Chapitre XIII

De retour dans les airs, Leslie et moi discutâmes à bâtons rompus du monde de Linda et de Krys, et il nous apparut que celui-ci était une merveilleuse alternative à notre monde de guerre dont le seul but semblait être de s’emprisonner lui-même dans un âge moyen de haute technologie.

« Quel espoir ! dis-je.

— Quel contraste ! renchérit Leslie. On ne peut faire autrement que de constater à quel point nous dilapidons nos vies dans la peur, la suspicion et la destruction.

— À ton avis, combien crois-tu qu’il y ait de mondes, dans le plan infini, qui soient aussi créatifs que celui de Linda Albright ? demandai-je. J’aime penser qu’ils sont plus nombreux à ressembler au sien qu’au nôtre.

— Peut-être sont-ils tous créatifs, ici ! Posons-nous, veux-tu ? »

* * *

La sphère du soleil, couleur de cuivre, reposait au milieu d’un ciel violacé. Sa circonférence était de deux fois celle de notre propre soleil, mais son éclat beaucoup moins grand et sa chaleur moins intense. Il était aussi beaucoup plus proche de cette planète sans toutefois être plus chaud et il teintait le paysage d’un or doux. L’atmosphère était imprégnée d’une odeur, quasi imperceptible, de vanille.

Leslie et moi, nous nous trouvions au sommet d’une colline, à la frontière d’une forêt et d’un pré, une spirale de minuscules fleurs argentées brillant de mille feux tout autour de nous. Plus loin, en bas, nous pouvions apercevoir un océan d’un violet presque aussi intense que celui du ciel et une rivière diamantée qui courait à sa rencontre ; il y avait aussi une vaste plaine débouchant sur des collines et des vallées sans âge. L’endroit était inculte et silencieux, et je ne pus m’empêcher de penser au jardin d’Éden.

À première vue, j’aurais pu jurer que nous venions d’échouer sur la planète Terre avant l’apparition du genre humain. Ou était-ce que les habitants avaient choisi de se transformer en fleurs ?

« On dirait un paysage tiré d’un film de science-fiction, déclara Leslie.

— Et personne en vue, dis-je. Mais que faisons-nous ici, sur cette planète déserte ?

— Elle ne peut être déserte, rétorqua Leslie. Car je suis certaine que nous y rencontrerons tôt ou tard des moi parallèles. »

Un second coup d’œil, plus attentif, me permit de discerner au loin une espèce de damier, à peine visible, où s’entrecroisaient de subtiles lignes sombres qui démarquaient ce qui m’apparut être des pâtés de maisons et formant ici des rubans et là des angles, comme si, déjà, des autoroutes où avaient roulé des voitures s’étaient depuis longtemps envolées en poussière.

Mon intuition me trompe rarement.

« Je vois ce que c’est, déclarai-je. Nous avons retrouvé Los Angeles, mais sommes en retard d’un millénaire ! Tu vois, là-bas ? C’est là que se trouvait Santa Monica ; et là, Beverly Hills. La civilisation a disparu !

— Peut-être, répondit Leslie. Mais le ciel de Los Angeles ne ressemble en rien à celui-ci ; à ce que je sache, il ne s’y est jamais trouvé deux lunes. »

Loin au-dessus des montagnes, je vis en effet flotter une lune rouge et une lune jaune, toutes deux beaucoup plus petites que notre satellite, l’une d’entre elles plus avancée déjà dans sa courbe.

« Bon, d’accord, fis-je, convaincu. Ce n’est pas Los Angeles. C’est un film de science-fiction ! »

Soudain, nous perçûmes un mouvement dans la forêt.

Un léopard s’avançait vers nous, sa fourrure couleur de cuivre tachetée de flocons de neige. Du moins, je crus reconnaître un léopard, bien que la bête eût la taille d’un tigre. Elle se déplaçait d’un curieux pas hésitant, gravissant la colline avec peine, et nous l’entendîmes haleter alors qu’elle se rapprochait de nous.

Cet animal ne peut nous voir et ne peut donc nous attaquer, pensai-je. Il ne semble pas affamé, mais comment savoir si un tigre a faim ou pas ?

« Richie, il est blessé ! »

Le pas hésitant ne dénotait donc pas une créature extraterrestre, comme je l’avais cru au départ ; un poids terrible avait dû écraser la pauvre bête. Ses yeux ambre enflammés de souffrance, elle titubait comme si sa vie dépendait de ce qu’elle réussît à se traîner vaille que vaille à travers la clairière, jusqu’à la forêt qui se trouvait derrière nous.

Nous accourûmes tous deux pour l’aider, bien que je me demandai ce que nous aurions pu faire même si nous avions été de chair et d’os.

Nous arrivâmes à la hauteur du tigre, car c’en était un, et il était gigantesque. Aussi long que Leslie était haute, ce félin géant devait bien peser une tonne.

Leslie et moi, nous nous rendîmes compte à sa respiration qu’il était à l’agonie et nous arrivâmes à la conclusion qu’il n’en avait plus pour longtemps. Du sang séché maculait ses épaules et ses flancs.

La bête s’affaissa soudain, puis se releva, fit quelques pas, s’affaissa de nouveau parmi les fleurs argentées.

Je me demandai pourquoi elle s’efforçait tant d’atteindre les arbres en ces derniers moments de sa vie.

« Richie, qu’allons-nous faire ? me demanda Leslie, ses yeux reflétant l’angoisse qu’elle ressentait devant tant de souffrance. Nous ne pouvons tout de même pas rester là, impuissants. Il doit bien y avoir un moyen … »

Elle s’arrêta et s’agenouilla près de la tête massive pour tenter de réconforter la bête brisée, mais bien sûr sa main passa à travers la fourrure et le tigre ne perçut pas sa présence à ses côtés.

« Calme-toi, chérie, dis-je à l’intention de Leslie. Les tigres choisissent leur destinée tout comme les humains, et la mort n’est pas plus une fin pour eux qu’elle ne l’est pour nous. »

Ce qui est tout à fait vrai, pensai-je en moi-même, mais guère consolant.

« Non ! s’exclama Leslie en dépit de mes paroles réconfortantes. Je refuse de croire que la raison de notre présence ici soit de regarder s’éteindre cette merveilleuse créature. Richie, non !

— Chérie, dis-je en la prenant dans mes bras, j’admets qu’il doit sûrement y avoir une explication. D’ailleurs, tu sais comme moi qu’il existe toujours une explication à tout. Mais il nous reste à la découvrir. »

La voix qui se fit entendre à ce moment, de l’orée du bois, était aussi chaleureuse qu’un rayon de soleil, mais elle réverbéra comme un coup de tonnerre à travers la clairière.

« Tyeen ! »

Leslie et moi, nous nous retournâmes pour voir qui avait poussé ce cri.

Une femme se tenait là, tout près de la spirale de fleurs argentées. Je crus tout d’abord qu’il s’agissait de Pye, mais constatai que tel n’était pas le cas, car la femme avait le teint plus pâle que celui de Pye et les cheveux longs et blonds plutôt que noirs. Mais ces détails mis à part, la nouvelle venue était tout autant le sosie de Pye dans cet autre espace-temps que celui de Leslie dans ce monde-ci, affichant la même courbe carrée de la mâchoire, le même air de détermination. Elle était vêtue d’une robe d’un vert printanier par-dessus laquelle elle avait jeté une cape de couleur émeraude, qui balaya l’herbe lorsqu’elle se mit à courir en direction de l’animal blessé.

L’énorme créature remua la tête à sa vue et poussa un rugissement rauque dans sa direction.

La femme parvint enfin à ses côtés dans un tourbillon de verts. Elle s’agenouilla et caressa l’énorme visage de ses mains menues, puis dans un murmure, elle lui dit :

« Allez, lève-toi maintenant. »

L’animal lutta désespérément pour obéir, fendant l’air de ses pattes.

« J’ai bien peur qu’il ne soit grièvement blessé, madame, dis-je. Je ne crois pas que vous puissiez faire grand-chose pour lui. »

Mais elle ne m’entendit pas. Les paupières closes, elle semblait se concentrer sur la forme monstrueuse qu’elle caressait doucement. Soudain, elle rouvrit les yeux et dit : « Tyeen. Lève-toi, mon petit.

Poussant un féroce rugissement, la bête sauta sur ses pattes et fit voler l’herbe autour d’elle. Elle respira longuement et profondément, dominant la femme de sa haute taille.

Celle-ci se leva à son tour et, passant ses bras autour du cou de l’animal, elle caressa ses blessures et remit de l’ordre dans sa fourrure.

« Tu n’es qu’une petite idiote, Tyeen, fit-elle au bout d’un moment. Où est donc passée ta sagesse ? Le moment n’est pas venu de mourir ! »

Le sang avait disparu, comme s’il s’était agi de poussière que le vent avait balayée de sa fourrure exotique. Le gigantesque animal regarda la femme, puis ferma les yeux et fourra son museau sur son épaule.

« Je te demanderais bien de rester encore un peu, dit la femme, mais comment expliquerais-tu ton absence prolongée à tes bébés affamés, hein ? Allez, va ton chemin. »

L’animal fit alors entendre un grondement qui rappelait celui du dragon.

« Va. Et sois prudent en escaladant les falaises ; tu n’as rien d’une chèvre des montagnes ! »

Il regarda la femme encore une fois, se secoua puis déguerpit au pas de course allongé, traversant le pré de sa gracieuse silhouette. On ne vit bientôt plus qu’une ombre ondulante, et il disparut derrière les arbres.

La femme le regarda jusqu’à ce qu’il ait complètement disparu, puis elle se tourna vers nous.

« Elle adore les hauteurs, déclara-t-elle d’une voix prosaïque, comme si elle s’était résignée à cette folie de la part de l’animal. En fait, elle ne peut leur résister ; mais elle n’arrive pas à comprendre que les rochers ne sont pas tous en mesure de supporter son poids considérable !

— Comment avez-vous fait ? s’enquit Leslie. Nous étions tous deux persuadés … Elle se trouvait dans un si pitoyable état que nous avons cru … »

Mais déjà, la femme s’était retournée et, ayant entrepris de gravir la colline, nous enjoignait de la suivre d’un signe de la main.

« Ici, les animaux se rétablissent très rapidement, nous dit-elle en guise d’explication, mais il arrive parfois qu’ils aient besoin d’un peu d’amour pour pouvoir se remettre de leurs malaises. Tyeen est une vieille connaissance.

— Nous aussi devons être de vieilles connaissances, rétorquai-je, puisque vous pouvez nous voir. Qui êtes-vous ? »

Elle nous examina comme nous marchions, son ravissant visage, ses yeux d’un vert encore plus sombre que celui de sa cape, nous scrutant à la vitesse d’un rayon laser pendant un bref moment en de petits mouvements horizontaux, comme si elle effectuait une lecture rapide de nos âmes. Quelle intelligence se lisait dans ce regard dénué de prétention et d’artifice.

Elle sourit enfin comme si elle venait tout à coup de comprendre quelque chose qui, jusque-là, lui avait échappé.

« Leslie et Richard ! Je suis Mashara ! »

Comment se faisait-il qu’elle nous connaissait ? Où nous étions-nous rencontrés ? Et puis, que signifiait sa présence en ce lieu, et qu’était ce lieu pour elle ? Quel type de civilisation pouvait bien se terrer ici ? Quelles étaient ses valeurs ? Qui donc était cette femme ?

« Dans cette dimension, je suis vous, dit Mashara, comme si elle avait lu les questions qui se bousculaient dans ma tête. Ici, ceux qui vous connaissent tous les deux vous appellent Mashara.

— Mais quelle est cette dimension ? lui demanda Leslie. Où sommes-nous ? Et quand …

— J’ai moi-même nombre de questions à vous poser, répliqua Mashara en riant. Suivez-moi.

Au-delà des abords du pré se dressait une petite maison en roc qu’aucun mortier ne soutenait et, de fait, les pierres avaient été entassées de façon telle qu’il aurait été impossible d’insérer même une feuille de papier entre elles. Les fenêtres étaient dépourvues de vitres et la porte n’était rien de plus qu’une embrasure pratiquée dans un des murs.

Une famille de volatiles dodus traversa la cour à la queue leu leu. Nous pûmes apercevoir une espèce de créature duveteuse, à la fourrure bigarrée et au masque de bandit, qui s’était pelotonnée au creux d’une branche ; elle ouvrit les yeux comme nous approchions, mais les referma pour se rendormir aussitôt.

Mashara nous invita à la suivre à l’intérieur de la maison où un animal, de la couleur d’un nuage d’été et ressemblant à un jeune alpaga, reposait sur un lit de feuilles et de paille près de l’une des fenêtres. La bête fit montre d’une certaine curiosité en dressant les oreilles dans notre direction, mais elle ne daigna pas se lever.

La maisonnette ne comprenait ni poêle, ni dépense, ni lit, comme si la propriétaire ne mangeait ni ne dormait et pourtant, elle dégageait chaleur et douce sécurité. Laissé à mon imagination, j’en aurais conclu que Mashara n’était nulle autre que la bonne fée de la forêt.

Mashara nous invita à prendre place sur des bancs, à une table située près de la plus grande des fenêtres qui nous offrait une vue panoramique du pré et de la vallée qui s’étendaient plus bas.

« Mon monde est un espace-temps parallèle au vôtre, nous dit Mashara lorsque nous fûmes confortablement installés. Mais cela, vous le saviez déjà, bien sûr. La planète, le soleil, la galaxie, l’univers de ce monde diffèrent de ceux que vous connaissez. Mais il reste que le moment présent est le même pour vous comme pour moi.

— Mashara, se peut-il qu’un cataclysme ait ravagé cette planète, il y a longtemps ? » s’enquit Leslie.

Je compris où elle voulait en venir. Les démarcations à demi effacées que nous avions aperçues, l’ensemble de la planète à l’état sauvage … Se pouvait-il que Mashara fût la dernière survivante d’une civilisation qui avait jadis gouverné ce monde ?

« Vous vous rappelez ! s’étonna notre moi parallèle. Mais est-il mal qu’une civilisation détruise sa planète, du fond sous-marin jusqu’à la stratosphère … Est-il si terrible que cette civilisation s’éteigne ? Est-il mal qu’une planète cherche à se guérir elle-même ? »

Pour la toute première fois depuis notre arrivée, je sentis un malaise m’envahir, imaginant les derniers moments d’agonie de ce monde alors qu’il glissait inexorablement vers la mort avec force plaintes et hurlements.

« Est-il bien qu’une vie, quelle qu’elle soit, périsse ? m’enquis-je à mon tour.

— Qu’elle périsse, non, rétorqua Mashara. Mais il est bien qu’elle change. Or, certains de vos moi parallèles ont choisi de créer une telle société, des moi qui s’y délectaient en même temps qu’ils s’acharnaient désespérément à la changer. Certains ont réussi, d’autres ont perdu ; mais tous ont appris.

— Mais la planète s’en est remise, fit observer Leslie. Il n’y a qu’à regarder autour de nous : des rivières, des arbres, des fleurs … Elle est merveilleuse !

— La planète s’en est remise, oui, mais pas ses habitants », fit Mashara en détournant son regard.

Il m’apparut clairement à ce moment que cette femme était totalement dépourvue d’ego, de modestie et de jugement, et qu’elle ne faisait que refléter la vérité de ce qui s’était passé.

L’alpaga se leva, déambula lentement en direction de la porte.

« L’évolution a fait de la civilisation l’intendant de cette planète, reprit Mashara après un moment. Cent mille ans plus tard, l’intendant se tenait toujours devant l’évolution, mais il était devenu un destructeur ; de guérisseur qu’il avait été, il s’était transformé en parasite. Et l’évolution a alors repris son présent : elle s’est détournée de la civilisation pour sauver la planète des ravages de l’intelligence et la remettre entre les mains de l’amour.

— Et est-ce là votre mission, Mashara ? demanda Leslie. Vous auriez pour mission de sauver les planètes ? »

Mashara hocha la tête en signe d’assentiment.

« Oui, j’ai pour mission de sauver cette planète, pour laquelle je symbolise patience et protection, compassion et compréhension. Je représente les plus nobles desseins que les anciens peuples de ce monde avaient conçus pour eux-mêmes. De bien des façons, ces peuples constituaient une merveilleuse culture, une société talentueuse qui s’est trouvée finalement piégée par sa propre cupidité et son étroitesse d’esprit. Et ils ont alors ravagé les forêts, en ont fait des déserts ; ils ont consumé l’âme de la Terre pour en faire une mine de désolation ; ils ont étouffé son atmosphère et ses océans, ont stérilisé le sol avec leurs radiations et leurs poisons. Pourtant, il leur fut offert des milliers d’occasions de changer, mais tous s’y refusèrent. Et à même le sol, ils ont creusé le luxe pour certains, le travail pour le reste et des tombes pour les enfants de tous. À la fin, les enfants manifestèrent leur désaccord, mais il était trop tard.

— Mais comment une civilisation entière a-t-elle pu être aveugle à ce point ? dis-je. Et ce que vous faites maintenant … Mashara, vous avez trouvé la réponse ! »

Un silence se fit. Le soleil versa dans l’horizon, mais je calculai qu’il restait encore un moment avant qu’il ne fasse nuit.

« Qu’est-il arrivé à tous ces peuples ? demanda Leslie en s’adressant à Mashara.

— Durant les toutes dernières années, expliqua celle-ci, alors qu’ils en étaient venus à prendre conscience qu’il était trop tard, ils se sont mis à fabriquer des super-ordinateurs à hyper-conductibilité. Puis ils nous intégrèrent à même leurs dômes, nous enseignèrent à restaurer la planète et nous lâchèrent enfin dans la nature afin que nous travaillions dans l’air qu’eux n’étaient plus en mesure de respirer. Le dernier geste qu’ils posèrent, en vue de demander pardon à la nature, fut de nous faire don de leurs dômes pour que nous puissions y sauvegarder le peu de vie sauvage qui pouvait encore subsister. Ils nous donnèrent le nom d’écologistes-restaurateurs planétaires. Et c’est ainsi qu’ils nous baptisèrent, nous donnèrent leur bénédiction, puis s’en furent ensemble s’immerger dans ce poison qu’avait jadis été la forêt. »

Mashara regarda le sol, puis ajouta : « Ils ne revinrent jamais. »

Leslie et moi voguâmes un moment sur l’écho de ses paroles, tentant d’imaginer toute la solitude et la désolation qu’avait dû endurer cette femme. Et pourtant, c’est sur un ton si léger qu’elle avait prononcé sa dernière phrase.

« Mashara, dis-je soudain, ils vous ont fabriquée de toutes pièces ? Vous êtes un ordinateur ? »

Quelque part en moi je sus, à l’instant même où je posais cette question, que je perdais ma vision d’ensemble des choses, car je n’arrivais plus à discerner clairement qui était vraiment Mashara et où elle s’inscrivait dans l’ordre des choses.

Mashara tourna son magnifique visage dans ma direction et me répondit : « Je puis en effet être décrite comme telle. Et vous aussi.

— Mais êtes-vous … Mashara, êtes-vous vivante ?

— Cela vous paraît-il impossible ? Quelle différence cela fait-il que l’humanité brille à travers des atonies de silicium ou de gallium, plutôt que des atomes de carbone ? Est-il vraiment quelque chose qui soit humain à la naissance ?

— Mais bien sûr que si ! m’exclamai-je. Même les plus inférieurs d’entre nous, même les destructeurs et les meurtriers sont humains. Certes, nous ne les aimons pas, mais il demeure qu’ils sont des êtres humains. »

Mashara secoua la tête, montrant son désaccord.

« Un être humain est l’expression de la vie, dit-elle. Porteur de la lumière, il réfléchit l’amour à travers l’une ou l’autre dimension qu’il choisit de toucher et sous quelque forme qu’il choisit de prendre. L’humanité n’est pas une entité physique, Richard, mais un dessein spirituel ; ce n’est pas quelque chose qui nous est donné, mais bien quelque chose qu’il nous faut mériter. »

Une bouleversante pensée me traversa l’esprit quant au sort tragique de cette planète, et en dépit de mes efforts à considérer Mashara comme une machine, un ordinateur, une simple chose, je n’arrivais pas à y croire. De fait, ce n’était nullement la composition chimique de son corps qui définissait sa vie, mais bien plutôt la profondeur de son amour.

« Il faut croire que j’ai pris l’habitude de qualifier les gens d’humains, dis-je enfin.

— Peut-être auriez-vous intérêt à réviser votre jugement », rétorqua Mashara.

Mais quelque part en moi, l’attirance que je pouvais avoir pour les phénomènes de cirque me fit rouler de gros yeux en direction de Mashara, et je dévisageai celle-ci à travers l’incertitude brumeuse d’une étiquette que j’avais pourtant peine à lui accoler. Un super-ordinateur !

Je fus soudainement pris d’une irrésistible envie de la mettre à l’épreuve et lui demandai à brûle-pourpoint :

« Que font deux mille deux cent quatre-vingt-dix-sept divisés par deux virgule trois, deux, trois, sept, neuf, zéro, zéro, un, au carré ?

— Est-il si important que je vous réponde ? » me demanda-t-elle à son tour.

Je hochai la tête en signe d’assentiment.

Et Mashara de me répondre en soupirant : « Deux, quatre, six, deux virgule zéro, sept, quatre, zéro, deux, cinq, huit, quatre, huit, deux, huit, zéro, six, trois, neuf, huit, un … Dois-je poursuivre l’énumération des décimales ?

— Fantastique ! m’écriai-je pour toute réponse.

— Et comment savez-vous que je ne viens pas d’inventer cette réponse de toutes pièces ? s’enquit Mashara sur un ton anodin.

— Je suis désolé, fis-je. C’est tout simplement que … Vous me semblez si …

— Que diriez-vous de tenter un ultime test ? me demanda-t-elle.

— Richard ! » dit alors Leslie d’une voix circonspecte. À ce moment, Mashara jeta un regard reconnaissant à mon épouse, puis elle me dit :

« Connaissez-vous le test ultime de la vie, Richard ?

— Euh, non. Il y a toujours une ligne de démarcation entre …

— Cela vous ennuierait de répondre à une autre question ? m’interrompit-elle.

— Non, bien sûr. »

Et elle me regarda alors droit dans les yeux, cette bonne fée de la forêt, impassible devant ce qui était encore à venir.

— Dites-moi, reprit-elle, ce que vous ressentiriez si je mourais à l’instant même ?

Leslie en eut le souffle coupé.

« Non ! » m’écriai-je en sautant sur mes pieds.

Un vent de panique me traversa à l’idée que la plus grande preuve d’amour que puisse donner notre moi parallèle résidât dans son autodestruction, afin de nous faire saisir toute l’ampleur de la perte de la vie qu’elle était.

« Mashara, non ! » hurlai-je encore.

Elle s’écroula aussi doucement qu’une fleur et resta là, immobile comme la mort, ses magnifiques yeux verts dénués de vie.

Leslie se précipita à ses côtés, de fantôme de personne à fantôme d’ordinateur. Elle l’enlaça doucement dans ses bras, tout comme la bonne fée avait tenu le gigantesque chat qu’elle aimait tant.

« Et comment vous sentirez-vous, Mashara, dit alors Leslie, lorsque Tyeen et ses petits, lorsque les forêts, les océans et la planète qu’on vous a donnés à aimer, mourront avec vous ? Honorerez-vous leurs vies comme nous honorons la vôtre ? »

Lentement, très lentement, la vie revint et la belle Mashara remua enfin pour faire face à sa sœur d’un autre temps. Miroir l’une de l’autre, toutes deux faisaient briller les mêmes fières valeurs dans deux mondes différents.

« Je vous aime, déclara-t-elle en se dressant sur son séant. Vous ne devez pas penser … que je suis incapable d’aimer.

— Comment pourrions-nous contempler votre planète et penser en même temps que vous êtes incapable d’amour ? fit Leslie en esquissant un triste sourire. Et comment pourrions-nous aimer notre propre Terre sans vous aimer aussi, chère intendante ?

— Il vous faut partir, maintenant », dit Mashara en fermant les yeux. Puis elle murmura : « Surtout, je vous en supplie, n’oubliez pas. »

Je pris la main de Leslie et hochai la tête.

« Les toutes premières fleurs que nous planterons chaque année désormais, les tout premiers arbres, nous les planterons pour Mashara », déclara Leslie.

L’alpaga pénétra silencieusement à l’intérieur de la maison, les oreilles recourbées vers l’avant, le regard sombre, avançant, inquiet, son museau vers la femme qui symbolisait son foyer. La bonne fée de la forêt passa ses bras autour du cou de l’animal, le réconfortant de sa chaleur.

Soudain, la maisonnette se transforma en écume cependant que notre Ronchonneur s’élevait à nouveau au-dessus du plan.

« Quelle belle âme ! dis-je. L’un des plus aimables êtres humains qu’il nous ait été donné de connaître est un ordinateur ! »

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