Encore imprégnés de l’amour de Mashara, nous nous retrouvâmes Leslie et moi à bord de notre hydravion et en plein ciel. Nous avions la tête remplie des images de la superbe planète que nous venions de quitter, et je songeai à quel point il nous était maintenant naturel de penser que nous comptions des amis dans des espaces-temps totalement différents du nôtre.
Certes, nous avions connu la joie et l’horreur au cours de ce périple qui cependant nous menait toujours plus loin, toujours plus avant. Qui plus est, il nous avait permis de vivre des aventures que jamais nous n’aurions vécues et de comprendre des choses que jamais nous n’aurions comprises, eussions-nous vécu des centaines de vies.
Aussi, plus que jamais désirions-nous, Leslie et moi, poursuivre notre aventure.
Au-dessous de nous, le plan vira au rose pâle et des sentiers de couleur or s’y découpèrent. Je n’eus pas besoin de réfléchir bien longtemps ou de m’en remettre à mon intuition pour comprendre que je désirais toucher ces couleurs. Je regardai Leslie pour voir ce qu’elle en pensait et compris à son hochement de tête qu’elle partageait mon sentiment.
« Tu es prête ?
— Je crois que oui … », me répondit-elle. Et elle me fit son imitation du passager terrifié, s’agrippant de toutes ses forces au tableau de bord.
L’hydravion se fraya un chemin à travers l’écume qu’avait soulevée notre amerrissage et, pendant quelques instants, nous nous laissâmes doucement portés par le courant. Bientôt cependant, je constatai que nous n’étions pas en mer, comme nous aurions dû logiquement l’être et que le plan avait disparu.
De fait, nous nous trouvions sur un lac bordé de montagnes et de conifères, et que prolongeait une grève couleur de miel. L’eau du lac était claire et les rayons du soleil qui réchauffaient le sable de la grève venaient s’y réfléchir.
Nous nous laissâmes dériver un moment, tentant de comprendre ce qui nous arrivait.
« Leslie ! m’exclamai-je soudain. C’est ici que je viens pratiquer mes amerrissages. Nous sommes au lac Healey ! Nous sommes sortis du plan !
— Tu en es certain ? fit Leslie en scrutant le paysage pour y trouver des signes du contraire.
— Presque certain. »
Je regardai à nouveau tout autour de moi et aperçus à ma gauche les pentes abruptes recouvertes de conifères et au bout du lac, les feuillus, moins élancés. Derrière ceux-ci s’étendait la vallée.
« Hourra ! » m’écriai-je alors, sans grand enthousiasme. Puis je me tournai vers Leslie et pus lire la déception sur son visage.
« Oh, je sais que je devrais être contente d’être enfin de retour, me dit-elle. Mais nous commencions à peine à apprendre et il nous reste tant de choses à comprendre. »
Je dus reconnaître qu’elle avait parfaitement raison et sentais pour ma part qu’on venait de me frustrer de quelque chose de spectaculaire, un peu comme si, au théâtre, les lumières s’étaient toutes allumées en même temps et que les acteurs avaient quitté la scène avant la fin de la pièce.
J’abaissai le gouvernail de direction et appuyai sur la pédale pour amorcer le virage vers la grève.
Leslie eut un hoquet de surprise.
« Regarde ! » s’exclama-t-elle en pointant le doigt en direction de la grève.
Un peu en amont de l’extrémité de notre aileron droit, comme nous tournions, j’aperçus un autre Martin Seabird échoué sur la grève.
« Ha ! ha ! exultai-je. Il n’y a plus de doute, cette fois : Tout le monde vient pratiquer ici. Nous sommes bel et bien revenus à la maison. »
Je poussai la manette des gaz et nous glissâmes en direction du second hydravion. Puis je coupai le moteur pour franchir silencieusement les derniers pieds, bien qu’il n’y eût personne en vue. Bientôt, le nez de notre appareil se trouva enfoui dans le sable, à deux cents pieds environ de l’autre Seabird.
Je retirai mes chaussures et sautai de l’hydravion, et me retrouvai dans l’eau jusqu’aux chevilles ; puis je fis le tour de l’appareil pour aider Leslie à descendre à son tour. Cela fait, je soulevai le nez de l’hydravion que je tirai un peu plus sur la grève. Et tandis que je l’ancrais dans le sable, Leslie se dirigea vers le second appareil.
« Holà ! Il y a quelqu’un ? cria-t-elle en s’approchant. — Il n’y a personne ? » lui demandai-je en la rejoignant. Leslie ne répondit pas. Elle se tenait maintenant à la hauteur de la cabine et regardait à l’intérieur.
Cet appareil était en tout point semblable à notre Ronchonneur. Sur sa carlingue, avait été dessiné le même décor de neige et d’arc-en-ciel que Leslie et moi avions conçu pour notre Seabird. L’intérieur de la cabine aussi était identique et on y retrouvait le même tapis sur le sol, le même tissu sur les sièges. De fait, l’ensemble de la conception était identique à la nôtre, de l’antireflets que nous avions fait fabriquer sur commande jusqu’au lettrage qu’affichait le tableau de bord.
« Tu crois que c’est une coïncidence, me demanda Leslie, et qu’il puisse exister un autre hydravion identique à Ronchonneur ?
— Cela me paraît en effet étrange », rétorquai-je.
Je tendis la main pour toucher le capot du moteur. Celui-ci était encore chaud.
Un curieux sentiment m’envahit. Je pris la main de Leslie et nous nous acheminâmes vers notre propre hydravion. À mi-chemin, Leslie s’arrêta brusquement et jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Puis elle me dit :
« Regarde, Richard. Il n’y a aucune trace de pas dans le sable, à part les nôtres. Comment ce pilote a-t-il pu atterrir, descendre de son avion et disparaître sans même laisser d’empreintes derrière lui ?
Nous restâmes là, entre les deux Seabird, déconcertés.
« Tu es sûr que nous sommes de retour dans notre propre espace-temps ? s’enquit Leslie. J’ai pourtant la nette impression que nous nous trouvons encore à l’intérieur du plan.
— Devant une réplique du lac Healey ? dis-je, quelque peu incrédule. Et si tel est le cas, comment se fait-il que nous, fantômes, nous laissions des traces derrière nous ?
— Tu as sans doute raison, me répondit-elle. D’ailleurs, si nous nous étions posés quelque part dans le plan, nul doute que nous aurions déjà rencontré un moi parallèle à l’un ou l’autre d’entre nous. »
Puis sans rien ajouter, elle resta là perplexe à regarder l’autre Seabird.
« Si nous nous trouvons toujours à l’intérieur du plan et ici en particulier, dis-je au bout d’un moment, c’est peut-être parce qu’il nous faut subir une épreuve. Et s’il ne semble y avoir personne, c’est peut-être alors que l’un ou l’autre de nos moi se trouve ici, mais sous une autre forme. Rappelle-toi que nous sommes indivisibles de nos moi et que nous ne sommes jamais seuls, à moins de croire que nous le sommes.
Un rayon laser de couleur rubis scintilla à moins de vingt pieds de nous et là, vêtue d’un jean blanc et d’un chemisier, se tenait notre moi parallèle.
« Vous savez pourquoi je vous aime ? dit cette personne en nous tendant les bras. Parce que vous n’avez pas oublié !
— Pye ! » s’écria joyeusement Leslie, qui courut embrasser la nouvelle venue.
En ce lieu, plan ou pas, nous n’étions plus des fantômes, et c’est ainsi que Leslie et Pye purent s’embrasser sans qu’elles passent l’une au travers de l’autre.
Comme je suis heureuse de vous revoir, dit Leslie. Jamais vous ne devinerez où nous sommes allés ! Nous avons rencontré la plus aimable des créatures de ce monde et avons aussi fait la connaissance du plus méchant des hommes. Oh, Pye ! Nous avons tant de choses à vous raconter, et tant de questions à vous poser ! »
Ces paroles terminées, Pye se tourna vers moi.
« Quel plaisir de vous revoir ! lui dis-je en la serrant à mon tour dans mes bras. Pourquoi nous avoir quittés si soudainement ? »
Elle se contenta de sourire et se dirigea vers le lac. Puis lorsqu’elle fut à proximité du bord de l’eau, elle s’assit sur la grève et nous invita d’un geste de la main à nous joindre à elle.
« Parce que j’étais à peu près certaine de ce qui allait se passer, répondit-elle enfin. Et quand vous aimez des êtres et que vous savez hors de tout doute qu’ils sont prêts à apprendre et à croître, alors vous les laissez partir. Car comment auriez-vous pu apprendre, comment auriez-vous pu vivre vos diverses expériences en sachant que j’étais là, comme une espèce d’écran protecteur s’immisçant entre vous et vos choix ?
Elle me regarda, le sourire aux lèvres.
« Ce lac est bel et bien une réplique du lac Healey que vous connaissez, Richard. Quant à l’hydravion, il est là pour mon plaisir. Vous m’avez rappelé combien j’aime piloter ; aussi ai-je reproduit le Ronchonneur et ai-je décollé, pour me pratiquer bien sûr, mais aussi pour vous retrouver, tous les deux. Cela dit, il me faut avouer que c’est quand même surprenant d’amerrir alors que le train d’atterrissage est sorti, vous ne croyez pas ? »
Elle leva la main à la vue de mon visage horrifié.
« Ne vous en faites pas, je m’en suis souvenu à temps ! Une seconde à peine avant de toucher l’eau, j’ai fait appel à cet aspect de moi qui est le plus familier avec les hydravions et je vous ai entendu qui me criiez de remonter le train d’atterrissage. Merci ! »
Elle posa alors la main sur l’épaule de Leslie et lui dit : « Et vous avez remarqué que je n’ai laissé aucune trace de pas sur le sable. Quel esprit d’observation vous avez. Sachez que j’ai fait cela pour vous rappeler à tous les deux que c’est à vous qu’il revient de choisir la voie que vous emprunterez et de répondre à votre sens le plus élevé de ce que vous savez être bien, et non celui des autres. Mais cela, vous le savez déjà.
— Oh ! Pye ! dit Leslie. Mais comment respecter notre sens du bien dans un monde qui … Vous connaissez Ivan et Tatiana ?
Pye fit signe que oui.
La voix de Leslie se brisa alors qu’elle poursuivit en disant : « Nous les aimions tant. Et dire que ce sont des Américains qui les ont tués. Dire que c’est nous qui les avons tués !
— Non, ce n’est pas vous, lui affirma Pye. Comment avez-vous pu penser une chose pareille ? »
Elle tendit la main et releva le menton de Leslie pour alors la regarder droit dans les yeux.
« Rappelez-vous, Leslie, qu’il n’est rien dans le plan qui soit là par hasard, rien qui ne s’y trouve sans motif.
— Quel motif peut justifier la destruction de Moscou ? lui dis-je d’un ton cassant. Et comment pouvez-vous affirmer une telle chose puisque vous n’étiez pas là au moment de cet incident et n’avez pas ressenti la terreur comme nous l’avons ressentie ! »
Je me vis à nouveau submergé par les événements qui avaient marqué cette nuit à Moscou, et me sentis comme si Leslie et moi avions assassiné tous les membres de notre famille sous le couvert de la nuit.
« Richard, le plan comporte toutes les possibilités qui se puissent imaginer, dit Pye d’une voix douce, et constitue en ce sens une liberté absolue de choix. Le plan est comparable à un livre : chaque événement y est gravé en un mot, une phrase imprimée à jamais sur les pages de ce livre relatant une histoire sans fin. C’est la conscience qui se transforme, choisissant de lire ceci plutôt que cela. Ainsi, lorsque vous tombez sur une page qui traite de guerre nucléaire, vous laissez-vous aller au désespoir ou tentez-vous plutôt de tirer une leçon de ce que dit cette page ? Mourrez-vous en lisant cette page ou passerez-vous plutôt aux pages suivantes, d’autant plus sage pour l’avoir lue ?
— Nous ne sommes pas encore morts, dis-je alors. Et j’espère bien que nous sommes plus sages.
— Vous avez partagé une page avec Tatiana et Ivan Kirilov, poursuivit Pye, et lorsque vous en avez terminé la lecture, vous avez tourné cette page. Mais celle-ci existe toujours, en ce moment même, attendant de transformer le cœur de quiconque choisira de la lire. Quant à vous, maintenant que vous avez appris, vous n’avez plus à relire cette page, car vous vous êtes projeté au-delà de celle-ci. Et il en va de même pour Ivan et Tatiana.
— C’est bien vrai ? s’exclama Leslie, osant espérer à nouveau.
— Linda Albright ne vous rappelait-elle pas Tatiana Kirilova ? rétorqua Pye en souriant. N’avez-vous pas cru reconnaître votre ami Ivan dans Krzysztof ? Et les pilotes des Jeux de l’air n’ont-ils pas fait un divertissement de la terreur de la guerre pour ainsi sauver leur monde de la destruction ? Qui croyez-vous donc qu’ils sont ?
— Auraient-ils lu, eux aussi, cette page relatant la terrible nuit à Moscou ?
— Oui !
— Et ces pilotes ? C’est nous ? demandai-je.
— Oui ! » Les yeux de Pye brillaient de mille feux. « Vous et Leslie, Linda, Tatiana, Mashara, Jean-Paul, Attila, Ivan, Atkin, Tink et moi. Nous ne faisons qu’un ! »
Dans le silence qui s’ensuivit, nous pûmes entendre la brise qui caressait les feuilles des arbres, tandis que de minuscules vagues venaient lécher la grève.
« Il y a une raison à notre rencontre, reprit Pye, tout comme il y a une raison à votre rencontre avec Attila. Ainsi, vous vous souciez de la guerre et de la paix ? Alors vous atterrissez sur des pages qui vous permettent de prendre un aperçu de la guerre et de la paix. Vous craignez de ne pas pouvoir vivre l’un sans l’autre et craignez que la mort ne vous sépare ? Alors vous atterrissez dans des vies qui vous enseignent les choses de la séparation et de la mort ; et ce que vous apprenez changera le monde qui vous entoure à jamais. Vous aimez la Terre et croyez que l’humanité s’acharne à la détruire ? Alors vous percevez le meilleur et le pire de ce qui peut arriver, et apprenez que tout dépend de vos choix individuels. »
— Vous êtes en train de nous dire que nous créons notre propre réalité, n’est-ce pas ? dis-je. Cependant, je ne suis pas d’accord avec cette idée pourtant populaire.
Pye éclata d’un rire joyeux et pointa le doigt en direction de l’est, elle dit d’une voix mystérieuse :
« Il fait encore nuit … Nous sommes assis sur une plage identique à celle-ci … Et nous pouvons discerner les premiers signes de l’aube, le froid … »
Leslie et moi étions là avec elle, dans la noirceur et le froid, vivant sa mise en scène. Au bout d’un moment, elle poursuivit en disant :
« Devant nous se dressent des chevalets et des toiles, et nous tenons dans nos mains une palette et des pinceaux. »
Ces yeux sombres … J’avais l’impression qu’ils m’hypnotisaient, me subjuguaient. Je sentis la palette dans ma main droite et dans ma gauche, les pinceaux aux manches en bois rugueux.
« Et maintenant, la lumière se fait lentement à l’est. Vous la voyez ? Le ciel s’enflamme d’or et des prismes de glace fondent sous le soleil levant … »
Oui, nous pouvions voir tout cela, et nous étions ébahis par la magnificence des couleurs.
« Peignez ! nous dit Pye. Transposez l’aube sur votre toile ! Emparez-vous de cette lumière qui vous caresse le visage et transperce vos yeux, et faites-en un art. Vite, hâtez-vous et vivez l’aube à travers votre pinceau !
Bien que je n’aie rien d’un artiste, je vis néanmoins en esprit cette glorieuse aube se transformer en gros traits sur ma toile. J’imaginai aussi la toile de Leslie, vis sa propre aube s’y dessiner si délicatement, des rayons se fondant prudemment en un éclatement d’huiles.
« C’est fait ? » s’enquit Pye au bout d’un moment. Leslie et moi hochâmes la tête.
« Alors, qu’avez-vous créé ? » reprit Pye.
Comme j’aurais aimé pouvoir peindre le portrait de notre mentor, à ce moment, et capturer toute la luminosité de son regard.
« Deux levers de soleil extrêmement différents, fit Leslie à la question de Pye.
— Oh, non, pas deux levers de soleil, rétorqua Pye.
‑ L’artiste ne crée jamais un lever de soleil. Il crée …
— Ça y est, j’ai compris ! s’exclama Leslie. L’artiste crée le tableau !
— Voilà ! exulta Pye.
— Vous voulez dire que le lever du soleil constitue la réalité, tandis que le tableau représente ce que nous faisons de cette réalité ? m’enquis-je.
— Exactement ! Si chacun de nous devait créer sa propre réalité, avez-vous idée du chaos qui en résulterait ? Songez que la réalité se verrait dès lors multipliée par ce que chacun de nous pourrait y inventer ! »
Mon imagination s’enflamma. Comment en effet créer un lever de soleil si je n’en ai jamais vu un ? Que faire avec le ciel noir de la nuit si je désire commencer une journée ? Serais-je capable de penser un ciel ? De penser la nuit et le jour ?
« La réalité n’a rien à voir avec les apparences, déclara Pye. Elle ne relève en rien de notre vision étroite des choses de ce monde. La réalité est l’expression de l’amour, de l’amour parfait et pur, un amour que ni le temps ni l’espace n’ont encore terni.
« Vous êtes-vous jamais sentis en harmonie avec l’univers, avec tout ce qui existe, au point d’être inondés d’amour ? nous demanda Pye en nous regardant tour à tour. Car voilà la réalité, voilà la vérité. Or, ce que nous faisons de cette vérité ne dépend que de nous, tout comme la représentation de l’aube relève uniquement de l’artiste qui la peint.
« Dans notre monde, l’humanité s’est écartée de la vérité qu’est l’amour. Elle vit maintenant de haine, de luttes de pouvoir et de la manipulation de la Terre elle-même, pour ses propres étroits motifs. Et si elle continue sur sa lancée, personne ne verra jamais l’aube pour ce qu’elle est. Oh, le soleil se lèvera toujours bien sûr, mais les habitants de la Terre n’en sauront rien et, à la fin, l’histoire de sa beauté s’éteindra de leurs connaissances. »
Oh, Mashara, pensai-je, faut-il que ton passé devienne notre avenir ?
« Mais comment apporter l’amour à notre monde ? demanda alors Leslie. Il s’y trouve tant de menaces, tant … d’Attila ! »
Pye demeura silencieuse un moment puis, pour essayer de se faire comprendre, elle traça un minuscule carré dans le sable. Ensuite elle désigna ce quadrilatère et poursuivit en disant :
« Supposons que nous vivions en ce lieu terrible, lieu que nous appellerons Menaceville. Plus nous nous attardons dans cette ville et moins elle nous plaît, car violences et destructions y règnent en maîtres. Qui plus est, nous n’aimons pas ses habitants, n’aimons pas les choix qu’ils font. Nous n’appartenons pas à cette ville. Non, Menaceville n’est pas notre ville. »
Elle s’arrêta un moment pour tracer une ligne ondulée qui s’éloignait du quadrilatère, ajoutant ici et là des angles et des boucles. Au bout de la ligne, elle traça un cercle.
« Un bon jour, nous faisons nos valises et partons en quête de la Cité de la Paix. » Et elle nous montra alors la route accidentée qu’elle venait de tracer dans le sable, suivant du doigt chacun des tournants. « Nous choisissons de tourner à droite, puis à gauche ; nous empruntons l’autoroute, prenons des raccourcis. Nous suivons la carte, animés de nos plus grands espoirs, et nous voilà enfin, roulant vers ce doux havre de paix.
Pye arrêta son doigt au centre du cercle et y piqua de minuscules brindilles qui représentaient des arbres. Elle reprit alors son récit en disant :
« Nous trouvons un foyer, dans cette Cité de la Paix, et au fur et à mesure que nous faisons connaissance avec ses habitants, nous découvrons que ceux-ci partagent les mêmes valeurs que celles qui nous ont poussés à venir nous établir ici. Certains ont choisi de s’y établir sans vraiment savoir ce qu’ils faisaient ; d’autres l’ont fait parce qu’ils étaient persuadés que la défense dont on parlait ailleurs se transformerait bientôt en offensive. Et d’autres encore se sentaient impuissants à mettre fin aux atrocités qu’ils avaient connues. Or, l’une des façons de choisir son avenir est de croire que ce dernier est inévitable.
Puis pointant le doigt en direction du cercle et de ses minuscules arbres, elle conclut en disant :
« Et lorsque nous choisissons la paix, nous vivons en paix.
— Y a-t-il un moyen qui nous permettrait d’entrer en contact avec ceux qui vivent dans la Cité de la Paix, dit Leslie, et de communiquer avec nos moi parallèles qui pourraient nous enseigner ce qu’ils savent déjà ?
— Mais c’est exactement ce que vous êtes en train de faire en ce moment, lui répondit Pye en souriant.
— Mais comment y arriver, demandai-je à mon tour, sans sauter dans un hydravion, avec seulement une chance sur un trillion de nous rendre dans une autre dimension et de vous y trouver ?
— Si je comprends bien, dit Pye, vous aimeriez par le simple biais de votre imagination entrer en contact avec n’importe lequel de vos moi parallèles ?
— C’est cela, dis-je.
— Eh bien, cela n’a rien de bien sorcier, me répondit-elle à son tour, et ça marche. Pour ce faire, vous n’avez qu’à imaginer le moi à qui vous désirez parler et à faire comme si vous lui parliez réellement. Ensuite, vous n’avez qu’à imaginer qu’il vous répond. Cela dit, aimeriez-vous tenter l’expérience ?
— Maintenant ? dis-je, me sentant soudain nerveux.
— Pourquoi pas ? me répondit-elle.
— Bon, d’accord. Dois-je fermer les yeux ?
— Si vous voulez.
— Il n’y a aucun rituel, je suppose ?
— Si vous éprouvez le besoin d’un quelconque rituel, répliqua Pye, je vous propose celui-ci : Inspirez profondément, puis imaginez une porte qui donne sur un magnifique vestibule rempli de lumières multicolores ; voyez alors la personne qui se déplace dans la lumière. Ou laissez tomber la lumière et imaginez plutôt que vous entendez une voix qui vous parle ; il est parfois plus facile d’imaginer des sons que des images. Ou alors, oubliez la lumière et les sons et essayez de sentir la sagesse de cette personne alors qu’elle inonde la vôtre. Ou encore, imaginez que la prochaine personne que vous rencontrerez vous donnera la réponse, pour peu que vous lui posiez la question. Ou répétez simplement un mot qui vous semble magique, tout en faisant appel à votre imagination créatrice. »
Je choisis l’imagination et un mot. Les yeux clos, j’imaginai qu’au moment où je prendrais la parole, je verrais un moi parallèle qui me révélerait ce que je désirais savoir.
Je me détendis et vis flotter de douces couleurs pastel. Quand je prononcerai le mot, me dis-je, je verrai apparaître cette personne. Mais je ne suis pas pressé.
Tels des nuages, les coloris se déplacèrent lentement derrière mes paupières.
« Un », dis-je alors.
Et je vis, comme si l’on venait soudainement d’ouvrir un volet, un homme qui se tenait près de l’aile d’un curieux avion stationné dans un fétu de paille, avec un ciel bleu et un éclat de soleil derrière lui. Je ne pouvais discerner le visage de l’homme, mais la scène se voulait aussi calme qu’un été dans l’Iowa, et j’entendis alors sa voix comme s’il avait été assis avec nous sur la plage.
« Avant longtemps, tu auras besoin de tout ton savoir pour pouvoir en arriver à nier les apparences, me dit l’homme. Rappelle-toi que, pour passer d’un monde à un autre dans ton hydravion interdimensionnel, tu as besoin du pouvoir de Leslie alors qu’elle a besoin de tes ailes. Ensemble, vous volez. »
Le volet se referma et j’ouvris les yeux de surprise. « Quelque chose ? me demanda Leslie.
— Si ! Mais je ne sais trop comment m’en servir. » Et je lui racontai tout ce que j’avais vu et entendu. « Je ne comprends pas, dis-je en terminant.
— Lorsque vous en aurez vraiment besoin, vous comprendrez, me fit alors remarquer Pye. Quand on apprend quelque chose sans en avoir fait l’expérience tangible, on n’en découvre pas toujours immédiatement la véritable signification.
— Il nous faut bien avouer que nous n’avons pas appris que des choses pratiques, ici », déclara Leslie en souriant.
Pye traça et retraça le chiffre huit dans le sable, et dit : « Il n’est rien qui soit pratique, tant que nous n’en connaissons pas la valeur. Il existe des aspects de vous qui n’hésiteraient pas à vous adorer comme si vous étiez des dieux, simplement parce que vous pilotez un Martin Seabird. Et il en est d’autres que vous-mêmes prendriez pour de véritables magiciens.
— Comme vous, dis-je.
— Comme n’importe quel magicien, répliqua Pye. De fait, je vous semble magique parce que vous ignorez à quel point il m’a fallu pratiquer pour devenir qui je suis ! Tout comme vous, je représente un point de conscience qui s’exprime à l’intérieur du plan ; et comme vous, je ne suis jamais née et je ne mourrai jamais. Et même si nous devions nous séparer, vous et moi, rappelez-vous que cela sous-entend une différence qui n’existe pas.
« Tout comme vous ne faites qu’un avec la personne que vous étiez il y a une seconde, tout comme vous ne faites qu’un avec la personne que vous serez dans une seconde, aussi ne faites-vous qu’un avec la personne que vous étiez il y a une vie de cela, ainsi qu’avec celle que vous êtes dans une vie parallèle et celle que vous serez au cours des centaines de vies à venir dans ce que vous appelez le futur.
Elle se leva alors en se frottant les mains pour en faire tomber le sable.
« Je dois maintenant poursuivre mon chemin. Rappelez-vous l’aube et les artistes. Et quoi qu’il advienne, quoi qu’il vous semble, rappelez-vous que l’amour est la seule réalité qui soit …
Elle entoura Leslie de ses bras et l’étreignit.
« Oh, Pye ! s’exclama Leslie. Comme nous sommes malheureux de vous voir partir !
— Partir ? Je peux disparaître, mes petits, mais jamais je ne pourrais vous quitter ! Après tout, combien sommes-nous ?
— Un, chère Pye, dis-je en la serrant dans mes bras.
— Pourquoi est-ce que je vous aime ? demanda Pye en riant. Parce que vous vous souvenez … »
Elle disparut.
Leslie et moi restâmes longtemps assis près du dessin qu’avait tracé Pye dans le sable, ébauchant le chiffre huit comme elle l’avait fait, aimant ses petites villes et ses forêts et l’histoire qu’elle nous avait racontée.
Finalement, nous nous en retournâmes au Ronchonneur en nous tenant par la taille. Je roulai la corde de l’ancre, aidai Leslie à monter dans la cabine, poussai l’hydravion à l’eau et montai à bord. Le Martin Seabird se déplaça lentement sous l’effet de la brise. Après un moment, je mis le moteur en marche.
« Je suis curieux de savoir ce qui nous attend, à présent, dis-je à Leslie.
— C’est étrange, fit celle-ci. Lorsque nous avons amerri ici en pensant que nous étions sortis du plan, je me suis sentie toute triste à l’idée que notre aventure venait de prendre fin. Et maintenant je me sens … Tu sais, le fait d’avoir revu Pye a complété quelque chose en moi. Nous avons tellement appris en si peu de temps ! J’aimerais pouvoir rentrer à la maison pour réfléchir à tout cela et y découvrir un sens.
— Moi aussi ! » m’exclamai-je.
Leslie et moi nous regardâmes pendant un long moment, partageant le même sentiment.
« Soit, nous retournons à la maison, dis-je. Il ne nous reste plus qu’à apprendre comment nous y prendre ! »
Je tendis la main vers la manette que je poussai vers l’avant. Cette fois-ci, je n’eus nul besoin de recourir à mon imagination. Le moteur de Ronchonneur se mit à rugir et tandis que l’hydravion filait droit devant, je me pris à me demander pourquoi il m’était si difficile de poser ce geste, pourtant si simple, quand je ne pouvais voir la manette des gaz.
Ronchonneur quitta l’eau et le lac disparut. Encore une fois, nous nous retrouvions au-dessus de tous les mondes inimaginables.