Chapitre XXI

Nous roulions depuis un bon moment déjà en direction de notre hôtel, à bord d’une voiture que nous avions louée à l’aéroport de Santa Monica, lorsque Leslie osa enfin soulever la question qui nous triturait tous deux l’esprit depuis notre retour dans notre espace-temps.

« Alors ? fit-elle en s’engageant sur l’autoroute de Santa Monica. Nous parlons de ce qui nous est arrivé, ou nous le taisons ?

— Veux-tu dire que tu aimerais que nous en fassions le sujet de notre conférence ? lui demandai-je à mon tour.

— L’idée n’est pas mauvaise ! me répliqua-t-elle.

— Mais comment aborder le sujet ? » lui dis-je. Puis je repris, sur le ton de la plaisanterie, comme si je m’adressais aux gens de l’assistance : « Mesdames et messieurs, un fait bizarre nous est arrivé alors que nous faisions route pour la présente conférence. En effet, il se trouve que nous avons été suspendus dans les airs pendant trois mois, emprisonnés que nous étions dans une dimension où il n’y a ni espace ni temps, quoique tous deux semblent réapparaître de temps à autre, et nous y avons appris que tous, nous sommes des aspects les uns des autres. Soit dit en passant, l’avenir de l’humanité est subjectif et c’est nous qui décidons de ce qui adviendra de l’univers, de par ce que nous choisissons de réaliser dans les faits. Nous vous remercions de votre attention. Des questions ? »

Leslie ne put s’empêcher de rire à ma façon un peu loufoque de présenter la chose.

« Je vois ce que tu veux dire, me dit-elle. Juste comme une petite poignée de gens en étaient enfin venus à s’accorder pour dire qu’il n’est peut-être pas impossible de vivre plus d’une vie, voilà que nous arrivons dans le décor pour déclarer que non seulement chacun compte un nombre infini de vies, mais que celles-ci, de surcroît, se déroulent toutes en mêmes temps ! » Elle se tut un moment avant de poursuivre en disant : « Tu as raison, il vaudrait mieux taire ce qui nous est arrivé.

— L’idée n’est pourtant pas nouvelle, déclarai-je. Albert Einstein ne disait-il pas que, pour les physiciens qui sont croyants, la distinction entre le passé, le présent et l’avenir n’est rien de plus qu’une illusion ?

— Albert Einstein a dit cela ? dit Leslie, l’air étonné.

— Et ce n’est pas tout ! dis-je en poursuivant. Car dès que tu désires entendre quelque chose de vraiment incroyable, il te suffit d’interroger le physicien de ton quartier, qui te parlera de la courbe de la lumière et de la distorsion de l’espace, et qui te dira aussi que les horloges des fusées marquent plus lentement le temps que les horloges domestiques, qu’on peut produire une fission d’une particule de matière pour en obtenir deux de mêmes dimensions, que si l’on tente de tirer à la carabine à la vitesse de la lumière, aucune balle n’en sortira, et j’en passe ! Cela dit, je doute que nous prenions le monde par surprise en lui révélant ce que toi et moi avons découvert. Car quiconque s’est donné la peine de lire quelques ouvrages sur la mécanique quantique, quiconque s’est amusé avec le chat de Schrödinger …

— Mais combien de gens connaissent le chat de Schrödinger, à ton avis, dit Leslie en m’interrompant. Combien de personnes connais-tu qui s’installent confortablement dans leur lit, par une froide soirée pluvieuse, avec leur calcul différentiel et leur physique quantique pour toute compagnie ? Sincèrement, Richard, je ne crois pas que nous devrions en parler, car je doute qu’on ajoute foi à nos propos. D’ailleurs, il me faut bien avouer que j’ai moi-même peine à y croire.

— Tu es toujours sceptique, à ce que je vois », lui fis-je remarquer. Mais je ne pus m’empêcher de réfléchir plus avant à la question. Peut-être était-il possible après tout que Leslie et moi avions fait le même rêve. Le plan, Pye, tout cela n’était peut-être qu’un fantasme de notre esprit.

Je me pris néanmoins à regarder la circulation dans le but de mettre notre nouvelle vision des choses à l’épreuve. Était-ce nous qui filions à toute allure dans cette Mercedes noire ? Et là, dans cette vieille Chevrolet rouillée qui venait de s’arrêter sur l’accotement, de la vapeur s’échappant de son radiateur ? Nous, ces nouveaux mariés qui roulaient dans la limousine blanche ? Et dans la voiture d’à côté, ces hommes aux visages patibulaires ? Était-ce nous, en route pour commettre quelque méfait ?

Je tentai d’imaginer que toutes ces personnes que nous croisions n’étaient autres que nous dans des corps différents, mais je n’y réussis pas. Chacun m’apparaissait indivisible, isolé dans son cocon d’acier. Qui plus est, je ne pouvais pas plus nous imaginer vivant dans le luxe que je ne pouvais nous imaginer dans la pauvreté, bien que Leslie et moi eussions connu ces deux conditions.

Nous sommes nous, uniquement, me dis-je alors en conclusion, et personne d’autre.

« Serais-tu aussi affamé que je le suis, par hasard ? me demanda Leslie en m’arrachant à ma rêverie.

— Je crois bien ! lui répondis-je. Je n’ai pas mangé depuis des mois !

— Te sens-tu capable de patienter jusqu’à ce que nous arrivions au boulevard Robertson ?

— Je le peux si tu le peux », lui répondis-je.

Elle ralentit alors pour prendre la sortie qui menait à des rues qu’elle connaissait bien pour y avoir si souvent déambulé à l’époque où elle faisait carrière dans le cinéma. Pourtant, je le savais, cette époque lui était devenue plus étrangère encore que celle de Jean-Paul Le Clerc, pour tous les sentiments qu’elle éveillait maintenant en elle.

Parfois, lorsque nous regardions de vieux films, tard le soir à la télévision, Leslie me serrait dans ses bras sans crier gare, pour me dire alors à quel point elle m’était reconnaissante de l’avoir sortie du monde artificiel du cinéma. Mais j’avais toujours soupçonné que quelque part en elle, cela lui manquait, bien qu’elle ne l’admît que si le film que nous regardions était particulièrement bon.

Le restaurant que Leslie avait en tête se trouvait toujours là, sur le boulevard Robertson, un véritable paradis de plats végétariens et de musique classique pour les affamés consciencieux. Mais il avait manifestement grandi en popularité depuis toutes les années que nous n’habitions plus cette ville, avec pour résultat que l’aire de stationnement la plus proche se trouvait à un pâté de maisons de là.

Leslie descendit de voiture pour se diriger à pas rapides vers le restaurant.

« Dire que j’ai déjà habité ici, me dit-elle lorsque je l’eus rejointe. Tu te rends compte ? Il y a combien de vies de cela ?

— Tu ne peux pas vraiment l’exprimer en ces termes, lui répondis-je, quoiqu’il me faille admettre qu’il est plus facile de penser à des vies consécutives qu’à des vies simultanées. On commence par l’Ancienne Égypte, fait un saut dans la dynastie Han et on part ensuite à la découverte de l’Ouest américain …

Je me tus un moment car, chemin faisant, nous étions parvenus à la hauteur d’une boutique de téléviseurs et de magnétoscopes, sa vitrine remplie à craquer de téléviseurs, tous allumés et empilés les uns par-dessus les autres en quatre étages de confusion totale.

« … Mais ce que nous venons d’apprendre est loin de se vouloir aussi simple que cela », dis-je enfin en guise de conclusion.

Leslie jeta d’abord un regard distrait en direction de la vitrine du magasin, puis s’arrêta si brusquement que je crus un instant qu’elle avait oublié sa bourse dans la voiture ou encore qu’elle venait de briser le talon d’une de ses chaussures. Mais non ; affamée il y avait à peine un moment au point de se diriger presque au pas de course vers le restaurant, voilà qu’elle s’arrêtait maintenant pour regarder la télévision !

« Toutes nos vies à la fois, dit-elle en regardant avidement les divers appareils. La vie de Jean-Paul Le Clerc, celle de Tatiana et de Ivan, celle de Mashara … Toutes ces vies se déroulant de façon simultanée et nous ne savons pas comment l’expliquer, n’arrivons pas même à l’appréhender nous-mêmes ?

— Ce n’est pas facile, en effet », renchéris-je. Puis j’ajoutai, la faim me tenaillant toujours : « Alors, nous y allons, à ce restaurant ? »

Mais Leslie se contenta de frapper la vitrine de son index en me disant : « Regarde ! »

Chacun des téléviseurs diffusait une émission différente, de vieux films pour la plupart à cette heure tardive de l’après-midi.

L’un des écrans montrait Scarlett O’Hara, jurant que plus jamais elle ne connaîtrait la faim ; un autre montrait Cléopâtre manigançant pour s’obtenir les faveurs de Marc Antoine. Juste en dessous dansaient Fred Astaire et Ginger Rogers, en un tourbillon de hauts-de-forme et de dentelles. À leur droite, Bruce Lee s’apprêtait à exercer la vengeance du dragon cependant que, tout près, le capitaine Kirk et la belle Paloma se jouaient d’un dieu de l’espace. À la gauche de ces derniers, un chevalier tout de blanc vêtu lança des cristaux magiques qui eurent pour effet de faire étinceler sa cuisine de propreté. Nombre d’autres drames se déroulaient dans cette vitrine et chacun des téléviseurs arborait une étiquette cramoisie où se lisaient les mots :

ACHETEZ-MOI.

« C’est simultané ! m’exclamai-je enfin.

— Et le passé ou l’avenir ne dépendent nullement de l’heure ou de l’année, dit Leslie, mais de la chaîne qu’on choisit de regarder !

— Ainsi, il y a un nombre infini de chaînes, dis-je, mais un téléviseur ne peut montrer qu’une seule de ces dernières à la fois, avec pour résultat que chacun est persuadé que c’est la seule chaîne qui soit ! »

Mais Leslie indiqua à ce moment un coin de la vitrine en disant : « Jette un coup d’œil à ce nouveau téléviseur, veux-tu ? »

Dans un coin de la vitrine, on avait en effet installé une console dernier cri ou s’affrontaient Katharine Hepburn et Spencer Tracy, mais l’écran affichait aussi un encart de douze centimètres où des voitures de course caracolaient vers la ligne d’arrivée.

« Et si nous sommes suffisamment évolués, dis-je à cette vue, nous pouvons alors syntoniser plus d’une vie à la fois !

— Mais comment faire pour évoluer de la sorte ? dit Leslie d’un air songeur.

— Oh, c’est facile, lui répondis-je sur le ton de la plainsanterie. Il suffit alors d’augmenter nos prix, comme ce téléviseur dernier cri !

— Ah ! je savais bien qu’il y avait un moyen », rétorqua-t-elle en riant.

Sur ce, nous poursuivîmes notre chemin bras dessus bras dessous et, quelques secondes plus tard, nous prenions enfin place dans le restaurant. Sans plus attendre, Leslie consulta le menu et le serra sur son cœur en s’exclamant : « Oh ! Ils servent encore de la salade de racines d’ailante !

— Il est des choses qui ne changent jamais », fis-je en guise de commentaire.

Et Leslie hocha joyeusement la tête, parfaitement heureuse.

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