poids des crimes que vous aurez commis. Car ni les États-Unis, ni les Forces armées de l’air, ni le général auquel vous aurez obéi ne se soucieront de vous à ce moment. Les seuls qui se sentiront concernés par ces morts stupides, ce seront les familles de ceux que vous aurez tués et vous. Et voilà ce que vous appelez la gloire, Richard ! »

Puis, je m’apprêtai à le quitter en me demandant ce que j’aurais fait si j’avais été à sa place. Aurais-je écouté les conseils qui m’auraient été prodigués et aurais-je démissionné des Forces armées de l’air ? Aurais-je résisté à l’endoctrinement ?

Lui de son côté, n’essaya pas de me retenir, n’éleva pas la voix pour mieux se faire comprendre quand il s’aperçut que je m’apprêtais à le quitter, mais me demanda tout simplement :

« Que voulez-vous dire exactement quand vous dites que je suis responsable ? »

Quelle impression étrange cette question fit naître en moi ! Car je savais que nulle réponse de ma part ne pourrait changer les choses et que c’était à lui maintenant de prendre sa décision. Et que celle-ci, quelle qu’elle fût, influencerait le cours de sa destinée !

« Combien de personnes tuerai-je ? » me demanda-t-il au bout d’un moment.

Je dus tendre l’oreille pour entendre ses dernières paroles car déjà, je m’étais éloigné. Mais, revenant sur mes pas, je lui dis :

« En 1962, on vous enverra en Europe avec le quatre cent soixante-dix-huitième escadron de combat et ce, à l’occasion de ce qu’il sera alors convenu d’appeler "la Crise de Berlin". Vous aurez pour tâche d’identifier les routes-cibles. Ensuite, dans cinq ans d’ici, il est probable que vous larguerez une bombe qui détruira la ville de Kiev. »

Je l’observai un moment puis je poursuivis en disant : « Cette ville est renommée pour son industrie du film et de l’édition. Cependant, cela ne vous importera guère et ne vous empêchera surtout pas de faire des plans visant à détruire le chemin de fer qui traverse la ville et les usines qui l’entourent.

— Combien de personnes seront tuées ? demanda-t-il encore.

— Il se trouvera neuf cent mille personnes à Kiev, cet hiver-là, et, si vous obéissez aux ordres qui vous seront donnés, il n’en restera que quelques milliers après votre passage, et qui toutes regretteront de ne pas avoir été tuées avec les autres.

— Neuf cent mille personnes ? dit-il.

— Oui, lui répondis-je. Et les ultimatums se succéderont. Et on vous parlera de fierté nationale, de sauvegarde de la liberté et de sécurité.

— Cette bombe, est-ce que je … ou plutôt est-ce que vous l’avez larguée ? » s’enquit-il enfin.

J’allais lui répondre que non et ce, en raison du fait que les Soviétiques avaient fait marche arrière au dernier moment. Mais quelqu’un à l’intérieur de moi hurla de rage, révolté qu’il était par cette réponse. Ce devait être un moi parallèle qui avait été témoin dans une autre vie d’un holocauste nucléaire et qui, maintenant, voulait se faire entendre.

« Mais bien sûr que oui, lui répondis-je donc. Car, comme vous, j’évitais de me poser des questions et me disais que si la responsabilité devait incomber à quelqu’un, c’était au président des États-Unis. N’était-il pas après tout celui qui tirait les ficelles et avait toutes les données en main ? Et jamais à cette époque il ne m’est venu à l’idée que le président, qui ne savait ni piloter d’avions ni larguer des bombes, ne pouvait donc nullement être tenu responsable des morts ainsi provoquées. »

Puis, luttant désespérément pour garder ma contenance, je poursuivis en disant :

« Le président était incapable d’actionner un lance-missile, de faire décoller un avion et de le faire se poser sur la piste d’atterrissage. Sans moi, il n’aurait été qu’une marionnette à Washington, et sans moi encore, la guerre nucléaire aurait été rendue impossible. Mais j’étais là, moi, à la disposition du président, un instrument entre ses mains. Car s’il ne savait pas de quelle manière procéder pour tuer un million de personnes, il pouvait s’en remettre à moi et me demander de le faire à sa place. Or, à l’époque, je n’avais pas encore saisi que nous n’étions qu’une poignée dans le monde à savoir tuer et que si nous avions refusé de le faire, la guerre n’aurait pu avoir lieu. Par conséquent, je détruisis Kiev et tuai neuf cent mille personnes, un fou m’ayant intimé l’ordre de le faire ! »

Le lieutenant m’avait écouté attentivement et maintenant il me regardait, bouche bée.

Puis dans un sifflement, je lui demandai : « Vous a-t-on jamais parlé d’éthique dans les Forces armées de l’air ?

Vous a-t-on jamais demandé de vous inscrire à un cours intitulé : “La responsabilité incombant aux pilotes de guerre” ? Cela, bien sûr, n’est pas le cas et ne le sera jamais. Car, ce qu’ils veulent de vous dans les Forces armées, c’est que vous obéissiez aux ordres et que vous fassiez ce que l’on vous demande de faire. On vous dit : Cela est bien, cela est mal et il n’y a que la patrie qui compte. Mais jamais l’on ne vous dit que les actes que vous commettrez resteront à jamais gravés en votre conscience et que c’est vous qui aurez à en subir les conséquences. On vous dit de mettre Kiev à feu et à sang et six heures plus tard les Russes disent à Pavel Chernov, un pilote qui aurait pu devenir votre ami, de détruire Los Angeles. Et pour se justifier, l’on vous dit que tout le monde doit mourir un jour. Mais si, en tuant les Russes, vous vous tuez aussi, pourquoi alors le faire ?

— Mais j’ai promis d’obéir aux ordres », répondit le lieutenant.

De désespoir, le survivant de l’holocauste en moi se tut et je dis, radouci :

« Que croyez-vous qu’il arrivera si vous n’obéissez pas aux ordres et que vous épargniez des millions de vies ? Qu’ils vous feront comparaître en cour martiale, qu’ils vous démettront de vos fonctions ou qu’ils vous tueront ? Mais serait-ce pire que ce que vous feriez à Kiev ? »

Le lieutenant demeura silencieux pendant un bon moment puis il me dit en me regardant droit dans les yeux :

« S’il y avait autre chose que vous pouviez me dire, n’importe quoi, et que je vous promettais de me le rappeler, que me diriez-vous ? »

Épuisé, je poussai un long soupir et lui dis :

« Vous savez, mon garçon, si vous étiez complètement fermé et que vous insistiez pour dire que vous avez raison et qu’il vous faut suivre les ordres, les choses seraient beaucoup plus faciles pour moi. Pourquoi se trouve-t-il que vous soyez un type bien ?

— Car il se trouve que je suis vous, monsieur ! »

À ce moment, je sentis qu’une main me frôlait l’épaule et vis en me retournant que c’était Leslie qui arrivait. Et du coup, je compris ce qu’elle venait faire en ces lieux.

« Me présenteras-tu ? dit-elle en s’adressant à moi. Et sous ce clair de lune, elle avait l’air d’une sorcière, d’une déesse de la nuit, ses longs cheveux blonds laissés à l’air libre.

— Lieutenant Bach, dis-je, je vous présente Leslie Parrish, mon épouse et votre âme sœur, celle que vous êtes destiné à rencontrer après maintes tribulations, la femme des jours meilleurs, et celle après laquelle vous avez toujours soupiré !

— Bonjour, lui dit-elle en guise de salutation.

— Je … ah … Bonjour ! lui répondit-il au bout d’un moment. Mon épouse, avez-vous dit ?

— Cela pourrait arriver, lui répondit-elle à son tour.

— Êtes-vous bien sûr de ce que vous avancez et que c’est de moi qu’il s’agit, lui demanda-t-il, sceptique.

— Il s’agit bien de vous, mais non de moi ou plus exactement d’une autre moi. Car il est une jeune Leslie qui dans le moment se trouve en début de carrière et qui vous cherche, se demandant qui vous êtes, où vous vous trouvez et quand viendra le jour où vous vous rencontrerez ! »

Le jeune lieutenant était ébahi. Il n’arrivait pas à croire que la femme qui se trouvait là devant lui pouvait être l’incarnation de la femme qu’il rencontrerait dans un avenir plus ou moins rapproché. Alors il lui dit :

« Je n’arrive pas à le croire. Vous êtes celle que je rencontrerai au cours de ma vie future ?

— Au cours de l’une de vos vies futures ! précisa Leslie.

— Mais comment faire pour nous rencontrer ? Et où vous trouvez-vous présentement ? lui demanda-t-il à nouveau.

— Tant et aussi longtemps que vous resterez dans l’armée, lui répondit-elle, nous ne pourrons nous rencontrer. Et il est possible que nous ne nous rencontrions jamais, car cela se veut votre destinée dans l’une de vos vies futures.

— Mais s’il est vrai que nous sommes des âmes sœurs, rétorqua-t-il, nous ne pouvons faire autrement que de nous rencontrer. Car les âmes sœurs ne sont-elles pas faites pour passer le reste de leur vie ensemble ?

— Pas toujours, lui répondit Leslie qui n’avait jamais été plus belle qu’en ce moment et qui manifestement comprenait que le jeune lieutenant aurait voulu faire un saut dans le temps pour bientôt la rencontrer.

— Je ne croyais pas qu’il pouvait en être ainsi, dit-il enfin. Mais quelle est la force ou le motif qui puisse faire que des âmes sœurs ne se rencontrent pas ? »

Je ne sais trop qui de mon épouse ou d’une Leslie parallèle lui répondit, car voici ce qu’elle lui dit en substance :

« Mon cher Richard, dans cette vie ou dans une autre, vous bombarderez Kiev et votre ami, le pilote russe, lui, bombardera Los Angeles. Or, le studio de la Twentieth Century-Fox, où je serai occupée à tourner un film à ce moment, sera détruit, ne se trouvant qu’à quelques pas de l’endroit où explosera la première bombe. Et moi, je serai tuée sur-le-champ ! »

Tout en parlant, elle se tourna vers moi, terrifiée à l’idée que nous puissions être séparés par la mort. Et en elle, la voix de cette Leslie parallèle s’éleva et dit : « Il est des vies dans lesquelles les âmes sœurs ne se rencontrent jamais !

Je m’approchai de plus près et lui mis mon bras autour du cou. Et quand enfin elle se fut calmée, je lui dis : « Nous n’y pouvons rien !

— Tu as raison », me répondit-elle. Puis se tournant vers le lieutenant, elle ajouta d’une voix triste : « Il n’y a que vous, lieutenant, qui y puissiez quelque chose ! »

Tout avait été dit et il n’y avait rien d’autre à ajouter. Aussi Leslie, forte des recommandations de Pye, se projeta dans notre futur simultané et imagina que nous étions à nouveau à bord de notre hydravion. Puis elle s’imagina en train d’actionner la manette des gaz, et alors, tout ce qui se trouvait autour de nous fut comme agité par des secousses …

Puis, plus rien.

Mon Dieu, me dis-je alors. Le lieutenant, sur les ordres du président, pourrait tuer des milliers de femmes, d’hommes et d’enfants. Il n’épargnerait ni les médecins, ni les libraires, ni les boulangers, ni les comédiens, ni les musiciens, ni personne, ni même son âme sœur ! Il détruirait la nature, les animaux, les musées, les livres, les peintures, les fleurs et les fontaines, et rien de ce que nous pourrions lui dire ne l’arrêterait.

C’était horrible. Mais Leslie, qui avait lu dans mes pensées, me prit la main et me dit : Il se peut, Richard chéri, que nous n’ayons pu l’en empêcher. Mais il se peut aussi que nous ayons pu nous y opposer. »

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