Heureux et tranquilles, nous survolâmes pendant des heures et des heures de vastes étendues du plan. Je songeai que si seulement chacun avait la chance au moins une fois dans sa vie de se retrouver ici, quelle merveille ce serait ! Mais malheureusement, les occasions pour qu’il en soit ainsi n’étaient que de une sur des billions !
Un banc de corail lumineux au fond de l’océan attira notre attention, et Leslie, en amorçant un virage dans cette direction, dit :
« Comme c’est beau ! Peut-être devrions-nous amerrir ?
Le banc de corail m’attirait autant qu’il lui était captivant, aussi je pris la peine, avant de lui faire part de mon opinion, de lui demander si c’était bien là qu’il fallait se poser et ce que son intuition lui signifiait à ce sujet.
« Nous devons chercher à connaître ce qu’il importe le plus que nous connaissions », me répondit-elle.
J’acquiesçai et alors nous nous posâmes.
Nous nous retrouvâmes à Moscou, sur ce que je crus être la place Rouge. Le sol, sous nos pieds, était recouvert de dalles et, derrière nous, s’élevaient de grands murs desquels émergeaient des toits dorés en forme de dômes. Nul doute, nous nous trouvions en plein cœur de Moscou sans guide ni visa, au beau milieu de l’hiver et à la tombée de la nuit.
« Oh ! mon Dieu », dis-je en apercevant l’endroit.
Autour de nous, la foule se pressait et les gens, bien emmitouflés dans leurs manteaux de fourrure, se protégeaient le visage de la neige qui tombait.
« Peux-tu dire, à en juger d’après leur habillement, qui ils sont ? me demanda Leslie. Suppose qu’ils soient des New-Yorkais coiffés de chapeaux de poils ? »
Nous ne pouvions pas être à New York, car les rues n’étaient pas suffisamment étroites et je ne ressentais pas cette peur que l’on éprouve à New York le soir. Mais ces considérations mises à part, il était difficile de juger, à l’allure des gens, de l’endroit où nous nous trouvions.
« Cela n’a rien à voir avec les chapeaux, dis-je au bout d’un moment. Mais de toute évidence, ces gens sont des Russes !
— Ne crois-tu pas qu’ils pourraient être des Américains ? me demanda-t-elle encore. Et si nous nous trouvions à Minneapolis que nous rencontrions ces personnes, dirais-tu que ce sont des Russes ? Et moi, ai-je l’air d’une Russe ? » ajouta-t-elle au bout d’un moment.
Je penchai la tête, fis semblant de loucher en sa direction et me fis la réflexion suivante : Au beau milieu de tous ces Soviétiques, une femme aux yeux bleus, aux cheveux blonds et aux pommettes saillantes … Puis à voix haute, je lui dis : « Vous êtes très belles, vous, les femmes russes !
— Spasibo », me répondit-elle avec un air de modestie affectée.
Un couple qui marchait bras dessus bras dessous et s’avançait en notre direction, s’arrêta net lorsqu’ils nous aperçurent. Puis, ils se mirent à nous dévisager comme si nous avions été des Martiens fraîchement débarqués de leur soucoupe volante. Et les autres piétons, lorsqu’ils arrivaient à leur hauteur, leur jetaient des regards noirs, fâchés qu’ils étaient d’être ralentis dans leur course. Puis les contournant, ils poursuivaient leur chemin. Le couple ne leur portait pas même attention et gardait les yeux rivés sur nous, se demandant comment il se faisait que les passants puissent passer à travers nous comme au travers de l’air.
« Bonjour ! » leur dit Leslie en leur faisant un petit signe de la main.
L’homme et la femme, qui se trouvaient à sept mètres de là, restèrent cois et ne lui rendirent pas son salut ; aussi, me demandai-je si nous avions perdu notre merveilleuse faculté de nous faire comprendre en quelque langue que ce soit.
Puis, m’essayant à mon tour, je leur dis :
« Bonjour ! Comment allez-vous ? Est-ce nous que vous cherchez ? »
La jeune femme fut la première à se ressaisir. Elle avait de longs cheveux bouclés qui tombaient en cascade sur ses épaules et des yeux intelligents qui, pour l’instant, nous détaillaient. « Nous vous cherchons, dites-vous ? nous demanda-t-elle. Eh bien, si tel est le cas, alors nous vous souhaitons la bienvenue ! »
Puis se rapprochant de nous, elle entraîna avec elle son ami qui aurait visiblement préféré garder ses distances.
« Vous êtes américains, n’est-ce pas ? » nous demanda ce dernier.
Depuis un bon moment, je retenais mon souffle et ne m’en aperçus que lorsque je commençai à respirer de nouveau.
« Nous étions justement à nous demander si vous étiez des Russes, lui répondis-je. Mais qu’est-ce qui vous porte à croire que nous sommes des Américains ? ajoutai-je ensuite.
— Vous en avez l’air, me répondit-il.
— Et à quoi jugez-vous de cet air ? lui demandai-je. Se trouve-t-il quelque chose dans nos yeux qui indique que nous appartenions au Nouveau Monde ?
— Non, me répondit-il. Mais nous reconnaissons les Américains à leurs chaussures. »
Leslie ne put s’empêcher de rire à cette remarque et elle lui demanda : « Et à quoi alors distinguez-vous les Italiens ? »
Il hésita un moment avant de lui répondre, puis osant un sourire timide, il lui dit : « Les Italiens, pas besoin de chercher longtemps, on les reconnaît au premier coup d’œil. »
Tous, nous nous esclaffâmes et je pensai alors en moi-même : Comme c’est étrange ! Cela fait à peine quelques minutes que nous nous connaissons et déjà nous nous comportons comme si nous étions des amis.
Puis, nous leur apprîmes qui nous étions et leur fîmes part de ce qui nous était arrivé. Mais plus que tout autre chose, ce fut notre état d’immatérialité qui les convainquit que nous étions bien réels. D’être de nationalité américaine, cela sembla fasciner Tatiana et Ivan Kirilov davantage que le fait que nous soyons leurs moi parallèles.
« Je vous invite à la maison, nous dit Tatiana au bout d’un moment. Et vous verrez, ce n’est pas très loin … »
J’avais toujours pensé que les Russes, comme les Américains, étaient des barbares civilisés et que c’était pour cette raison que nous en avions fait nos adversaires. Ceci dit, l’appartement des Russes n’avait rien de barbare, et se voulait au contraire chaleureux et sympathique.
« Mais entrez donc ! » nous dit Tatiana en ouvrant la porte et en nous conduisant au salon. « Bon, très bien. Maintenant, installez-vous confortablement. »
Une chatte persane somnolait paresseusement sur le divan. « Allô, Pétrouchka, lui dit Tatiana d’un ton enjoué. As-tu été bonne fille aujourd’hui ? » Puis s’assoyant à côté du chat, elle le prit sur ses genoux et le flatta gentiment. Pour toute réponse, Pétrouchka cligna des paupières, puis se recroquevilla sur elle-même et se rendormit.
De larges fenêtres donnaient sur la face est de la pièce, et le matin, les chauds rayons du soleil devaient y pénétrer. Sur la face opposée, une bibliothèque avait été aménagée et sur les rayons, on pouvait voir des livres, des bandes sonores et des disques. Parmi ceux-ci, s’empilaient des disques de Bartok, de Bach, de Prokofiev, que nous-mêmes écoutions à la maison, ainsi qu’un disque de Tina Turner et un autre de Nick Jameson.
Des livres sur les différents états de conscience, sur les perceptions extrasensorielles et sur les expériences du seuil de la mort attirèrent mon attention et je me fis la réflexion en les apercevant que Tatiana ne devait avoir lu aucun de ceux-ci. La seule chose qui manquait au décor était les ordinateurs et je me demandai comment ils faisaient pour vivre sans eux.
Ivan nous apprit qu’il avait une formation d’ingénieur en aéronautique, qu’il était membre du Parti et qu’il occupait maintenant un poste important au ministère de l’Aviation.
« Il n’importe guère au vent de savoir si nous pilotons pour l’aile soviétique ou l’aile américaine, dit Ivan au bout d’un moment et en s’adressant à moi. Dépassez l’angle critique et c’est la panne, n’est-ce pas ?
— Oh, les avions américains n’ont jamais de problèmes avec leurs ailes, lui dis-je, pince-sans-rire. Et qui plus est, les appareils américains ne tombent jamais en panne.
— Bof ! fit Ivan en hochant la tête, nous connaissons bien ces appareils. L’ennui, c’est que nous n’avons jamais réussi à faire monter des passagers à bord de ces avions qui ne peuvent même pas atterrir et qu’il nous a fallu capturer, avec des filets, les papillons pour les réexpédier à Seattle …
Nos épouses ne nous écoutaient pas et, tout à coup, j’entendis Tatiana dire à Leslie : « Il y a vingt ans, j’ai cru devenir folle ! Le gouvernement faisait tout son possible pour que les choses ne tournent pas rond, sous prétexte que cela fournirait du travail aux gens qui auraient alors pour tâche de réparer leurs gaffes. Mais moi, je n’en pouvais plus et un jour, je leur ai dit que j’en avais assez de toute cette bureaucratie et que ce n’était pas à nous d’encourager un tel désordre. Et je leur ai dit aussi de ne pas oublier que nous œuvrions dans le domaine cinématographique et que notre métier en était un de communicateur, pas de gratte-papier. Mais ils ont ri de moi et ils m’ont dit de conserver mon calme. Par chance, il y a maintenant perestroïka et glasnost, et les choses commencent à bouger un peu.
— Ce qui fait que tu n’es plus obligée de conserver ton calme ! lui dit son époux pour la taquiner.
— Vanya, je t’en prie, lui répondit-elle. Cela signifie simplement que maintenant je peux faire de mon mieux, donner ma pleine mesure puisque tout est plus simple ! Qui plus est, je suis on ne peut plus calme !
— Nous souhaiterions tellement que tout soit plus simple au gouvernement, dit Leslie en engageant la conversation.
— Votre gouvernement commence à ressembler au nôtre, renchéris-je, et ceci ne peut être que très bien. Mais ce qui est terrible toutefois, c’est que le nôtre commence à ressembler au vôtre.
— N’est-il pas préférable de se ressembler que de passer son temps à se quereller, rétorqua Ivan. Mais ceci dit, nous ne comprenons pas que votre président ait pu faire une telle déclaration !
— Vous faites sans doute allusion à la déclaration qu’il a faite relativement à l’empire du mal ? s’enquit Leslie, qui sans même attendre la réponse de Ivan, s’empressa d’ajouter : Mais ne vous en faites pas, le président a parfois tendance à dramatiser !
Qu’il nous ait traités de toutes sortes de noms n’est pas dramatique, mais plutôt ridicule, et se veut maintenant chose du passé, rétorqua Tatiana en s’adressant à nous. Non, nous faisons référence à cette déclaration dont il est fait mention dans les journaux d’aujourd’hui. » Puis s’emparant du journal, elle l’ouvrit et commença à nous faire la lecture du fameux passage dans lequel étaient rapportées les paroles du président. Il se présentait comme suit : « La tache superficielle causée par l’irradiation en sol étranger n’est rien par rapport à la tache indélébile faite sur l’esprit des enfants américains par le communisme. Ceci dit, je suis fier du courage dont ont su faire preuve nos citoyens et je leur suis reconnaissant pour leurs prières. Si Dieu me le permet, je conduirai le peuple à la victoire et je ferai triompher la liberté. »
À ces paroles, mon sang ne fit qu’un tour et je me dis en moi-même : Lorsque le dieu de la haine montre le bout de son nez, mieux vaut le surveiller !
« Oh ! mais voyons, dit Leslie. Cela n’a pas de sens. La tache superficielle causée par l’irradiation ? Et le triomphe de la liberté ? De quoi veut-il bien parler ?
— Il affirme qu’il possède la faveur du peuple et que celui-ci l’appuie dans ses décisions, dit alors Ivan. Et cela signifie-t-il que les Américains veulent détruire les Soviétiques ?
— Bien sûr que non ! dis-je. Mais le président laisse entendre une façon un peu bizarre de s’exprimer. Toujours, il affirme qu’il détient l’appui de ses citoyens et ce, jusqu’à ce qu’une esclandre ou une manifestation devant la Maison-Blanche ne vienne prouver le contraire. Et il espère que nous le croirons.
— Nos mentalités étaient en train de changer, me fit alors remarquer Tatiana et nous en étions même arrivés à penser que nous consacrions trop d’argent à la défense contre les États-Unis. Mais ces paroles insensées nous prouvent le contraire et peut-être devrons-nous consacrer plus d’argent encore au budget de la défense. Mais quand donc cette roue cessera-t-elle de tourner ? Et qui dira qu’elle a assez tourné ?
— Quelle serait votre réaction, dis-je, si vous héritiez d’une maison que vous n’avez jamais vue auparavant et que vous vous rendiez compte en y entrant qu’aux fenêtres sont braqués des …
— Des fusils, enchaîna Ivan, étonné. Mais comment se fait-il, ajouta-t-il aussitôt, que vous autres, Américains, vous connaissiez cette histoire inventée par un Russe qui n’est autre que moi-même ? »
Puis il poursuivit en disant : « Des mitrailleuses, des canons et des missiles pointés en direction d’une autre maison, située non loin de là. Et aux fenêtres de cette autre maison, seraient aussi braqués en direction des fenêtres de la première, des mitrailleuses, des canons et des lance-missiles. Bref, les habitants de ces deux maisons disposeraient d’un nombre d’armes qui leur permettraient de se détruire plus de cent fois les uns les autres … »
Puis, s’accompagnant d’un geste de la main, il me retourna la question et me dit : « Quelle réaction aurions-nous si nous héritions de ces maisons ?
— Nous dormirions à côté de nos fusils, dis-je, et nous appellerions cela être en bons termes avec notre voisin. Et, constatant qu’il vient de s’acheter d’autres armes, nous en achèterions aussi afin de ne pas être en reste avec lui. Et enfin, nous ne nous soucierions pas que nos toits coulent ou que la peinture de nos murs s’écaille et nous nous contenterions de savoir que nos armes sont bien astiquées et prêtes à servir.
— Et le voisin ? s’enquit alors Leslie. Quand croyez-vous qu’il serait le plus enclin à se servir de ses armes ? Quand nous aurions retiré nos armes des fenêtres, ou au moment où nous en aurions ajouté d’autres ?
— Et si nous ne retirions que quelques-unes de nos armes et que nous ne pouvions tuer notre voisin que quatre-vingt-dix fois au lieu de cent, dit Tatiana, croyez-vous que cela inciterait ce dernier à se servir de ses armes ? Eh bien, il est probable que non et ce, même s’il était le plus fort. Aussi, pour cette raison, nous enlèverions quelques-unes de nos armes de nos fenêtres.
— Et cette décision, Tatiana, lui demandai-je, vous la prendriez unilatéralement ? Vous n’insisteriez pas pour qu’il y ait des négociations et pour qu’un accord soit signé ? Vous procéderiez à un désarmement unilatéral même en sachant que les armes de vos voisins sont encore braquées sur vous ?
— Oui, répondit-elle, convaincue. Nous prendrions cette décision de façon unilatérale. »
Son époux approuva de la tête et il enchaîna en disant :
« Ensuite, nous inviterions notre voisin à prendre le thé et nous lui dirions : "Mon oncle m’a légué sa maison tout comme votre oncle vous a légué la sienne. Or, nous sommes devenus des voisins et nous n’avons pas à imiter nos oncles qui l’étaient aussi et passaient leur temps à se quereller. Personnellement, je suis bien disposé à votre égard et espère qu’il en va de même pour vous. Et en passant, auriez-vous, vous aussi, un problème de toit qui coule ? " »
Puis, en se joignant les mains, il jeta un regard à la ronde et nous demanda : « Et comment croyez-vous que le voisin réagira maintenant ? Est-ce que, après avoir bu son thé et dégusté sa pâtisserie, il rentrera chez lui et s’empressera de nous tirer dessus ? »
Puis, se tournant vers moi, il me dit en souriant : « À mon avis, les Américains sont fous, Richard ! Mais vous, qu’en pensez-vous ? Et croyez-vous aussi qu’aussitôt rentrés chez eux, ils s’empresseraient de nous tuer ?
— Les Américains ne sont pas fous, lui répondis-je, ce sont des gens astucieux. »
À ces paroles, il me jeta un regard oblique et je poursuivis en disant :
« Vous croyez à tort que les Américains dépensent des fortunes pour la fabrication de missiles et de systèmes téléguidés des plus sophistiqués. Car, en vérité, nous économisons des millions de dollars sur la fabrication de ces systèmes. Vous vous demandez sans doute de quelle façon, lui dis-je en le regardant droit dans les yeux.
— De quelle façon ? me demanda-t-il.
— Eh bien, Ivan, lui répondis-je. Nous économisons en ne fabriquant pas de systèmes téléguidés, car en vérité nos missiles ne sont pas téléguidés et il ne s’y trouve rien, sinon des ogives à l’intérieur. Pour ce qui est du reste et de tout ce qu’on affirme à leur sujet, ce n’est que de la frime. Ceci dit, c’est bien avant l’incident de Tchernobyl que nous avons compris qu’il n’importait guère de savoir où allaient les ogives. »
Il me regarda d’un air solennel et me demanda : « Vous croyez qu’il n’est pas important de savoir où vont les ogives ?
— Non, lui répondis-je. Pas plus qu’il n’est important de savoir où nous construisons nos silos à missiles, ceux-ci, où qu’ils soient situés, abritent toujours une puissance nucléaire de cinq cents mégatonnes. Et pour en revenir à Tchernobyl, vous savez peut-être que ce petit accident nucléaire à l’autre bout du monde et dont la puissance n’équivalait qu’à un centième de la puissance produite par une seule ogive nucléaire, nous a obligés à jeter du lait en provenance du Wisconsin, contaminé par vos rayons gamma. »
Ivan hocha la tête et dit : « Alors, vous avez compris que … »
J’acquiesçai et poursuivis en disant : « Nous avons compris que si dix millions de mégatonnes de puissance atomique explosent en présence de dix autres millions de mégatonnes de puissance atomique, il n’est guère important de savoir où se produit l’explosion. Car tout le monde est tué de toute façon. Et ceci étant établi, vous croyez que nous serions assez fous, nous les Américains, pour continuer à dépenser des fortunes en missiles et en ordinateurs ? Non. Nous préférons employer cet argent à l’édification de Disneyland et attendre que vous, les Soviétiques, vous déclariez faillite. »
Tatiana me regardait, bouche bée.
« Le renseignement que je viens de vous communiquer, lui dis-je sur le ton de la confidence, est un secret d’État bien gardé que m’ont fait partager d’anciens compagnons dans les forces armées de l’air, maintenant devenus généraux. Ceci dit, les missiles MRP sont les seuls missiles téléguidés qui existent présentement aux États-Unis.
— Les missiles MRP ? s’enquit Tatiana en se tournant vers son mari, qui lui non plus n’avait jamais entendu parler de ceux-ci.
— Les missiles des relations publiques, dis-je en guise d’explication. Et de temps à autre, nous en lançons un, histoire de vérifier quel effet il produira …
— Et vous vous empressez séance tenante, enchaîna Ivan, de filmer la scène au moyen de centaines de caméras et de la reproduire au petit écran afin que les Russes, bien plus que les Américains, puissent la visionner !
— Bien sûr, lui répondis-je en ajoutant aussitôt : “Et ne vous êtes-vous jamais demandé, vous les Russes, comment il se faisait que nos missiles étaient tous identiques ? Eh bien, s’il en est ainsi, m’expliquai-je ensuite, c’est que nous ne disposons que d’un seul missile et d’une seule roquette qui, invariablement, réapparaissent à l’écran.” »
À ces paroles, Tatiana regarda son époux qui pouffa d’un grand éclat de rire. Et quand il eut terminé, je poursuivis en disant :
« Si le KGB écoute notre conversation et qu’il n’entend que votre partie du discours, que pensera-t-il donc ?
— Et si la CIA nous écoute et qu’elle ne capte que votre partie du discours, rétorqua Ivan, que croyez-vous qu’elle dira ou fera ?
— Eh bien, lui répondis-je. Si la CIA nous entend, c’en est fini de nous. Ils nous qualifieront de traîtres et diront que nous avons dévoilé leur ultime secret d’État, nommément qu’ils ne vous attaqueront pas, mais qu’ils vous conduiront à la ruine en vous laissant dépenser des fortunes pour la fabrication d’armes nucléaires.
— Et si notre gouvernement découvre que …, dit alors Tatiana.
— S’il découvre que la course aux armements est devenue inutile, enchaîna Leslie, eh bien, peut-être que cela l’incitera à se mettre à la fabrication d’armes et à croire véritablement que nous ne pouvons vous attaquer, nos missiles étant remplis de sable. Oh ! bien sûr, nous pourrions toujours vous les envoyer par la poste, accompagnés de sifflets pour chiens, mais quelle en serait l’utilité ?
— Cela ne serait d’aucune utilité, dis-je en prenant la parole à mon tour, six jours plus tard, nous serions nous-mêmes contaminés par nos propres radiations. Car il suffirait que l’on fasse exploser chez vous des bombes pour que c’en soit fini chez nous de la soirée du football. Et sachez donc en terminant, chers amis russes, que la règle d’or du capitalisme est la consommation et que nous ne sommes pas intéressés à perdre de précieux clients et à faire baisser les revenus en provenance de l’industrie du cosmétique ou de la publicité. »
Quand j’eus terminé, Ivan poussa un profond soupir et jeta un regard interrogateur à Tatiana. Elle lui rendit son regard et fit un léger mouvement de la tête en signe d’approbation. Ivan prit alors la parole et dit :
« Les Russes ont aussi leurs secrets et, pour gagner la partie contre les États-Unis dans la course aux armements, ils tiennent à leur faire croire qu’ils sont inférieurs et qu’ils n’accordent aucune importance au progrès. Ils ont besoin de les persuader que pour eux, l’idéologie est plus considérable que l’économie.
— Mais vous construisez des sous-marins, lui fis-je remarquer, et des porte-avions. Qui plus est, vos missiles sont dotés de systèmes qui fonctionnent réellement.
— Bien sûr, répondit Ivan. Mais ceci dit, la CIA ne s’est-elle pas aperçue de l’absence de missiles à bord de nos sous-marins et que ceux-ci étaient pourvus de fenêtres de verre ? »
Puis, faisant une pause, il regarda son épouse et lui demanda : « Devrions-nous leur dévoiler notre secret d’État ? »
Elle fit un oui vigoureux de la tête et alors il poursuivit en disant : « Les sous-marins peuvent être très rentables. Ils peuvent servir à …
— À l’industrie du tourisme en eau profonde, enchaîna Tatiana, qui nous expliqua ensuite que le premier pays qui réussirait à promouvoir cette forme de tourisme ne pourrait faire autrement que de s’enrichir.
— Et n’avez-vous jamais songé, ajouta ensuite Ivan, que nos porte-avions ne sont pas des porte-avions, mais des condominiums flottants conçus à l’intention des personnes qui aiment voyager, mais détestent quitter leur chez soi ? Ils constituent de véritables villes à l’abri de la pollution et possèdent les plus grands courts de tennis au monde. Vous pouvez aller où vous voulez dans ces condominiums flottants, jusque dans les Tropiques, si vous voulez ! »
Puis en me regardant d’un air finaud, il me demanda :
« Et que dire maintenant de notre programme de colonisation de l’espace ! Car savez-vous combien de personnes attendent en ligne que vienne leur tour pour aller se promener dans l’espace, et ce, à n’importe quel prix ? » Et sans même attendre ma réponse, il ajouta aussitôt : « Par conséquent, il est loin le jour où l’Union soviétique fera faillite. »
C’était à mon tour d’être étonné et aussi ne pus-je réprimer l’envie de lui demander : « Ainsi donc, vous avez l’intention de vendre des voyages dans l’espace ? Mais que faites-vous du communisme ?
— Et alors ? me répondit-il en haussant les épaules. Ne croyez-vous pas que les communistes aiment l’argent, eux aussi ?
— Ne te l’avais-je pas dit ? me fit remarquer Leslie en se tournant vers moi.
— Mais que vous avait-elle dit ? s’enquit Ivan quand il entendit ces paroles.
— Que nous les Américains et vous les Russes, nous étions en tout point semblables, lui répondis-je, et qu’il conviendrait que nous le vérifiions par nous-mêmes afin d’en avoir le cœur net une fois pour toutes.
— Pour nombre d’Américains, dit alors Leslie en me coupant presque la parole, la guerre froide entre Russes et Américains s’est terminée à l’occasion d’une émission de télévision à l’intérieur de laquelle on nous montrait les Soviétiques en train d’assiéger les États-Unis et de prendre la tête du gouvernement. Et à la fin de l’émission, le pays tout entier se mourait d’ennui et se disait que jamais il n’aurait pensé qu’un gouvernement puisse être aussi peu stimulant. Et ensuite les gens se sont dit qu’ils aimeraient juger par eux-mêmes de la situation, et c’est ainsi qu’en l’espace d’une nuit, le tourisme en direction de l’URSS a triplé.
— Sommes-nous si ennuyeux ? s’enquit alors Tatiana qui m’interrogeait du regard.
— Vous n’êtes pas si ennuyeux, lui répondis-je, quoiqu’on ne puisse nier le fait que certains aspects du système communiste le soient et que certains aspects du système capitaliste américain le soient aussi. Ceci dit, des bonnes choses se retrouvent chez chacun de ces deux gouvernements privilégiant des valeurs différentes. Car n’est-il pas vrai que vous, les Russes, vous avez sacrifié la liberté à la sécurité et que nous, les Américains, nous avons sacrifié la sécurité à la liberté ? Et que chez vous, il n’existe pas de pornographie et chez nous, pas de lois interdisant les voyages ? Mais quoi qu’il en soit, personne n’est désagréable au point que nous devions espérer la fin du monde.
— Tout conflit peut devenir un outil de croissance et de connaissance, dit Leslie en prenant la parole à son tour. Car qu’arriverait-il si nous choisissions d’apprendre plutôt que de nous défendre et que nous nous montrions curieux plutôt qu’apeurés ?
— Et n’est-ce pas là ce qui est graduellement en train de se produire dans le monde ? dis-je en guise de commentaire et en me demandant ce que nous étions venus faire en ce pays et ce que les Russes pouvaient bien avoir à nous apprendre. Car tous, pensai-je, que nous soyons américains, russes, africains, chinois, arabes, scandinaves ou indiens, nous sommes partie intégrante de ce même tout qui a choisi de se manifester dans l’espace-temps et de s’incarner en chacun de nous sous des formes différentes !
Et ainsi nous passâmes la soirée à discuter avec nos amis russes de ce qui nous plaisait et de ce qui nous plaisait moins chez chacun de nos gouvernements respectifs, ces deux superpuissances qui avaient mainmise sur nous. Et plus la soirée avançait, moins il nous serait venu à l’idée de penser que nous pourrions déclencher une guerre contre ceux qui nous étaient si chers et que nous avions l’impression de connaître depuis l’enfance. Bref, pour nous, la roue s’était arrêtée de tourner, et ces gens qu’on disait appartenir à l’empire du mal ne nous effrayaient plus du tout et nous apparaissaient maintenant comme des êtres humains ordinaires, essayant comme nous de donner un sens à leur vie.
« J’aimerais vous raconter une histoire qui nous est chère à nous les Soviétiques, dit Ivan au bout d’un moment, et qui parle d’un loup et d’un lapin dansant. »
Et au moment où il allait se lever debout pour mimer la fable, Tatiana fit un geste de la main pour lui dire de rester assis et, en faisant chut avec la bouche, elle nous intima l’ordre de prêter l’oreille à ce qui se passait à l’extérieur.
Ivan la regarda surpris, tandis que dehors, on entendit une espèce de gémissement qui allait grandissant, comme si la ville tout entière s’était mise à se plaindre.
Puis il y eut des bruits de sirènes, et on aurait cru qu’elles étaient des centaines à déchirer l’espace de leurs longs cris stridents. Et quand elle les entendit, Tatiana se mit debout sur ses pieds et dit : « Vanya, ce sont les Américains. »
Tous, nous accourûmes aux fenêtres et nous nous rendîmes compte que des lumières éclairaient maintenant la ville tout entière.
« C’est impossible, dit enfin Leslie au bout d’un moment.
— Impossible mais vrai », rétorqua Ivan en se tournant vers nous, l’air angoissé. Puis, sans plus de commentaire, il se dirigea vers une garde-robe et en sortit deux sacs de couchage. Il en conserva un pour lui et tendit l’autre à Tatiana qui s’empressa d’y fourrer Pétrouchka, à moitié endormie. Puis, ils se précipitèrent à l’extérieur, laissant la porte ouverte derrière eux.
Mais l’instant d’après, Ivan réapparut à la porte et, s’adressant à nous, il nous dit : « Mais ne restez pas là à attendre. Venez avec moi, car nous disposons de cinq minutes à peine. »
Nous déboulâmes les escaliers quatre à quatre et nous nous retrouvâmes dans la cohue, au beau milieu de la rue. Partout autour de nous, des gens se pressaient en direction d’abris souterrains. Des parents tenaient des bébés dans leurs bras, et des enfants s’accrochaient aux rebords de leurs manteaux. Des personnes âgées essayaient de se frayer un chemin à travers cette masse terrifiée qui déambulait, impatiente ou résignée, dans la mesure où les individus qui la constituaient savaient ou non que déjà il était trop tard.
À un moment donné, Ivan, qui avait essayé de se dégager de la foule et qui avait entraîné Tatiana dans son mouvement, se tourna vers nous et nous dit, les larmes aux yeux et le sourire brisé :
« Il est inutile, Richard et Leslie, que vous nous accompagniez. Car vous êtes les seuls à pouvoir quitter les lieux. » Puis, en essayant de reprendre son souffle et, sans la moindre trace de colère ou de haine à notre égard, il poursuivit en disant :
« Retournez-vous-en de la même manière que vous êtes venus et allez leur dire à eux les Américains ce qu’ils ont fait. Et arrangez-vous ensuite pour que cela ne vous arrive jamais … »
Puis nous n’entendîmes plus rien, car ils furent emportés par la foule, et Leslie et moi, nous restâmes là tous les deux, au beau milieu de cette rue de Moscou à observer le cauchemar qui prenait forme. Et ni l’un ni l’autre, nous ne nous souciions alors de savoir si nous allions vivre ou mourir ou si nous trouverions le moyen de nous enfuir.
Et pourquoi, me dis-je alors à moi-même, aller discuter de la chose avec les Américains, puisque le problème n’est pas qu’ils ne savent pas ce qu’ils font, mais qu’ils ont décidé en toute connaissance de cause de détruire le monde ? Et le monde serait-il différent s’il savait … ?
Puis nous ressentîmes une brusque secousse, et la ville tout entière se mit à trembler devant nous. Ensuite, elle alla voler en éclats contre le pare-brise de l’hydravion et se dissipa en milliers de gouttelettes translucides qui retombèrent dans l’océan. Et pendant un long moment, nous restâmes assis sans mot dire dans l’hydravion, Leslie, la main encore posée sur la manette des gaz.