Le transpondeur est une boîte noire posée sur le tableau de bord de l’hydravion et qui sert à acheminer un code de quatre chiffres jusqu’à des contrôleurs de la circulation aérienne se trouvant à des milles de distance de l’endroit où nous nous trouvons ; code qui leur permet de nous identifier et de connaître l’immatriculation de notre avion, la vitesse à laquelle nous allons, l’altitude à laquelle nous nous trouvons ainsi que toutes ces autres données qu’il leur est nécessaire de connaître.
Cet après-midi-là, et pour la dix millième fois environ dans toute ma carrière de pilote, je m’apprêtais à changer les numéros apparaissant à la fenêtre du transpondeur et à inscrire un quatre dans la première case, un six dans la deuxième, un quatre dans la troisième et un cinq dans la quatrième lorsque soudain j’entendis, venu de je ne sais où, un son étrange et très aigu que jamais je n’avais entendu auparavant. L’instant d’après, j’aperçus une lumière de couleur ambre qui envahissait l’intérieur de la cabine de pilotage et je fus agité par une brusque secousse. Puis le calme revint et alors j’entendis mon épouse qui criait mon nom.
Étonné par sa réaction, je me tournai vers elle et m’aperçus qu’elle était effrayée, car elle avait la bouche grande ouverte et les yeux écarquillés.
« Ce n’est rien, lui dis-je pour la rassurer. Juste un peu de turbulence, ou peut-être … »
Puis je m’arrêtai net, au beau milieu de ma phrase quand, à mon tour, je m’aperçus que Los Angeles n’était plus en vue et que, de fait, plus rien n’était visible.
Disparue la ville immense, évaporées les montagnes à l’horizon et le brouillard s’étendant sur des milles et des milles de distance. Évanouies ou volatilisées toutes ces choses et, à leur place, un ciel d’un bleu clair et limpide qui se réfléchissait dans une mer profonde d’une nuance de bleu cobalt tournant parfois à l’argenté.
« Mais où est donc passée Los Angeles ? » demandai-je alors à Leslie. Puis pour me rassurer : « Mais vois-tu ce que je vois ?
— Je vois de l’eau et pense que nous survolons un océan, me répondit-elle. Mais que crois-tu donc qu’il nous soit arrivé ? ajouta-t-elle au bout d’un moment.
— Je n’en ai pas la moindre idée », lui dis-je en examinant du regard les différents instruments du tableau de bord. Puis, me penchant vers l’avant pour mieux les vérifier et essayer de comprendre ce qui avait bien pu se produire, je constatai que l’altimètre était à sa position habituelle et le compas gyroscopique indiquait toujours cent quarante-deux degrés. Mais quelle ne fut pas ma surprise de constater que le compas magnétique n’indiquait plus rien et que son aiguille oscillait mollement entre le nord et le sud.
Leslie qui, de son côté, avait examiné les commutateurs et les disjoncteurs, me dit avec un trémolo dans la voix :
« Les émetteurs radiotélégraphiques ne sont pas brisés et cependant ils ne fonctionnent pas. Quant à l’appareil loran, il nous indique : ABSENCE DE POSITION, chose que jamais il n’a faite auparavant. »
Nos cerveaux eux aussi étaient hors d’état de fonctionnement et nous nous regardâmes abasourdis, Leslie et moi. Puis je lui demandai si elle avait aperçu quelque chose de particulier avant que ne disparaisse Los Angeles et que nous nous retrouvions là où nous étions.
« Non, me répondit-elle. Ou plutôt, si : j’ai entendu un espèce de gémissement, puis j’ai aperçu une lumière jaune et enfin j’ai ressenti une secousse. Puis plus rien. Ensuite Los Angeles avait disparu ! » Puis, après un moment de silence : « Mais où sommes-nous ? me demanda-t-elle encore.
— L’hydravion n’a subi aucun dommage, dis-je pour résumer la situation, et seuls les appareils radio et l’appareil loran sont hors d’état de fonctionnement. Quant au compas magnétique, le seul appareil à bord de cet avion qu’on dit à l’abri d’une défectuosité, il est inutilisable. Vraiment, je n’y comprends rien et ne puis te dire où nous sommes !
— Si nous essayions d’entrer en communication avec Los Angeles ? me suggéra alors Leslie.
— Excellente idée », lui répondis-je en ouvrant le microphone. Puis m’adressant à la tour de contrôle, je dis : « Allô ! Los Angeles Approche ! Ici le Martin Seabird Un Quatre Bravo. »
Je m’étais penché vers l’avant pour mieux entendre la réponse lorsque soudain mon regard fut attiré par quelque chose au fond de l’eau. Et alors je m’aperçus que d’innombrables sillons avaient été tracés dans le sable qui recouvrait le fond de l’océan et que ceux-ci formaient un dessin compliqué qui se réfléchissait à la surface de l’eau et donnait à cette dernière un reflet parfois argenté et parfois doré.
Los Angeles ne m’avait pas répondu ; je les contactai à nouveau en leur disant : « Allô ! Los Angeles Approche ? Ici l’amphibie Martin Un Quatre Bravo. »
Puis j’augmentai le volume de l’appareil et perçus un bruit de statique dans les écouteurs. L’appareil fonctionnait bien, mais personne ne répondait. Voyant cela, je décidai d’essayer d’entrer en contact avec d’autres stations : « Ici le Martin Seabird Un Quatre Bravo. Si vous me recevez, contactez-moi à cette fréquence. »
Mais là encore, il n’y eut pas de réponse.
« Je suis à court d’idées », dis-je alors à Leslie. Puis poussé par un quelconque instinct, je pris de l’altitude pour gagner en perspective et essayer de découvrir quelques points de repère.
Au bout de quelques minutes, je fus à même de constater que l’aiguille de l’altimètre n’avait pas bougé et que l’air qui nous entourait ne s’était pas raréfié, malgré l’altitude. Selon mes estimations, nous étions à cinq mille pieds dans les airs et pourtant l’instrument indiquait que nous étions au niveau de la mer. La vue non plus n’avait pas changé et il n’y avait pas une montagne à l’horizon, pas une île, pas de bateau sur la mer, pas de nuages ni de soleil dans le ciel. Que ce ciel bleu et cet immense océan avec ses bancs de sable travaillés de manière étrange et jamais semblable.
Leslie, qui avait examiné la jauge à essence, me dit au bout d’un moment : « Est-il possible, Richard, que nous ne consommions pas d’essence ?
— J’aurais plutôt tendance à croire, lui répondis-je, que c’est le flotteur qui est coincé, car l’appareil répond bien lorsque j’actionne la manette des gaz et il accélère ou ralentit à volonté. Puis j’ajoutai : L’aiguille indique que le réservoir est encore à moitié plein et moi, de mon côté, j’estime qu’il nous reste suffisamment d’essence pour voler deux heures environ. Ceci dit, le mieux serait encore d’économiser le plus d’essence possible.
— Où crois-tu que nous devrions nous poser ? me demanda Leslie en scrutant l’horizon du regard.
— Cela a-t-il une quelconque importance ? » lui demandai-je à mon tour en commençant à amorcer la descente. Et alors que nous étions occupés à admirer les dessins féeriques que formaient les bancs de sable au fond de l’eau, deux sillons cheminant en parallèle puis se croisant au bout d’un moment pour ensuite se rattacher l’un à l’autre dans une espèce de boucle retinrent notre attention. Ils semblaient plus lumineux que les autres et à eux venaient se greffer un nombre incalculable d’autres sillons. On aurait dit les embranchements d’une artère principale.
Ces sillons ne sont pas là pour rien, me dis-je en moi-même. Et que sont-ils donc ? Des routes sous-marines faites de coulées de lave incrustées dans le sable ?
À ce moment précis, Leslie me prit la main et, d’un air triste, elle me demanda : « Crois-tu, Richard, que nous soyons morts ? Car peut-être sommes-nous entrés en collision sans même nous en apercevoir ? »
Réfléchissant à la question, je me dis en moi-même : À la maison, je passe pour le spécialiste en la matière et pourtant jamais il ne m’est venu à l’idée que nous étions morts. Et si nous l’étions, que ferions-nous à bord de notre hydravion ? Mais peut-être a-t-elle raison ? Quoi qu’il en soit, jamais je n’ai lu quoi que ce soit concernant des morts aux prises avec une jauge à essence défectueuse !
Puis à voix haute, je dis à Leslie : « La mort, ce ne peut être cela, car si l’on se fie aux ouvrages qui traitent du sujet, nous aurions dû traverser un long tunnel au bout duquel une lumière nous aurait enveloppés de sa douce présence. Puis nous aurions été remplis d’un sentiment d’amour incommensurable et aurions rencontré les gens venus là pour nous accueillir. Et ne crois-tu pas qu’ils se seraient dérangés pour nous, puisque nous nous sommes donné la peine de venir deux à la fois ?
— Peut-être les livres ne disent-ils pas la vérité ! » me répondit-elle simplement.
En silence et le cœur rempli de tristesse, nous continuâmes notre descente en nous demandant tous les deux pourquoi il avait fallu qu’une mort stupide vienne mettre un terme à notre bonheur.
« As-tu l’impression d’être mort ? me demanda Leslie au bout d’un moment.
— Non, et toi ?
— Moi non plus, je n’ai pas cette impression », me répondit-elle.
Nous survolâmes l’océan à basse altitude afin de nous assurer de l’absence de bancs de corail ou d’épaves flottant à la surface de l’eau, et qui nous auraient empêchés de nous poser. Car même morts, nous ne tenions pas à endommager notre hydravion.
« Quelle façon stupide de terminer sa vie ! dit encore Leslie, à voix haute. Car nous ne savons même pas ce qui a causé notre mort. » Puis elle ajouta presque aussitôt : « La lumière ambre et la secousse violente ! Peut-être était-ce une attaque nucléaire ? Et peut-être sommes-nous les premières victimes de la Troisième Guerre mondiale ? »
Mais après avoir réfléchi à la question, elle dit :
« Non, finalement je ne crois pas que nous ayons subi une attaque nucléaire. Car cela ne venait pas vers nous, mais semblait s’éloigner de nous. Et puis, nous aurions ressenti quelque chose !
Tout ceci est tellement triste, pensions-nous chacun de notre côté en survolant la vaste étendue d’eau.
« Ce n’est pas juste, dit enfin Leslie à voix haute. Nous venions à peine de commencer à jouir réellement de la vie. Et nous avions travaillé si fort, résolu tant de problèmes pour en arriver là ! »
Je poussai un profond soupir qui se voulait un signe d’approbation et lui dis pour la réconforter : « Au moins si nous sommes morts, nous sommes morts ensemble et c’est ce que nous désirions, n’est-ce pas ?
Pour toute réponse, elle me dit : « N’est-il pas vrai qu’à notre mort nous sommes censés voir notre vie entière se dérouler devant nos yeux et ce, en l’espace d’une seconde ? Or, je n’ai rien vu de tel. Et toi ?
— Non, moi non plus. Ou en tout cas, pas encore !
— Et ils disent aussi, poursuivit-elle, qu’ensuite tout devient noir. Or, je suppose que cela aussi, c’est faux ?
— Tous les livres ne peuvent pas se tromper, lui répondis-je. Qui plus est, l’expérience de la mort devrait ressembler à ces voyages astraux qu’il nous est arrivé de faire la nuit, à cette différence près qu’il nous serait impossible de réintégrer nos corps.
Puis je me dis à moi-même : Jamais je n’aurais imaginé que les gens qui passent de vie à trépas doivent survoler des heures et des heures durant un océan infini. Car la mort m’est toujours apparue comme une expérience qui nous permet de nous détacher de la matière, d’en transcender les limites, de faire de nouvelles expériences et d’acquérir de nouvelles connaissances. Vraiment, je n’aurais jamais imaginé qu’il en serait ainsi !
Nous n’aperçûmes ni rochers, ni bancs de corail, ni épaves qui auraient pu nuire à notre amerrissage et aussi décidâmes-nous de nous poser sur l’eau cristalline à peine agitée par une brise légère, et qui s’étendait à perte de vue.
Au moment même où je m’apprêtais à effectuer les manœuvres permettant l’amerrissage, Leslie me montra du doigt les deux sentiers qui se détachaient de l’ensemble et elle me dit :
— Regarde, on dirait qu’ils sont amis, car toujours ils vont dans la même direction !
— Peut-être sont-ce des pistes d’atterrissage, dis-je en guise de commentaire. Que ce soit le cas ou non, nous ferions bien de nous ranger de leur côté et ensuite je viendrai me poser à l’endroit où elles se croisent. »
Puis en me tournant vers elle, je lui demandai si elle était prête pour l’amerrissage.
« Je le crois bien », me répondit-elle.
Et alors je procédai aux opérations nécessaires, puis effectuai un dernier virage qui se dessina, gracieux, dans le ciel. Ensuite, nous survolâmes le vaste océan à une distance de quelques pouces à peine du niveau de l’eau et ce, pendant quelques minutes. Puis nous nous posâmes délicatement et la vague vint se briser contre la quille de l’hydravion qui, tel un bateau à moteur, continua d’avancer sur l’eau, suivi d’un sillon d’écume blanche.
Quand enfin, nous fûmes bien engagés sur le sentier, je tirai la manette des gaz vers l’arrière et l’hydravion ralentit graduellement sa marche. Et au moment même où nous allions nous immobiliser, nous ne vîmes plus rien de la vaste étendue d’eau et de l’intérieur de l’hydravion, et constatâmes plutôt l’image un peu floue de palmiers et de toits de tuiles rouges avec, en arrière-plan, celle du mur d’un édifice en verre. Et avant même que nous n’ayons pu échanger une parole, nous nous retrouvâmes dans un des couloirs de cet édifice qui, l’instant d’avant, se dressait sous nos yeux.
« Tu n’es pas blessée au moins, demandai-je à Leslie en lui prenant la main, alors qu’elle-même s’apprêtait à me poser la même question.
— Non, me répondit-elle, haletante. Et toi ?
— Pas la moindre égratignure », lui répondis-je en essayant moi aussi de reprendre mon souffle.
La fenêtre au fond du couloir était intacte et aucune trace non plus de trou dans le mur au travers duquel nous venions d’être propulsés. Quant à l’endroit, il semblait désert …
« Mais qu’est-ce que c’est que toute cette histoire ? m’enquis-je, mécontent.
— Richie, me répondit Leslie d’une voix posée, cet endroit ne m’est pas inconnu et je suis sûre que nous y sommes déjà venus par le passé. »
Je jetai un regard circulaire autour de moi et constatai qu’un ascenseur nous faisait face avec une série de portes donnant sur le couloir. Pour compléter le tout, un tapis rouge brique au sol et des palmiers dans des vases. Par la fenêtre, on pouvait apercevoir des toits de tuiles rouges et des collines se profilant à l’horizon en cet après-midi ensoleillé.
« On dirait que nous sommes dans un hôtel, dis-je à l’intention de Leslie. Et pourtant, je ne me souviens pas …
Et avant même que je ne termine ma phrase, une sonnerie se fit entendre et les portes de l’ascenseur s’ouvrirent sur un jeune homme costaud et une magnifique jeune femme vêtue d’un jean, d’une combinaison de travail sous une veste de style militaire et une cape aux tons chauds.
Quelle ne fut pas notre surprise lorsque nous nous aperçûmes, Leslie et moi, que les personnes qui se tenaient là devant nous n’étaient autres que nous-mêmes, seize ans plus tôt, soit le jour où nous nous étions rencontrés pour la première fois.