Chapitre XVII

Pendant qu’il conversait encore avec son épouse, je m’esquivai silencieusement par les portes qui donnaient sur le balcon et allai rejoindre Leslie, qui m’avait patiemment attendu pendant tout ce temps. Je l’embrassai tendrement et nous demeurâmes enlacés un moment, heureux d’être ensemble, heureux d’être nous.

« Crois-tu qu’ils resteront ensemble ? demandai-je enfin à Leslie. Et est-il possible, à ton avis, qu’une personne se transforme de la sorte en si peu de temps ?

— Je souhaiterais qu’ils ne se séparent pas, me répondit Leslie. Quant à lui, je considère qu’il n’a pas tenté de se chercher des excuses et que son désir de changer est sincère.

— Tu sais, dis-je alors, songeur, j’ai toujours pensé que les âmes sœurs s’aimaient d’un amour inconditionnel et que rien ne pouvait les séparer.

— Inconditionnel ? répéta Leslie qui ajouta aussitôt : Si je devais me montrer soudainement cruelle et détestable sans raison aucune, et que je ne tenais aucun compte de tes sentiments, m’aimerais-tu alors éternellement ? Si je te battais, te laissais sans nouvelles pendant plusieurs semaines, couchais avec tous les hommes que je rencontre, perdais toutes nos économies dans des jeux de hasard et rentrais enfin saoule à la maison, me chérirais-tu encore ?

— Peut-être pas, lui répondis-je. Car vues sous cet angle, les choses paraissent bien différentes.

Et en moi-même, je pensai : Plus nous nous sentons menacés, moins nous sommes capables d’aimer.

Puis, à voix haute, je dis encore : « Je trouve curieux que l’amour inconditionnel qu’on voue à une personne, consiste à ne se soucier aucunement de cette dernière, non plus que de ce qu’elle fait ! En dernière analyse, j’ai bien peur que l’amour inconditionnel ne soit synonyme d’indifférence pure et simple !

— C’est aussi mon avis, renchérit Leslie en hochant la tête.

— Dans ce cas, lui dis-je, puis-je te demander de m’aimer d’un amour conditionnel, s’il te plaît ? De m’aimer quand je suis à mon meilleur, et de te tenir à distance quand je me montre étourdi et raseur ?

— D’accord, dit Leslie en riant. Et tu feras de même pour moi, bien sûr. »

Sur ce, nous regardâmes subrepticement à l’intérieur de la chambre et échangeâmes un sourire en voyant que mon moi parallèle était toujours occupé à parler au téléphone.

« Pourquoi n’essaierais-tu pas de décoller, cette fois ? me suggéra Leslie. Il faudrait bien que tu saches enfin que tu en es capable avant que nous retournions à la maison ! »

Je la regardai un moment, puis tendis la main vers la manette des gaz de notre hydravion invisible, imaginant que je poussais celle-ci.

Mais il ne se passa rien. L’hôtel, les montagnes, les arbres, le monde, tout demeura intact.

« Oh, Richie ! C’est si facile, pourtant. Tu n’as qu’à ajuster le foyer de ton imagination.

Mais avant même que je puisse me livrer à un second essai, je ressentis le tremblement maintenant familier tandis que l’univers s’embrouillait pour verser dans un autre espace-temps. Leslie avait poussé la manette des gaz.

« Leslie, laisse-moi essayer à mon tour, dis-je.

— D’accord, chéri. Je ramène la manette à sa position originale. Et rappelle-toi : tout est dans la focalisation ! »

Mais à peine eut-elle prononcé cette dernière parole que nous nous retrouvions dans les airs, survolant le plan. Leslie tira immédiatement la manette vers elle et le moteur pétarada ; le Seabird tangua un moment, puis piqua tout droit vers l’étendue d’eau.

Je sus, sans l’ombre d’un doute, que l’atterrissage serait extrêmement difficile. Mais je ne m’attendais nullement au choc brutal qui s’ensuivit, aussi violent que si une bombe avait explosé dans l’habitacle.

Une force monstrueuse déchira ma ceinture de sécurité comme une vulgaire ficelle. Je me sentis projeté à travers le pare-brise et tombai tête première dans l’eau.

Lorsque je réussis enfin, haletant, à atteindre la surface, je vis le Seabird à cinquante pieds de là, de la vapeur s’échappant en volutes de son moteur encore chaud au fur et à mesure qu’il s’enfonçait sous l’eau.

Non ! C’est impossible !

Je nageai aussi rapidement que je le pouvais en direction de l’hydravion, notre magnifique Ronchonneur blanc maintenant souillé par l’eau trouble, et plongeai immédiatement à la suite de l’appareil en pièces. Ne me souciant nullement de la pression qui s’exerçait sur mes tympans, non plus que des gémissements de l’avion à l’agonie, je me mis immédiatement à arracher ce qu’il restait de l’habitacle pour m’empresser de défaire la ceinture qui retenait Leslie à son siège. Celle-ci était aussi molle qu’une chiffe, ses cheveux d’or formant un halo autour de sa tête, son chemisier blanc flottant au ralenti derrière elle. Je la libérai enfin et entamai la longue remontée vers la lumière de la surface.

Et c’est alors que s’engagea un terrifiant combat dans mon esprit.

Elle est morte. Oh ! fasse que je meure à l’instant, fasse que mes poumons éclatent et que je me noie !

Mais qu’en sais-tu ? Allons, tu dois essayer !

Elle est morte.

Tu dois essayer !

Luttant désespérément, je parvins enfin à la surface, complètement épuisé.

« Ça va aller, ma chérie, dis-je en haletant. Ça va aller, tu verras … »

Puis je hoquetai de surprise.

Muni de deux gros moteurs hors bord, un bateau de pêche nous passa presque sur le corps, glissant à toute vitesse par le travers et nous étouffant dans l’écume. Au même moment, un homme se jeta à l’eau, halant une ligne de sauvetage derrière lui.

En moins de deux, je l’entendis qui criait : « Ça va, les gars ; je les ai repêchés tous les deux. Soyez ferme ! »

* * *

Je n’étais plus un fantôme. La pierre, froide et dure, sur laquelle reposait ma joue, en constituait une autre preuve tangible. Ainsi, de l’observateur objectif que j’avais été, j’étais devenu la scène observée, à cette exception toutefois qu’il ne se trouvait personne pour me regarder.

Prostré sur la tombe de Leslie, qu’on avait creusée sur la colline qu’elle-même avait parsemée de fleurs, je sanglotais amèrement. Je sentis l’herbe fraîche sous mon corps ; et sur la pierre, près de mon visage, je relus l’unique mot gravé : Leslie.

Je ne me souciais guère de la brise d’automne qui soufflait tout autour de moi ni du fait que j’étais enfin de retour à la maison, dans mon propre espace-temps. Totalement seul, trois mois après l’accident, j’étais toujours sidéré et avais l’impression qu’un immense rideau, entrelacé de poids, s’était refermé sur moi pour m’emprisonner dans un chagrin aux odeurs de moisi.

Jamais, de toute ma vie, je ne m’étais rendu compte à quel point il fallait du courage pour résister à l’envie de se suicider qui nous envahit suite à la mort de notre conjoint.

Plus de courage que je n’en avais, en fait, et c’est de toutes mes forces que je m’accrochais maintenant aux promesses que j’avais faites à Leslie.

« Quoi qu’il advienne, nous mourrons ensemble. » Combien de fois Leslie et moi n’avions-nous pas fait ce vœu ?

« Mais si les choses devaient se passer autrement, avait un jour ajouté Leslie, s’il advenait que je meure la première, tu devras continuer, Richard. Promets-le-moi !

— Je te le promettrai si toi-même tu en fais autant ! lui avais-je alors rétorqué.

— Non ! Si tu meurs, je n’aurai alors plus aucune raison de vivre. Je veux être avec toi.

— Mais Leslie, comment veux-tu que je te fasse un tel serment si toi-même tu t’y refuses ! Ce n’est pas juste. Je veux bien t’en faire la promesse, car il est toujours possible qu’il y ait une explication raisonnable à ta mort. Mais je refuse de promettre de te survivre si tu ne me le promets en retour !

— Une explication ? Quelle explication pourrait être envisagée ?

— Eh bien, elle est plutôt d’ordre théorique pour l’instant, mais j’ai idée que toi et moi pourrions peut-être trouver une façon de contourner la mort, car j’ai toujours pensé que l’amour pouvait constituer un motif suffisamment puissant pour se jouer de cette dernière. Quoi qu’il en soit, peut-être nous serait-il possible de demeurer ensemble en dépit de ce qu’on nous a appris à croire à l’effet que la mort signifie la fin de notre couple, en ce qui nous concerne. La mort n’est peut-être qu’une question de perspective, une espèce de transe hypnotique de laquelle il nous serait possible de sortir … Oh, comme j’aimerais traiter de ce sujet dans un livre !

— Et comme j’aime la façon dont ton esprit s’acharne sur ces détails, mon chéri, m’avait répondu Leslie en se riant de moi. Mais ne vois-tu pas que tu viens de confirmer ce que je disais à l’instant ? Car non seulement dévores-tu des tas de bouquins qui traitent de la mort, mais encore es-tu un écrivain. Aussi, s’il est possible d’échapper à cette transe hypnotique dont tu parlais, n’est-il pas logique alors que tu poursuives ton œuvre après ma mort ? Ainsi, tu pourrais continuer tes recherches et écrire sur le sujet, exactement comme tu le souhaites. Quant à moi, il est inutile que je reste si tu meurs, car je n’écrirais jamais sans toi. Alors promets-moi … »

Mais je ne lui avais fait aucune promesse ce jour-là. Quelque temps après toutefois, le sujet était revenu inévitablement sur le tapis lorsque j’avais voulu citer à Leslie un passage particulièrement intéressant d’un ouvrage, que je lisais.

« Écoute un peu ceci, lui avais-je dit. “ … et comme je me tenais là, au milieu du parloir, m’affligeant désespérément de la mort de mon bien-aimé Robert, un livre tomba spontanément de l’étagère. Je sursautai de surprise. Et lorsque je me penchai pour le ramasser, les pages s’entrouvrirent d’elles-mêmes et mes doigts effleurèrent alors les mots : Je suis avec toi, que lui-même avait soulignés jadis.”

— Oui, ce n’est pas mal », avait commenté Leslie.

Mon épouse, sceptique, avait l’habitude d’aborder chacune de nos discussions sur la mort en y mettant un grain de sel.

« Tu douterais donc de ce que dit cette femme ? lui avais-je demandé.

— Richard, je te répète que si tu devais mourir avant moi …

— Mais que diraient les gens ! m’étais-je exclamé alors. Nous sommes là à répéter à qui veut bien nous entendre, nous l’écrivons même, bon sang, que le défi de la vie dans l’espace-temps consiste à se servir du pouvoir de l’amour pour transformer un désastre en quelque chose qui soit glorieux. Et tu voudrais me faire croire que si je meurs, tu t’empareras sans plus attendre d’une carabine pour te faire sauter la cervelle ?

— Je ne crois pas que je m’attarderais au dire des gens en pareille circonstance.

— Tu ne crois pas !.. Jésus Marie ! »

Et c’est ainsi que se déroulaient nos conversations, ni Leslie ni moi ne pouvant même envisager de vivre l’un sans l’autre.

Mais un beau jour, c’est de guerre lasse que nous avions fini par promettre qu’au cas où l’un d’entre nous mourrait avant l’autre, le survivant n’aurait pas recours au suicide.

Comme je regrettais cette promesse, maintenant. En mon for intérieur, j’avais toujours cru que si Leslie et moi ne mourions pas ensemble, c’est qu’alors je serais le premier à mourir, persuadé que j’étais que je saurais sauter la barrière qui sépare l’au-delà de notre monde, tel un daim qui fait fi des barbelés qui le séparent d’un vert pâturage.

Mais de passer de ce monde-ci à l’au-delà …

Assis dans l’herbe, je m’appuyai contre la pierre tombale. Ce que je savais de la mort aurait pu remplir de pleines étagères de livres. En comparaison, les connaissances de Leslie sur ce même sujet auraient pu tenir dans un sac de voyage, avec suffisamment d’espace encore pour y ajouter son portefeuille et son carnet d’adresses.

Quelle folie m’avait pris de faire une telle promesse !

Bon, d’accord, Leslie, je ne me suiciderai pas, me dis-je tout de même.

Mais sa mort m’avait rendu encore plus téméraire qu’à l’habitude. Tard dans la nuit, je montais dans sa vieille Torrance pour dévaler le long de routes étroites, à des vitesses qui auraient mieux convenu à une voiture sport. J’omettais bien sûr d’attacher ma ceinture de sécurité et je me perdais alors dans le souvenir de Leslie.

Et je dépensais aussi sans compter. Pour cent mille dollars, je m’étais acheté un Honda Starflash, un avion de trois mille kilos et de sept cents chevaux vapeur. Cent mille dollars, simplement pour voler comme un fou durant les week-ends devant les fanatiques locaux.

Oui, j’avais bel et bien fait le serment de ne pas m’enlever la vie, mais jamais je n’avais promis à mon épouse que je ne volerais pas lors de compétitions.

Je m’arrachai enfin de la tombe de Leslie et entrepris de me traîner péniblement jusqu’à la maison. Autour de moi, la nature se peignait d’un gris uniforme et terne, en dépit du coucher de soleil dont j’aurais admiré jadis les couleurs de feu ; Leslie flottant presque sur un nuage à la vue du merveilleux spectacle que lui offraient les derniers rayons du soleil alors qu’ils caressaient ses fleurs, Leslie me montrant ceci, m’indiquant cela du doigt.

Pye nous avait bien promis qu’il nous était possible de retrouver le chemin de notre propre monde. Mais pourquoi avait-elle omis de mentionner qu’il nous faudrait nous écraser dans la mer pour ce faire et que l’un de nous devait trouver la mort ?

Des jours durant, j’avais consulté mes livres à propos de la mort et en avais même acheté d’autres. Ils étaient légion, ceux qui avaient buté contre ce mur, sans jamais trouver à le traverser ! Et aucun indice qui m’aurait permis de croire que Leslie, de son côté du mur, tentait de me contacter, aucun livre qui tombât de son petit coin d’étagère, aucune peinture qui se déplaçât sur les murs.

De retour à la maison, j’installai mon sac de couchage et mon oreiller sur le balcon, me sentant incapable de dormir dans notre lit commun sans Leslie. Le sommeil, qui jadis avait représenté à mes yeux à la fois une école, une salle de conférences et un pays d’aventures dans un autre monde, n’était plus guère peuplé maintenant que de quelques ombres perdues, images de films muets. En rêve, je l’entrevoyais fugitivement et m’élançais alors à sa rencontre, simplement pour me réveiller, solitaire et affligé.

Pourquoi avait-elle refusé de prendre connaissance de ces ouvrages sur la mort ? Pourquoi ?

En esprit, je n’avais de cesse de survoler encore et encore ces sentiers bizarres où nous nous étions posés, en dépit de toute la souffrance que cela éveillait en moi. Tel un détective, je m’acharnais à trouver un quelconque indice qui saurait enfin me donner une explication, car il fallait qu’il s’en trouvât une quelque part. Ou alors je mourrais, promesse ou pas.

La nuit était tombée maintenant, une nuit comme jamais il ne m’avait été donné d’en voir, les étoiles se transformant en un tourbillon d’heures et les heures en étoiles, une nuit aussi claire que celle où nous avions fait la connaissance de Le Clerc, dans la vieille France …

Sachez que vous êtes enveloppés de cette réalité qu’est l’amour et que vous avez le pouvoir de transformer votre monde grâce à votre savoir …

Ne craignez point l’apparence de l’obscurité, ne vous effrayez point de ce néant qu’est la mort …

Votre monde est un mirage, au même titre que n’importe quel autre monde. Votre unicité dans l’amour constitue votre seule réalité, et les mirages ne peuvent changer la réalité. N’oubliez pas. Quoi qu’il vous semble …

Vous êtes ensemble, où que vous alliez. Vous êtes en sécurité, là où convergent toutes les perspectives, avec l’être que vous aimez le plus au monde …

Vous ne créez pas la réalité. Ce que vous créez, ce sont les apparences …

Vous avez besoin de son pouvoir ; elle a besoin de vos ailes. Ensemble, vous volez …

Richard, c’est si facile. Tout n’est qu’une question de focalisation !

Je frappai furieusement les planches du balcon de mon poing, l’esprit fougueux d’Attila s’éveillant en moi pour me venir en aide.

Je me fiche que nous ayons eu cet accident, me dis-je alors. En fait, je ne crois aucunement que ce maudit accident n’ait même jamais eu lieu. Et je me fiche de ce que j’ai vu, entendu, touché ou ressenti. Je n’ai que faire de preuves autres que celle de la vie elle-même ! Personne n’est mort, personne n’est enterré, personne n’est seul. J’ai toujours été avec elle et je suis avec elle en ce moment même ; et je serai toujours avec elle et elle avec moi, et il n’est rien qui ne puisse nous séparer !

Je crus un moment entendre la voix de Leslie, qui me disait en chuchotant : « Richie ! C’est la vérité !

Il n’y a jamais eu d’accident que dans mon esprit et je refuse de tenir ce mensonge pour vrai. Je n’accepte pas ce prétendu espace-temps dans lequel je me trouve. Les Honda Starflash, ça n’existe pas ; Honda n’a même jamais fabriqué d’avions. Et je me refuse à accepter que je ne sois pas un aussi bon médium qu’elle ; j’ai lu plus de mille bouquins, bon Dieu de merde, alors qu’elle n’en a lu aucun. Je vais lui montrer que je suis capable de faire bouger cette manette des gaz, même si je dois l’arracher de son socle ! Personne n’a eu d’accident, personne n’a été éjecté de l’avion. J’ai simplement atterri au beau milieu de ce damné plan, encore une fois. J’en ai assez de croire en la mort, j’en ai assez de verser des larmes sur sa tombe. Et je vais lui montrer que j’en suis capable, que ce n’est pas impossible …

Je sanglotai de rage, une incroyable force éclatant en moi, tel Samson jetant à bas les piliers qui soutenaient le monde.

Je sentis alors la maison qui tremblait de toutes parts. Les étoiles vacillèrent, puis s’estompèrent. Immédiatement, je tendis la main droite devant moi.

La maison disparut et l’océan rugit sous les ailes de notre hydravion. Notre fidèle Ronchonneur quitta l’eau et s’envola vers le ciel.

« Leslie ! Enfin, te voilà ! Nous voilà de nouveau ensemble ! »

Pleurant et riant à la fois, Leslie s’écria à son tour : « Richie, mon doux chéri ! Tu as réussi. Oh, comme je t’aime ! Tu as réussi !

* * *

Mon époux avait quitté son moi parallèle alors que celui-ci parlait encore à sa Leslie au téléphone et était venu me rejoindre sur le balcon, où je l’attendais patiemment.

Il m’embrassa tendrement et nous restâmes dans les bras l’un de l’autre, heureux d’être ensemble, heureux d’être nous.

« Pourquoi n’essaierais-tu pas de décoller, cette fois, lui dis-je après un long moment. Il faudrait bien que tu saches enfin que tu en es capable avant que nous ne nous en retournions à la maison ! »

Il tendit la main vers la manette de Rochonneur, mais il ne se passa rien.

Pourquoi est-ce si difficile pour lui ? me demandai-je alors. Et je songeai que c’était peut-être parce que son esprit poursuivait trop de sentiers à la fois.

« Oh, Richie ! C’est si facile, pourtant, lui dis-je alors à haute voix. Tu n’as qu’à ajuster le foyer de ton imagination. »

À mon tour, je tendis la main vers la manette des gaz, que je poussai pour montrer à Richard comment il devait s’y prendre, et nous nous mîmes immédiatement en branle. Je ressentis alors ce que je ressentais toujours lorsque nous finissions de tourner une scène au studio et qu’on défaisait les décors, alors qu’on décroche les rideaux qui, l’instant d’avant, constituaient montagnes et forêts, et qu’on fait rouler les éponges qui ont tenu lieu de rochers.

« Leslie, laisse-moi essayer à mon tour, me dit Richard.

— D’accord, chéri, lui rétorquai-je. Je ramène la manette à sa position originale. Et rappelle-toi : Tout est dans la focalisation. »

Mais quelle ne fut pas ma surprise de constater que nous étions déjà sur le point de nous envoler et, au moment où je tirai la manette vers moi, Ronchonneur s’éleva immédiatement dans les airs. Le moteur pétarada à quelques reprises, comme il le fait chaque fois qu’il est encore trop froid pour voler. Nous filâmes tout de même vers le ciel, simplement pour nous mettre à piquer du nez l’instant d’après. Richard tenta immédiatement de reprendre le contrôle de l’hydravion, mais déjà il était trop tard.

J’eus alors l’impression de visionner une scène filmée au ralenti. Lentement, nous nous écrasâmes ; lentement s’approcha la tempête de bruit blanc, comme si j’avais touché l’aiguille d’un gramophone alors que le volume était au maximum. Lentement, l’eau nous envahit de toutes parts. Lentement le rideau se baissa et les lumières s’éteignirent.

Puis le monde réapparut enfin, d’un vert ténébreux, d’un silence opaque. Dans l’eau, Richard s’agrippait à l’hydravion dont il arrachait les morceaux, tentant désespérément de sortir quelque chose de l’appareil avant que celui-ci ne soit totalement englouti.

« Attends, Richard, dis-je. Nous avons un sérieux problème dont il nous faut discuter ! Il n’y a plus rien dans cet avion dont nous ayons besoin … »

Mais il lui arrive parfois d’être buté, au point qu’il en oublie les priorités ; et tout ce qui lui importe alors, c’est de sortir sa veste de pilote de l’avion ou quelque autre vétille du genre. Pourtant, il me paraissait si bouleversé.

« Très bien, chéri, dis-je enfin, résignée. Prends tout le temps qu’il te faut. Je t’attendrai. » Et je le regardai s’affairer, lui laissant le temps de trouver ce qu’il cherchait.

Quel curieux sentiment m’envahit toutefois lorsque je vis que ce qu’il sortait de l’hydravion n’était pas sa veste, mais mon corps, mou comme une chiffe, ma chevelure flottant autour de ma tête, l’air d’un rat qui vient de se noyer.

J’observai Richard nager en direction de la surface en traînant mon corps et s’empresser de me tenir la tête hors de l’eau lorsqu’il y eut réussi.

« Ça va aller, chérie, dit-il en haletant. Ça va aller, tu verras … »

Un bateau de pêche lui passa presque sur le corps, mais vira juste à temps par le travers. Un homme se jeta à l’eau, une corde attachée autour de sa taille.

Je regardai Richard, mais dus détourner le regard à la vue de la panique qui se lisait sur son visage. Ce faisant, je vis une glorieuse lumière qui se dilatait devant moi et qui n’était autre que l’amour. Ce n’était pas le tunnel dont Richard m’avait tant parlé, quoique j’eusse l’impression de m’y trouver, car tout me paraissait couleur d’encre en comparaison de cette lumière et je ne vis d’autre solution que de me diriger vers cet amour renversant.

La lumière me parut à ce point rassurante, incarnant à mes yeux le bien le plus merveilleux, le plus doux, le plus parfait, et c’est de tout mon être que je décidai de lui accorder ma confiance.

J’aperçus bientôt deux silhouettes qui venaient dans ma direction. Je crus reconnaître en l’une d’elles un adolescent qui m’était familier. Celui-ci s’arrêta soudain puis se tint tout à fait immobile, aux aguets.

La seconde silhouette, celle d’un homme âgé qui avait à peu près ma taille, s’approcha de moi.

« Salut, Leslie, me dit l’homme. Sa voix était rauque, abîmée par la cigarette.

— Hy ? Hy Feldman, est-ce bien toi ? » dis-je à mon tour.

Je courus à lui et lui sautai au cou. Nous nous enlaçâmes et tournâmes sur nous-mêmes, des larmes de joie jaillissant de nos yeux.

Jamais je n’avais eu d’ami plus cher que cet homme qui était resté à mes côtés à une époque où tant de gens m’avaient tourné le dos. De fait, je ne pouvais entamer une journée sans d’abord appeler Hy.

Nous nous écartâmes enfin pour nous regarder l’un l’autre, de larges sourires illuminant nos visages.

« Cher Hy ! Oh, mon Dieu, comme c’est merveilleux de te revoir ! Je n’arrive pas à y croire ! Je suis si heureuse de te revoir ! »

Hy était mort trois ans auparavant. Oh ! le choc et la souffrance que m’avait causés sa perte ! Et la colère que j’avais ressentie …

À ce souvenir, je reculai de quelques pas et lui lançai un regard furibond.

« Hy, je suis furieuse contre toi ! »

Mais il se contenta de me sourire, ses yeux brillant du même éclat qu’autrefois. Je me rappelai que je l’avais pour ainsi dire adopté à l’époque, avais fait de lui mon grand frère qui me guidait de ses sages conseils, tandis que lui m’avait toujours traitée comme sa sœur butée.

« Tu es toujours fâchée contre moi, hein ? me dit Hy.

— Évidemment que je le suis ! Comment as-tu pu me faire une chose pareille ? Je t’aimais, j’avais confiance en toi. Tu m’avais promis que tu ne toucherais plus jamais à une cigarette de ta vie, mais tu as recommencé quand même et tu as brisé deux cœurs en faisant cela, Hy Feldman, le tien et le mien ! T’es-tu déjà arrêté à y penser ? As-tu jamais songé au chagrin que tu nous as causé, à nous tous qui t’aimions, en nous quittant si tôt ? Et pour une raison aussi stupide, qui plus est !

Il baissa les yeux, l’air penaud, puis me regarda par-dessous ses épais sourcils.

« Et si je te disais que je suis désolé ? Cela ferait-il une différence ? me demanda-t-il.

— Non, lui rétorquai-je en faisant la moue. Hy, tu aurais pu mourir pour une bonne raison, pour une bonne cause. Cela, j’aurais pu le comprendre et tu le sais très bien. Tu aurais pu mourir en défendant la cause des droits de la personne, ou en tentant de sauver les océans et les forêts de la pollution, ou alors en préservant la vie d’un pur étranger. Mais tu es mort à cause des cigarettes que tu avais promis de cesser de fumer !

— Jamais plus je ne fumerai, fit-il en souriant. Je le promets.

— C’est bien le moment, maintenant, dis-je à mon tour, mais je ne pus m’empêcher de rire.

— Le temps t’a-t-il paru si long depuis ma mort ? reprit Hy, se faisant sérieux.

— J’ai l’impression que c’était hier que cela se passait », lui répondis-je.

Il prit ma main et la serra dans la sienne, puis nous nous tournâmes d’un commun accord en direction de la lumière.

« Partons, me dit Hy. Il y a là quelqu’un qui t’a manqué encore plus que moi. »

Mais je m’arrêtai soudain en pensant à Richard.

« Hy, je ne peux pas, dis-je. Richard et moi sommes au beau milieu de la plus extraordinaire aventure, et nous voyons et apprenons des choses … J’ai hâte de te raconter tout cela. Mais quelque chose de terrible vient de se produire ! Richard semblait fou de douleur lorsque je l’ai quitté. Il me faut absolument aller le rejoindre !


— Leslie, me dit Hy en me retenant par la main. Arrête, Leslie. J’ai quelque chose à te dire.

— Je t’en prie, Hy, non. Tu veux me dire que je suis morte, n’est-ce pas ? »

Il fit signe que oui en souriant tristement.

« Mais Hy, je ne puis simplement le quitter, je ne puis disparaître pour ne plus jamais revenir ! Nous ne pouvons vivre l’un sans l’autre. »

Hy me regarda d’un air compréhensif, mais son sourire avait disparu.

« Richard et moi avons souvent discuté de la mort, de ce qu’elle pouvait signifier, lui expliquai-je. Jamais nous n’avons eu peur de mourir, mais bien plutôt d’être séparés l’un de l’autre. Or, nous avions planifié de mourir ensemble et c’est ce qui ce serait passé, n’eût été ce stupide accident. Tu imagines ? Je ne sais même pas pourquoi nous nous sommes écrasés !

— Ce n’était pas stupide, me répliqua Hy. Il y a une raison à cet accident.

— Eh bien, moi je ne connais pas cette raison et il ne m’importe guère de la connaître. Tout ce que je sais, c’est que je ne peux laisser Richard !

— Ne t’est-il pas venu à l’esprit que Richard avait peut-être quelque chose à apprendre qu’il ne saurait apprendre si tu étais avec lui ? Quelque chose d’important ?

— Il n’y a rien qui soit aussi important, dis-je en secouant la tête. Si c’était si important, nous aurions été séparés bien avant cela.

— Il n’en demeure pas moins que vous n’êtes plus ensemble maintenant, me dit Hy.

— Non ! Je ne puis accepter cela !

Je pris soudain conscience que le jeune homme que j’avais entraperçu plus tôt s’avançait dans notre direction, les mains dans les poches, la tête penchée. Grand et mince, il était si timide que je pus le discerner simplement à sa démarche. Fascinée, je ne pus détourner le regard en dépit de la souffrance qui s’éveilla pourtant en moi à sa vue.

Le jeune homme leva la tête, me souriant de ses yeux noirs et taquins après toutes ces années.

« Ronnie ! »

Enfants, mon frère et moi étions inséparables et nous nous accrochions maintenant l’un à l’autre, pleurant de la joie inespérée de nous retrouver.

J’avais vingt ans et lui dix-sept lorsqu’il avait été tué dans un accident. J’avais pleuré sa mort jusqu’à mes quarante ans. Ronnie avait toujours débordé d’une vitalité si intense que jamais il ne m’était venu à l’idée de m’imaginer sa mort un jour et pendant longtemps, je m’étais refusé à accepter le fait accompli. La femme optimiste et déterminée que j’avais été s’était alors transformée en une pauvre âme perdue, désireuse de mourir à son tour. Quel lien puissant nous avait unis !

Mais voilà que nous nous retrouvions enfin, aussi comblés de joie que j’avais été atterrée de chagrin.

« Mais tu n’as pas changé », dis-je à Ronnie, étonnée, me rappelant pourquoi il m’avait toujours été impossible de regarder un film de James Dean sans éclater en sanglots, car Ronnie lui ressemblait tellement. « Comment peux-tu ne pas avoir changé après tout ce temps ?

— Je tenais à ce que tu me reconnaisses », me répondit Ronnie. Puis il partit d’un grand éclat de rire et ajouta : « J’ai d’abord pensé me présenter à toi sous la forme d’un vieux chien ou quelque chose du genre, mais j’ai fini par reconnaître que ce n’était pas le moment de faire des farces. »

Comme je me rappelais bien ses farces. J’étais sérieuse, ambitieuse, et rien ni personne ne pouvait m’arrêter. Mais Ronnie, pour sa part, en était vite venu à la conclusion que notre pauvreté était insurmontable, qu’il était vain de lutter, et il avait choisi l’humour, riant sans cesse et me jouant des tours pendables jusqu’à ce que j’en vienne presque à vouloir l’étrangler. Mais il était en même temps si charmant, si drôle, si beau, qu’il ralliait tout le monde à sa manière de voir les choses. Tout le monde aimait Ronnie, moi plus que quiconque.

« Comment va maman ? » me demanda mon frère en me tirant de mes souvenirs. Je sentis qu’il le savait déjà, mais qu’il tenait néanmoins à me l’entendre dire.

— Elle se porte très bien, lui répondis-je. Mais tu lui manques toujours, tu sais. J’ai fini par me réconcilier à l’idée de ta mort, il y a environ dix ans de cela, le croiras-tu ? Mais maman n’a jamais pu l’accepter, jamais. »

Ronnie soupira à ces paroles.

Quant à moi, qui avais si longtemps refusé de croire qu’il était mort, j’avais maintenant peine à croire qu’il était là, à mes côtés, car c’était tout de même étonnant !

« J’ai tant de choses à te raconter, dis-je à Ronnie, tant de choses à te demander …

— Ne t’avais-je pas dit qu’une merveilleuse surprise t’attendait ? » me dit Hy en passant son bras autour de mes épaules. Ronnie en fit autant et, les enlaçant par la taille, je les serrai tous deux contre moi. Ensemble, nous avançâmes dans la lumière. Me sentant comblée de joie, je dis :

« Ronnie ! Hy ! J’ai rarement été aussi heureuse de ma vie ! »

C’est alors que je vis ce qui nous attendait devant. Je ne pus retenir un « Oh ! » d’émerveillement.

Une glorieuse vallée s’étendait devant nous, tandis qu’une étroite rivière brillait de mille feux au milieu de champs et de forêts débordants d’or et d’écarlate automnaux. Au-delà de la vallée s’élevaient de hautes montagnes couronnées de neige. Au loin, des chutes de trois mille mètres de hauteur tombaient en trombes silencieuses. J’en eus le souffle coupé, comme la toute première fois que j’avais visité …

« Mais nous sommes au parc national de Yosemite ! m’exclamai-je.

— Nous savions que tu adorais cet endroit, me dit Hy, et nous avons pensé que tu aimerais t’asseoir ici un moment et faire un brin de causette en notre compagnie. »

Nous dénichâmes un bosquet ensoleillé et prîmes place sur un tapis de feuilles. Puis nous nous regardâmes un moment en silence, nous délectant de la joie que nous ressentions à être ensemble.

Par où dois-je commencer ? me demandai-je alors.

Et quelque part en moi, je sus par où il me fallait commencer et je posai la question qui me hantait depuis tant d’années.

« Pourquoi, Ronnie ? dis-je à l’adresse de mon frère. Je sais bien que c’était un accident, que tu ne cherchais pas à mourir. Mais je viens d’apprendre combien il nous est possible de contrôler notre vie et je ne puis m’empêcher de penser qu’un aspect de toi a choisi de partir au moment où tu l’as fait. »

On aurait dit que Ronnie mûrissait sa réponse depuis longtemps, car il me répondit aussitôt : « C’était un piètre choix, en effet. Je croyais qu’il me serait impossible de m’élever au-dessus de ma condition. Et en dépit de toutes ces farces que je faisais, je me sentais complètement perdu, tu sais. » Puis pour masquer sa tristesse, il me gratifia d’un large sourire.

« Je suppose que je savais déjà tout cela, lui dis-je, le cœur brisé, mais que je n’ai jamais pu l’accepter. Mais comment pouvais-tu te sentir ainsi, alors que nous t’aimions tant ?

— Je ne m’aimais pas autant que vous m’aimiez, me répondit-il, et je ne sentais pas que je méritais d’être aimé, ou quoi que ce soit d’autre d’ailleurs. Bien sûr, avec du recul, il m’est possible de dire que j’aurais pu vivre une bonne vie, mais je l’ignorais à l’époque. » Il détourna les yeux avant d’ajouter : « Ce n’est pas que j’aie sciemment décidé de me tuer, tu comprends ; mais je ne m’efforçais pas vraiment de vivre non plus. Je n’ai jamais lutté avec la vie comme toi tu l’as fait. »

Puis secouant la tête, il répéta : « J’ai fait un piètre choix. »

Jamais je ne l’avais vu aussi sérieux, et cela me parut à la fois étrange et réconfortant de l’entendre s’exprimer de cette façon. La confusion et le chagrin qui m’avaient hantée pendant des décennies se volatilisèrent enfin.

« Tu sais, j’ai toujours gardé un œil sur toi, me dit Ronnie dans un sourire timide, et j’ai même pensé un moment que tu viendrais immédiatement me rejoindre. Mais je t’ai vue faire volte-face et j’ai vu que j’aurais pu en faire autant. Et je me suis pris à souhaiter … Je trouvais la vie difficile … Je sais bien que j’aurais dû réagir différemment. Quoi qu’il en soit, j’ai beaucoup appris depuis, et je n’ai de cesse de mettre mon nouveau savoir en pratique.

— Tu me surveillais ? dis-je. Alors, tu sais ce qui s’est passé dans ma vie ? Tu connais Richard ?

La pensée que Ronnie pût connaître Richard me rendit extrêmement heureuse.

« Oui, me répondit Ronnie, et je suis très heureux pour toi. »

Richard !

À nouveau, je fus prise de panique. Comment pouvais-je rester assise là, à parler ? Mais qu’avais-je donc, pour l’amour ? Richard m’avait bien dit que les gens vivaient une période de confusion après leur mort, mais ce que j’étais en train de faire était tout à fait impensable !

« Il se fait du souci pour moi en ce moment, dis-je alors à Ronnie et à Hy. Il croit qu’il m’a perdue à jamais. Je ne peux pas rester. Je vous aime, mais je ne peux pas rester ! Vous comprenez, n’est-ce pas ? Je dois retourner auprès de lui !

— Leslie, me dit Hy, Richard serait incapable de te voir.

— Mais pourquoi ? m’écriai-je en me demandant si j’avais omis de considérer quelque terrible détail. Étais-je donc devenue le fantôme d’un fantôme ? Hy, essaierais-tu de me dire, repris-je, que je suis vraiment morte, que je ne suis pas à l’article de la mort, où j’aurais encore le choix de retourner à la vie ? Essaies-tu de me dire que je suis morte et que je n’ai d’autre choix que de l’accepter ?

Hy hocha la tête en signe d’assentiment.

Je réfléchis un moment, atterrée, puis répliquai : « Mais Ronnie n’était-il pas avec moi, gardant un œil vigilant sur moi …

— Mais tu ne l’as jamais vu, n’est-ce pas, n’as jamais su qu’il était là ? me rétorqua Hy.

— Il m’arrive parfois de rêver à lui …

— En rêve, bien sûr, dit Hy en m’interrompant, mais …

— Parfait ! m’exclamai-je, me sentant soudain soulagée.

— Mais est-ce là le genre de vie commune que tu veux connaître désormais, me dit Hy, se méprenant sur mes paroles. Richard ne te verra que pendant son sommeil et t’oubliera dès son réveil. Tu voudrais me faire croire qu’au lieu de te préparer à l’accueillir lorsque sera venu le moment pour lui de mourir, tu préfères flotter, invisible, autour de lui ?

— Mais Hy, en dépit de toutes les discussions que Richard et moi avons eues sur la mort et la façon d’aller au-delà de celle-ci, Richard croit sincèrement que j’ai été tuée dans cet accident et qu’il ne me reverra plus jamais. En ce moment, il pense que ce à quoi il a toujours cru est faux !

Mon vieil ami me regardait d’un air incrédule. Mais pourquoi se refusait-il à comprendre ?

« Hy, notre seule raison de vivre, à Richard et à moi, était d’être ensemble, d’exprimer l’amour. Et nous n’avions pas fini ! C’est comme de s’arrêter d’écrire, au beau milieu du dix-septième chapitre, un livre qui doit en compter vingt-trois. On ne s’arrête pas simplement comme ça, en faisant semblant que c’est la fin ! Et un tel livre serait alors publié, inutile parce que dépourvu de fin ?

« Viendrait alors un lecteur, désireux de prendre connaissance de que nous avons appris, de voir à quel point nous avons su faire preuve de créativité pour relever les défis qui se sont présentés à nous et, au milieu du livre, il ne trouverait que cette petite note de l’éditeur à l’effet que leur hydravion s’est écrasé, qu’elle est morte et qu’ils n’ont donc jamais pu terminer ce qu’ils avaient entrepris !

— La plupart des gens ne terminent pas leur vie, me fit observer Hy. Je n’avais pas terminé la mienne lorsque je suis mort.

— Alors là, je suis tout à fait d’accord avec toi ! lui répliquai-je, en colère. Tu sais donc de quoi je parle. Mais Richard et moi n’allons pas nous arrêter au milieu de notre histoire, ça non !

— Ainsi, me dit Hy en me gratifiant de son plus chaleureux sourire, tu aimerais que ton histoire raconte qu’après l’accident, Leslie est ressuscitée d’entre les morts et qu’elle et Richard vécurent à jamais heureux ?

— Ce ne serait pas la pire fin qu’on puisse donner à un livre, répondis-je du tac au tac et nous éclatâmes tous de rire … Évidemment, ajoutai-je, j’aimerais que le récit précise comment nous avons fait, quels principes nous avons mis en application pour nous en sortir, afin que les lecteurs sachent qu’ils peuvent en faire autant. »

J’avais prononcé ces dernières paroles sur le ton de plaisanterie, mais il me vint soudain à l’esprit que ce que je vivais présentement était peut-être un autre test, un autre défi que me soumettait le plan.

« Écoute, Hy, dis-je, Richard a souvent raison par rapport à nombre de choses qui m’apparaissent saugrenues au départ. Tu sais cette loi cosmique qu’il se plaît à citer à l’effet qu’on couve des pensées en esprit jusqu’à leur réalisation factuelle ? Cette loi n’aurait-elle donc plus cours, simplement parce que nous nous sommes écrasés ? Comment me serait-il possible de penser en ce moment à quelque chose d’aussi important que mes retrouvailles avec Richard, si cette pensée ne devait pas se réaliser ? »

Je sentis enfin qu’il cédait lorsqu’il me répondit en souriant : « Les lois cosmiques ne changent jamais, quelle que soient les circonstances. »

Soulagée, je serrai sa main dans la mienne avant de lui répondre à mon tour : « Pendant un moment, j’ai cru que tu allais essayer de me retenir ici.

— Il n’est personne sur terre qui avait le pouvoir d’arrêter, Leslie Parrish, dit Hy. Qu’est-ce qui te fait croire que quelqu’un ici pourrait le faire ?

Sur ce, nous nous levâmes et Hy me serra dans ses bras en guise d’adieu.

« Dis-moi, fit-il. Si Richard était mort plutôt que toi, aurais-tu eu confiance que tout se passe bien pour lui en attendant que tu termines ta propre vie ?

— Non. Je me serais fait sauter la cervelle.

— Tu es toujours aussi butée, à ce que je vois, me dit Hy.

— Je sais que ça n’a pas de sens. Mais je dois aller le retrouver. Je ne peux pas le quitter, Hy, car je l’aime !

— Je sais. Allez, va ton chemin. »

Je me tournai en direction de Ronnie, que je serrai longuement contre moi. Comme je trouvais pénible de le quitter !

« Je t’aime, lui dis-je en me mordant la lèvre pour ne pas pleurer. Je vous aime tous les deux et vous aimerai toujours. Nous nous retrouverons, n’est-ce pas ?

— N’en doute pas un instant, me répondit Ronnie. Un jour, tu mourras et tu partiras alors à la recherche de ton frère. Et puis tu rencontreras ce vieux chien …

J’éclatai de rire à travers mes larmes.

« Nous t’aimons aussi », ajouta Ronnie.

Jamais auparavant je n’aurais pu croire que ce qui venait de m’arriver était possible. Mais en dépit de mon scepticisme, j’avais toujours espéré que Richard eût raison et que l’existence se composait de plus d’une vie. Et maintenant, je savais ; maintenant, il m’était possible de repartir, certaine de ce que j’avais appris du plan et de ma mort. Et je savais, hors de tout doute, que Richard et moi marcherions ensemble un jour vers cette lumière. Mais pas maintenant.

Mon retour à la vie ne fut pas impossible, ne fut pas même difficile. Et lorsque j’eus traversé le mur présomptueux de l’impossible, je fus en mesure de voir le plan qui se tissait dans la tapisserie, exactement comme l’avait dit Pye, de fil en fil, pas à pas ! De fait, je ne retournais pas à la vie, mais retournais plutôt à la focalisation de la forme, focalisation que nous changeons sans cesse, jour après jour.

Je trouvai mon bien-aimé Richard dans un monde parallèle qu’il tenait pour vrai. Prostré sur ma tombe, il avait érigé un mur de chagrin tout autour de lui, avec pour résultat qu’il était incapable de me voir ou de m’entendre.

« Richard », dis-je en tentant de jeter bas ce mur de chagrin.

Il ne m’entendit pas.

« Richard, je suis là ! »

Il restait là, à sangloter sur ma pierre tombale. Ne nous étions-nous pourtant pas entendus pour dire que nous n’érigerions pas de pierre tombale ?

« Mon chéri, je suis avec toi en cet instant, je serai avec toi lorsque tu t’endormiras et lorsque tu t’éveilleras. Nous ne sommes séparés que parce que tu crois que nous le sommes ! »

Les fleurs sauvages qui couvraient la tombe lui criaient que la vie se trouve là même où semble se trouver la mort, mais Richard ne perçut pas plus leur message qu’il n’avait perçu le mien.

Il se mit péniblement sur ses pieds et prit la direction de la maison, entouré de son mur de chagrin. Il ne vit pas le soleil qui se couchait, ne comprit pas que ce qui semble être la nuit n’est rien de plus que le monde qui se prépare à accueillir l’aube qui existe déjà. Et lorsqu’il parvint enfin à la maison, il se contenta de jeter son sac de couchage sur le balcon.

Combien de cris un homme peut-il donc ignorer ? Était-ce là mon époux, mon cher Richard qui avait toujours été convaincu que rien en ce monde n’arrive par hasard, de la tombée d’une feuille à la naissance d’une galaxie ? Richard, pleurant à chaudes larmes sous les étoiles ?

« Richard ! criai-je. C’est la vérité ! C’est toi qui avais raison et ce n’est pas par hasard que nous nous sommes écrasés. Tout est question de perspective. Et tu sais déjà tout ce qu’il te faut savoir pour que nous soyons à nouveau ensemble ! Tu te rappelles ? Focalise ! »

Il frappa du poing sur le balcon, rageant contre son mur.

« Nous n’avons pas encore fini, toi et moi, lui dis-je en pleurant. Notre histoire n’est pas terminée. La vie a tant encore à nous donner ! Tu peux changer dès maintenant. Maintenant, cher Richard ! »

Autour de lui, le mur bougea et ses bords s’effritèrent. Je fermai les yeux, me concentrant de tout mon être. Je nous vis tous deux, à l’intérieur de la cabine de Ronchonneur, flottant au-dessus du plan ; je sentis que nous étions ensemble, sans chagrin, sans séparation.

Richard le ressentit aussi. Il tenta de pousser la manette des gaz et, les yeux clos, chaque fibre de son corps trembla contre ce simple levier.

Dans un suprême effort de volonté, il se libéra enfin de la transe dans laquelle il avait été plongé et en mobilisa toute la force contre ses croyances erronées. Celles-ci plièrent d’un millimètre, puis d’un centimètre.

Sentant que mon cœur allait éclater, j’ajoutai le pouvoir de ma volonté au sien. « Mon chéri, je ne suis pas morte, ne l’ai jamais été ! Je suis avec toi en ce moment. Nous sommes ensemble ! »

Le mur se fracassa autour de lui et le moteur de Ronchonneur se mit à ronronner. Retenant son souffle, les veines de son cou proéminentes, les mâchoires serrées, Richard lutta contre ce qu’il avait tenu pour vrai. Il nia l’accident. En dépit des preuves que lui offraient les apparences, il nia ma mort.

« Richie ! Je t’en supplie, c’est la vérité ! Nous pouvons encore voler ! »

La manette bougea enfin. Le moteur se mit à rugir tandis que l’écume volait tout autour de nous.

Quelle glorieuse joie de le revoir enfin ! Il ouvrit les yeux au moment où Ronchonneur quittait l’eau.

Oh ! quelle joie de le revoir ! J’entendis enfin sa voix dans un monde que nous partagions à nouveau.

« Leslie ! Enfin, te voilà ! Nous voilà de nouveau ensemble !

— Richie, mon doux chéri ! m’écriai-je. Tu as réussi ! Oh ! comme je t’aime ! Tu as réussi ! »

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