Chapitre XXII

En dépit du fait que nous étions tous deux affamés, Leslie et moi parlâmes sans arrêt pendant toute la durée du repas, poursuivant la discussion que nous avions amorcée dans la rue, en oubliant même parfois de manger. À un certain moment, Leslie me demanda si je croyais que nous étions tombés sur le magasin de téléviseurs par hasard, ou si j’étais plutôt d’avis que nous avions toujours eu la réponse à portée de la main, sans même que nous le sachions.

« Ce n’est pas une coïncidence, affirmai-je. Car, pour peu que nous nous arrêtions à y penser, tout n’est que métaphore.

— Tu crois ? répliqua Leslie.

— Après tout ce que nous venons d’apprendre ? Je crois bien ! » Et me sentant téméraire, j’ajoutai : « Nomme-moi ce que tu veux, je te dirai la leçon qu’il faut en tirer !

— Soit, dit Leslie en se prêtant au jeu. Que pourrait nous apprendre l’océan à ton avis ?

— L’océan compte un nombre incalculable de gouttes d’eau, dis-je sans même ressentir le besoin de réfléchir outre mesure à la question, ma pensée se faisant aussi limpide dans mon esprit que d’un cristal d’Atkin. Certaines gouttes sont bouillantes, d’autres sont de glace ; certaines sont translucides et d’autres opaques, et d’autres encore flottent dans l’air ou se voient alors écrasées sous des tonnes de pression. Il est aussi des gouttes qui se transforment, tandis que d’autres sont vaporisées ou condensées. Mais toutes ne font qu’un avec l’océan, car sans ces multiples gouttes d’eau, ce dernier n’a dès lors plus d’existence propre. Ceci dit, il est impossible de distinguer une goutte d’eau d’une autre goutte d’eau, car il n’existe de frontière entre une goutte et une autre que celle qu’on veut bien leur attribuer !

— Fantastique ! s’exclama alors Leslie. Tu es génial, Richie ! »

Je baissai modestement les yeux en direction de mon napperon et m’aperçus que celui-ci représentait une carte de la ville de Los Angeles. À cette vue, j’eus l’idée de mettre Leslie à l’épreuve et lui demandai donc :

« Et que pourrions-nous apprendre des rues et des autoroutes, à ton avis ? »

Leslie ferma les yeux un moment avant de répondre : « Toutes les rues, toutes les autoroutes sont reliées entre elles, mais c’est à chaque conducteur qu’il revient de décider où il veut aller. Ainsi, il peut choisir de se rendre à un magnifique site campagnard ou alors dans un bouge miteux ; de même, il peut emprunter la route qui le mènera à l’université ou celle qui le conduira dans un bar. Il peut aussi filer sur l’autoroute jusqu’à l’horizon, ou aller et venir en tournant en rond, ou simplement s’arrêter et n’aller nulle part. »

Leslie examina l’idée plus avant dans son esprit, la tournant de côté et d’autre, s’amusant follement. Puis elle reprit en disant :

« C’est aussi le conducteur qui choisit le climat dans lequel il vivra, selon qu’il se rende à Fairbanks, à Mexico ou à Rio. Il peut conduire en fou ou alors conduire prudemment ; il peut aussi choisir de conduire une voiture sport, une voiture familiale ou un camion, et il peut garder son véhicule en bon état ou le laisser tomber en morceaux. Il peut se balader sans carte et trouver l’aventure à chaque tournant de la route qu’il suit, ou il peut alors planifier chaque kilomètre de la route qu’il désire parcourir. Mais il demeure que, quelle que soit la route qu’il choisisse d’emprunter, celle-ci existe toujours, avant son passage comme après. Toutes les balades qui se puissent imaginer ont déjà leur existence virtuelle en ce monde et le conducteur ne fait qu’un avec celles-ci. Aussi ne fait-il que choisir, chaque matin, quelle balade il fera ce jour-là.

— Merveilleux ! C’était parfait ! dis-je à mon épouse.

— Crois-tu, me demanda Leslie, que nous venons d’apprendre tout cela à l’instant, ou crois-tu plutôt que nous l’avons toujours su, mais ignorions quelles questions il nous fallait poser pour obtenir ces réponses ? » Et sans même attendre ma réponse, elle me mit encore une fois à l’épreuve en me demandant : « Quelle métaphore vois-tu dans l’arithmétique ? »

Et nous continuâmes sur notre lancée, fascinés par les découvertes que nous faisions. Certes, nous n’étions pas encore en mesure d’appliquer le principe à tout concept, mais presque. L’ordinateur, l’industrie du cinéma, la vente au détail, les quilles, l’aviation, l’ingénierie, l’art, l’éducation, la voile … Derrière tout système, intérêt ou vocation, il nous était possible de découvrir une métaphore qui reposait sur la même vision sereine de la façon dont fonctionne l’univers tout entier.

« Dis-moi, Leslie, dis-je à un certain moment, as-tu comme moi le sentiment que nous ne sommes pas les mêmes qu’avant notre aventure ?

— Bien sûr, me répondit-elle. Songe que s’il avait fallu que nous revenions inchangés de tout ce qui nous est arrivé, c’est qu’alors … Mais je crois que ce n’est pas tout à fait ce que tu voulais dire, n’est-ce pas ?

— Non, en effet, lui dis-je alors à voix basse. J’ai l’impression que nous sommes vraiment différents. Jette un coup d’œil aux clients de ce restaurant, et dis-moi ce que tu en penses. »

Leslie s’exécuta, prenant son temps.

« Il se peut que la scène s’estompe encore une fois, mais …

— … Mais nous connaissons chacune de ces personnes ! » enchaînai-je par derrière elle.

À la table d’à côté se trouvait une Vietnamienne fort reconnaissante de ce que la gentille, la cruelle, l’aimable, la détestable Amérique avait fait pour elle, et toute fière de ses deux filles qui étaient premières en classe. Or, Leslie et moi comprenions parfaitement cette femme et partagions la fierté qu’elle ressentait d’avoir pu permettre à ses filles de réaliser leurs rêves.

À l’autre bout de la salle à manger, quatre adolescents riaient bruyamment à grand renfort de tapes sur les cuisses, ne songeant qu’à eux-mêmes et cherchant sans le savoir à attirer l’attention sur eux. Et ces dures années que nous-mêmes avions connues se répercutèrent dans nos cœurs, éveillant instantanément notre compréhension.

Un peu plus loin, un jeune homme étudiait fiévreusement en vue de ses examens de fin d’année, oublieux de tout ce qui se passait autour de lui, occupé qu’il était à comprendre les graphiques imprimés dans le livre qu’il avait ouvert devant lui. Il savait qu’il n’aurait probablement plus jamais à regarder ces graphiques par la suite, mais savait aussi l’importance du sentier qu’il devait suivre, l’importance de chacun des pas qu’il devait y faire. Cela, Leslie et moi le savions aussi.

Un couple âgé, cheveux blancs, bien mis, discutait à voix basse dans un coin, ressassant les merveilleux souvenirs d’une vie bien remplie, heureux de savoir que tous deux avaient agi au mieux de leurs connaissances et réussi à planifier un avenir que personne d’autre ne pouvait imaginer à leur place.

« Quel curieux sentiment, tu ne trouves pas ? dis-je à Leslie.

— Si, dit-elle. Mais, n’as-tu jamais rien ressenti de tel auparavant ?

Je songeai alors que certains des voyages astraux que j’avais faits m’avaient valu de connaître une certaine unité avec le cosmos. Mais jamais je ne m’étais senti en harmonie avec les gens alors que j’étais complètement éveillé, et assis au beau milieu d’un restaurant de surcroît.

« Non, répondis-je enfin à Leslie. Enfin, rien qui ressemble à ceci », ajoutai-je tandis que je remontais le fil de mes souvenirs, aussi loin que je le pouvais, cherchant un lien, même filandreux, à toutes les personnes que j’avais connues et qui aurait sous-tendu ce qui semblait être nos différences.

Pye avait dit que tous, nous ne faisions qu’un et je songeai qu’il devenait dès lors difficile de critiquer et de juger nos semblables alors même que ceux-ci n’étaient autres que nous-mêmes. J’en vins à la conclusion que le besoin de juger devenait tout à fait inutile dès lors qu’on comprenait autrui.

Un … Ainsi, ne devions-nous pas voir, dans tout étranger, l’enfant que nous avions été ou l’âme sage qu’il nous restait à devenir ? Je compris enfin qu’une concentration de curiosité intime nous unissait les uns aux autres, et qu’une joie paisible et silencieuse nous animait devant ce pouvoir que nous avions de bâtir des vies et des aventures, devant notre soif de savoir. Inconnus et superstars, malfaiteurs et policiers, avocats, terroristes, musiciens, nous ne faisions qu’un.

La douce compréhension qui nous avait envahis, Leslie et moi, nous habitait toujours comme nous poursuivions notre conversation, que j’entrecoupais d’autres réflexions, songeant que jamais nos connaissances ne s’altéraient, mais que c’était plutôt la conscience que nous avions de celles-ci qui changeait. Ainsi, c’était toujours notre conscience qu’il nous était donné de voir, mais une fois levé le voile de cette conscience, oh ! comme les choses prenaient alors une tout autre allure ! Tous, nous n’étions que des reflets, des miroirs vivants les uns des autres.

« J’ai l’impression qu’il nous est arrivé bien plus que nous ne le constatons, me fit observer Leslie à un certain moment.

— Quant à moi, lui dis-je, je me sens comme si je roulais à bord d’un train et que je suis occupé à regarder les voies qui ne cessent de changer. Mais où allons-nous ? »

Dehors, la nuit était tombée sans même que nous nous en apercevions. Leslie et moi, nous nous sentions comme des amants qui se retrouvent au paradis. Nous étions les mêmes, mais nous avions vu ce que nous avions été et avions eu un aperçu de ce qui pouvait advenir de nous dans des vies qu’il nous restait encore à connaître.

Notre repas terminé, c’est en nous tenant par la taille que nous sortîmes dans la nuit pour pénétrer plus avant dans la ville. Je regardai les voitures qui filaient dans toutes les directions. Un garçonnet nous contourna gracieusement sur sa planche à roulettes et nous croisâmes ensuite un jeune homme et une jeune femme enveloppés dans leur amour naissant. Tous, nous allions à la rencontre de nos choix de l’instant, de la soirée, de cette vie.

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