« Pourquoi ? hurlai-je. Le génocide est-il si merveilleux que personne encore dans toute l’histoire n’a pu trouver de solutions de rechange aux problèmes du genre humain ? Et sommes-nous si peu intelligents que nous ne puissions penser à rien de mieux que de tuer quiconque n’est pas d’accord avec nous ? Serions-nous donc encore des hommes des cavernes qui ne savent que dire : Zog a peur, donc Zog tuer toi !.. C’est … Je n’arrive pas à croire que nous ayons toujours été aussi … aussi stupides ! Que personne n’ait pu … »
Je ne me contenais plus et me sentais tellement frustré que je n’arrivais pas à terminer mes phrases. Tournant enfin les yeux en direction de Leslie, je vis que des larmes jaillissaient de ses yeux et roulaient le long de ses joues. La raison qui m’avait poussé à une telle rage l’avait fait verser, elle, dans un abîme de chagrin.
« Tatiana … Ivan … Ce cher, adorable et spirituel … Et Pétrouchka … Oh ! mon Dieu ! »
Elle éclata en sanglots.
Je sentis que je devais reprendre les commandes de notre vie et pris donc la main de Leslie pour la réconforter. Comme j’aurais aimé que Pye fût là. Qu’aurait-elle dit devant notre fureur et nos larmes ?
Zut et zut ! me dis-je. En dépit de toute la beauté qu’il nous est donné d’être, de toute la gloire que tant d’entre nous sommes déjà, faut-il vraiment que tout se limite au plus insignifiant des abrutis qui ira appuyer sur un bouton pour ainsi décréter qu’il n’y aura désormais jamais plus de lumière ? N’y a-t-il vraiment personne, dans tout ce plan, qui ait une meilleure idée de …
Avais-je bien entendu, ou était-ce le fruit de mon imagination ? …
Vire à droite. Pilote jusqu’à ce que le plan devienne ambre.
Leslie ne posa aucune question lorsque j’amorçai le virage à droite, ne s’enquit même pas de notre destination. Les yeux fermés, elle continuait à pleurer et je pouvais voir les larmes qui coulaient le long de ses joues.
Je serrai sa main dans la mienne et tentai de la sortir de son désespoir en disant : « Tiens bon, ma chérie. Je crois que nous allons bientôt découvrir à quoi ressemble un monde de paix. »
Le sentier m’apparut enfin. J’ouvris les gaz, la quille toucha l’eau et le monde, une fois de plus, se transforma en un rideau d’écume …
Nous nous retrouvâmes en vol inversé, à quelque six mille pieds d’altitude.
Puis l’avion piqua du nez.
Pendant une seconde, je crus que le Seabird tombait en vrille mais eus tôt fait de reprendre mes esprits en prenant conscience que nous ne nous trouvions pas à bord de notre Ronchonneur, mais bien à l’intérieur d’un avion de chasse.
La cabine était exiguë, et si Leslie et moi n’avions été des fantômes, il était évident que nous n’aurions pu tenir comme nous le faisions, côte à côte derrière le pilote.
Droit devant nous, ou plutôt à cinq cents pieds au-dessous de notre appareil, un second avion de chasse tourneboulait dans les airs, tentant désespérément de nous échapper. La vue qui s’offrait à nous, à travers le pare-brise, me glaça d’horreur : un cercle diamanté entourait la presque totalité de l’envergure du second avion, le point brillant de notre fronteau de mire cherchant avidement à cibler la cabine.
Un monde de paix, vraiment ? Après tout ce qui s’était passé à Moscou, voilà que nous nous apprêtions à assister à la désintégration, en plein ciel, d’un être humain !
Je frémis d’horreur à cette idée, mais continuai néanmoins à observer la scène avec intérêt. Bientôt, je m’aperçus que l’avion que nous pourchassions n’était pas un jet, ni un Mustang, un Spit-fire ou un Messerschmitt et que, de fait, il était d’un modèle que je ne connaissais pas.
Le pilote de chasse que j’étais ne pouvait faire autrement que d’approuver les manœuvres du pilote se trouvant à l’intérieur de notre cabine et qui, à mon sens, faisait preuve d’une incroyable dextérité : repérer ainsi la cible jusqu’à ce qu’on l’ait dans son champ de tir, ajuster son plan de vol jusqu’à mimer celui de la cible en tout point, remonter, virer, plonger avec la cible …
Leslie, qui se tenait toute raide à mes côtés, avait retenu sa respiration et fixait des yeux l’avion que nous traquions tandis que nous nous rapprochions du sol à toute vitesse. Pour la réconforter, je passai mon bras autour de ses épaules et la tins solidement contre moi.
Si j’avais pu m’emparer du levier de commande pour virer ou ramener la manette des gaz vers l’arrière, je l’aurais fait sans hésiter. Mais il régnait un tel vacarme à l’intérieur de l’habitacle, qu’il m’était impossible de même crier au pilote, de toute évidence résolu à tuer, de s’arrêter.
Je remarquai alors, à travers notre fronteau de mire, que les ailes de l’avion que nous poursuivions affichaient les étoiles rouges de la République populaire de Chine. Oh, mon Dieu ! me dis-je, la folie se serait-elle donc emparée de tous les mondes existants ? Serions-nous aussi en guerre avec la Chine ?
L’appareil chinois, peint qu’il était en bleu pâle, en vert et en marron, ressemblait plus à un avion d’apparat, prêt à se livrer à des acrobaties aériennes, qu’à un avion de chasse. Enfin je remarquai en jetant un coup d’œil à l’anémomètre, qu’en dépit du vacarme et du va-et-vient nous ne volions qu’à trois cents milles à l’heure.
Si nous sommes bel et bien en guerre, me dis-je, où sont les avions à réaction ? Et en quelle année sommes-nous donc ?
L’avion que nous relancions virevolta soudainement sur le dos et son pilote, espérant nous échapper, tira si brusquement sur la commande des gouvernails que des volutes de vapeur s’échappèrent de l’extrémité des ailes de l’appareil. Loin de se laisser berner par cette ruse de l’adversaire, notre pilote exécuta la même manœuvre. Or l’impact produit par la force de gravitation à ce moment ne sembla pas l’affecter outre mesure, quoique nous vîmes son corps se tasser sous le choc et son casque pencher vers le sol.
Ce pilote est un autre moi parallèle, me dis-je en observant la scène. Car à nouveau je suis pilote de chasse. Que l’armée soit damnée ! Mais combien de fois me faudra-t-il répéter la même erreur avant de comprendre la leçon ? Je m’apprête à tuer quelqu’un et ce geste, je le regretterai toute ma vie …
Le pilote de l’avion pourchassé effectua un virage de quatre-vingt-dix degrés à droite, puis, dans un geste de désespoir, inversa la manœuvre … pour se retrouver directement dans le losange de notre fronteau de mire. Sans plus attendre, mon moi parallèle appuya sur la gâchette de la commande des gouvernails et les mitrailleuses de notre avion se mirent à cracher le feu, faisant entendre un bruit de pétards étouffés à l’intérieur des ailes. L’instant d’après, un nuage de fumée blanche s’échappait du capot du moteur de l’appareil ennemi.
« En plein dans le mille ! s’écria notre pilote. Enfin presque …
La voix de Leslie ! Depuis le début j’avais présumé, manifestement à tort, que la personne qui pilotait l’appareil dans lequel nous nous trouvions était un de mes moi parallèles. Or elle était un moi parallèle de Leslie !
Les mots CIBLE ENDOMMAGÉE apparurent au-dessus du fronteau de mire de notre appareil.
« Merde ! s’exclama notre pilote qui, pour s’encourager elle-même, dit : Allons, Linda … »
Puis elle se rapprocha de la cible et appuya longuement sur la gâchette qui se trouvait devant elle. Une odeur de poudre à canon envahit la cabine.
Devant nous, la fumée blanche vira au noir tandis que l’huile du moteur de notre malheureuse victime venait gicler contre notre pare-brise.
« Là ! C’est fait ! » dit encore le pilote.
Soudain, la radio laissa filtrer une voix, à peine audible : « Leader Delta ! Virez immédiatement à droite ! Virage à droite urgent ! Virez ! »
Le pilote ne se donna même pas la peine de tourner la tête pour voir de quoi il retournait, mais s’empressa de tirer sur la commande des gouvernails et de virer à droite comme si sa vie en dépendait.
Mais il était trop tard.
En moins de deux, notre pare-brise fut souillé d’huile à moteur chaude et on put voir de la fumée s’échapper sous le capot. Quant au moteur, il s’arrêta après quelques ratés et l’hélice s’immobilisa.
Une cloche se fit entendre dans la cabine, rappelant à s’y méprendre le timbre qui annonce la fin d’un round lors d’un combat de boxe. Au-dessus du fronteau de mire apparurent les mots CIBLE DÉTRUITE.
Le silence se fit dans la cabine et nous pûmes entendre le sifflement strident du vent et le crépitement du moteur en flammes.
Au bout d’un moment, je regardai derrière et vis, par-delà un flot d’huile noire, qu’un avion s’approchait de nous à toute vitesse ; il était presque identique à celui que nous avions endommagé quelques minutes auparavant, à cette exception près qu’il arborait un motif à carreaux orange et jaunes. Comme il se trouvait à moins de cinquante pieds de nous, je pus entrevoir l’homme qui venait de tirer sur nous ; riant à gorge déployée, l’air triomphant, il nous salua de la main.
Relevant la visière de son casque, notre pilote rendit son salut à son homologue et dit en maugréant : « Sacré nom de Dieu ! Je saurai bien me venger, Xiao ! »
L’avion nous dépassa, ses contours estompés, les marques de nombreuses victoires ornant le devant de son habitacle, ses carreaux orange et jaunes flamboyant au soleil. Puis, en une escalade serrée, le pilote se précipita à la rencontre de notre ailier qui, assoiffé de vengeance, fonçait droit sur lui. Trente secondes plus tard et les deux appareils avaient disparu, roulant en demi-cercles l’un autour de l’autre.
Il n’y avait pas de flammes dans notre cabine, à peine un mince ruban de fumée, et pour quelqu’un qui venait tout juste de perdre la bataille, notre pilote affichait un calme olympien.
« Dites donc, Leader Delta ! tonitrua une voix dans la radio, qui vint briser le silence. Votre caméra serait-elle détraquée ! par hasard ? Car j’ai un voyant lumineux ici qui m’indique que votre appareil a été descendu. Dites-moi que ce n’est pas vrai !
— Désolée, chef, répondit le pilote. Mais on ne peut pas plaire à tout le monde, nom de Dieu ! Bref, je me suis fait descendre par ce sacré Xiao Xien Ping.
— Gardez vos excuses pour vos admirateurs, voulez-vous ? lui répondit la voix. J’avais parié cent dollars que Linda Albright s’inscrirait dans la catégorie des triples as aujourd’hui. Or voilà que j’ai perdu. Ceci dit, où comptez-vous atterrir ?
— Je ne suis qu’à quelques minutes du Shanghai Trois. Mais je peux pousser jusqu’à Shanghai Deux, si vous voulez.
— Non, ça va pour Trois ; je vous y inscrirai pour les réparations d’usage, demain, vous m’appelez ce soir, n’est-ce pas ?
— Ouais », répondit-elle, déconfite. Puis, se ressaisissant, elle dit encore : « Vraiment, chef, je suis désolée. »
La voix se radoucit et dit : « On ne peut pas plaire à tout le monde. »
Le ciel, limpide à l’exception de quelques cumulus disséminés ici et là. Nous jouissions donc d’une excellente visibilité et nous avions pris suffisamment d’altitude pour pouvoir descendre en vol plané jusqu’à l’aéroport. Bref, l’atterrissage s’annonçait relativement facile, en dépit du moteur hors d’usage et du cambouis qui couvrait le pare-brise.
Linda poussa un des boutons de la radio et appela : « Shanghai Trois, ici Leader Delta États-Unis, dix sud à cinq. Appareil descendu, permission d’atterrir. »
Le centre de contrôle attendait manifestement son appel car on lui répondit immédiatement pour lui dire : « Leader Delta États-Unis, vous atterrirez en deuxième sur le sentier des moteurs à réparer, voie deux huit droite. Bienvenue à Shanghai !
— Merci, soupira-t-elle en s’affalant dans son siège.
— Salut, lui dis-je, en osant enfin lui adresser la parole. — Cela vous dérangerait-il de nous expliquer ce qui se passe ? »
À sa place, j’aurais été si surpris de constater qu’il y avait quelqu’un dans l’avion avec moi que je serais passé à travers la carlingue. Mais Linda Albright ne parut nullement étonnée de ma présence ou de ma question, et c’est avec un éclat de colère dans la voix qu’elle me répondit :
« Je viens de perdre une journée entière, voilà ce qui se passe. » Puis frappant du poing sur le tableau de bord, elle dit encore : « Moi qui suis censée être une superstar, je viens de faire perdre dix points à mon équipe dans le cadre de la semi-finale internationale ! Ceci dit, je n’ai rien à foutre de qui que ce soit ! Jamais plus je … Bref, désormais, je regarderai toujours derrière moi ! »
Ces paroles terminées, elle expira alors profondément puis, se rendant compte qu’elle venait de répondre à une question, elle se tourna vers nous pour voir qui l’interrogeait.
« Mais qui êtes-vous donc ? » dit-elle.
Nous le lui dîmes. Et comme elle atteignait enfin les coordonnées indiquées par le centre de contrôle de Shanghai Trois, elle avait déjà accepté nos explications, comme s’il lui arrivait tous les jours de rencontrer des gens provenant de mondes parallèles. Je crois bien qu’elle était toujours préoccupée par ces dix points perdus.
« Vous en avez fait un sport, n’est-ce pas ? m’enquis-je. Vous considérez les combats aériens comme un sport ?
C’est ainsi qu’on les appelle, rétorqua Linda d’une voix lugubre. Les Jeux aériens. Mais ça n’a rien d’un jeu, croyez-moi ; c’est très sérieux. Dès que vous sortez des lignes de placard, vous devenez pratiquement un professionnel mondial de la télésat. Je l’ai descendu au Simple, l’année dernière ; oui, j’ai descendu Xiao Xien Ping en vingt minutes ! Mais je lui ai littéralement permis de me bouffer toute crue cette fois-ci, bon sang, et ce, simplement parce que j’ai omis de surveiller mes arrières. Je suis bel et bien finie, à présent. »
Elle abaissa rageusement la manette du train d’atterrissage, comme si cela aurait pu changer quoi que ce soit à ce qui venait de se passer.
« Le train d’atterrissage est en place », déclara-t-elle d’une voix hargneuse.
Le rôle d’un ailier au combat est de garder l’œil ouvert, mais son ailier l’avait prévenue trop tard du danger qui la guettait. Le chasseur chinois était sorti tout droit des nuages et l’avait eue du premier coup, d’où l’ire de Linda.
Décrivant un dernier cercle, nous planâmes en direction de la voie de droite. Nos roues crissèrent sur la chaussée d’asphalte et nous roulâmes lentement pour finalement nous arrêter à la hauteur d’une ligne rouge qu’on avait tracée un peu en retrait de la piste de roulement. Devant nous avaient été installées des caméras de télévision qui nous fixaient de leurs lentilles.
Je me rendis compte que nous ne nous trouvions pas dans un aéroport conventionnel, mais plutôt dans une espèce de gigantesque arène. D’immenses tribunes se dressaient de part et d’autre des deux pistes. Il devait bien y avoir près de deux cent mille personnes qui toutes étaient occupées à observer sur des écrans géants un gros plan de notre avion de chasse en train d’atterrir.
À quelques pieds de nous et juste en deçà de la ligne rouge, on pouvait voir deux autres avions américains ainsi que l’appareil chinois que Linda avait endommagé. À l’instar de notre appareil, tous trois étaient maculés de cambouis du nez jusqu’à la queue. Des équipes s’affairaient autour des trois avions, les nettoyant et remplaçant les distributeurs de fumée et d’huile. Je remarquai que, contrairement à l’avion de Xiao Xien Ping, aucun de ces appareils n’affichait de symboles indiquant le nombre de victoires de son pilote.
La presse se précipita sur nous pour une interview.
« Ce que je peux détester ça ! nous dit Linda. En ce moment, on raconte partout à travers le monde que Linda Albright, du premier canal de guerre, s’est vue acculée à la ligne rouge parce qu’elle a été descendue par-derrière comme une bon Dieu de novice. Bah ! fit-elle en soupirant. Sachons faire montre de bonne volonté sous la pression, Linda. »
En quelques secondes, notre petit avion faisait l’objet d’un plan rapproché, tel un maringouin qu’on aurait cherché à examiner sous un microscope. Dans les estrades, les écrans géants montraient l’image de Linda au moment où elle avait entrouvert la verrière de l’habitacle et enlevé son casque, ébrouant sa longue chevelure qu’elle avait alors repoussée pêle-mêle derrière ses épaules. Elle avait l’air à la fois chagrinée et dégoûtée.
Bien entendu, ni Leslie ni moi n’apparaissions sur ces écrans.
L’annonceur de l’arène fut le premier à parvenir aux côtés de Linda. « L’As américain Linda Albright ! » s’écria-t-il dans son microphone. « Vainqueur de l’excellente bataille contre Li Cheng Tan, mais victime infortunée de Xiao Xien Ping de la province de Szu-ch’uan ! Parlez-nous des batailles que vous avez menées aujourd’hui, mademoiselle Albright ! »
De l’autre côté de la ligne rouge se trouvait une foule de fanatiques des Jeux de l’air, la plupart arborant un chapeau et une veste aux couleurs de l’escadron de chasse de leur pays respectif, davantage chinois. Tous savouraient ce moment, regardant attentivement les moniteurs vidéo tout en ayant la chance d’entrapercevoir Linda Albright, en chair et en os, entre deux caméras. C’est qu’on l’accueillait chaleureusement, cette célébrité de la journée ! Sous son image, on pouvait lire sur l’écran les mots LINDA ALBRIGHT № 2, suivis d’une rangée de scores de 9,8 et 9,9.
L’auditoire se tut respectueusement lorsque Linda prit enfin la parole et déclara :
« L’honorable Xiao compte au nombre des joueurs les plus galants qui honorent les cieux de ce monde. » Puis, ses paroles étant traduites et retransmises par des haut-parleurs au fur et à mesure qu’elle parlait, elle poursuivit en disant : « C’est avec respect que je salue le courage et l’habileté de votre grand pilote. Les États-Unis d’Amérique se verraient honorés si l’humble personne que je suis se voyait offrir la chance de se mesurer de nouveau à lui dans le ciel de votre merveilleux pays. »
La foule applaudit frénétiquement. De toute évidence, il y avait beaucoup plus à être une star des Jeux de l’air que de simplement savoir tirer sur la gâchette.
L’annonceur porta la main à son casque d’écoute et, en hochant la tête, il lui dit : « Merci, mademoiselle Albright. » Puis, concluant l’entrevue, il lui dit encore : « Nous vous sommes reconnaissants de votre visite à l’arène Trois. Nous espérons que vous passerez un agréable séjour dans notre ville et nous vous souhaitons la meilleure des chances aux Jeux internationaux ! » Puis, se tournant vers les caméras, il déclara à l’intention du public : « Rejoignons maintenant Yuan Ch’ing Chih, qui survole présentement la zone Quatre où il s’apprête à livrer une vaste offensive … »
Les écrans montrèrent alors une vue aérienne de trois avions de chasse chinois qui se mettaient en formation, s’apprêtant manifestement à intercepter huit appareils américains. À cette vue, l’auditoire hoqueta de surprise et tous les regards restèrent rivés aux écrans, dans l’attente de la scène qui allait se dérouler. Quant aux trois pilotes chinois, ils étaient ou bien suprêmement confiants en eux-mêmes, ou bien assoiffés de scores et de gloire ; mais il n’empêche que leur courage manifeste exerçait un fort magnétisme sur la foule.
La bataille était retransmise par des caméras installées à bord de chacun des avions de chasse, en plus de celles que transportaient les avions-caméras du réseau de télévision, avec pour résultat que le directeur de la programmation devait bien avoir près de vingt images parmi lesquelles effectuer un choix. Et d’autres images étaient en route : deux escadrons se composant chacun de quatre avions s’élevèrent en vrombissant de la piste pour se diriger à toute vitesse au cœur de la bataille, désireux de faire pencher la balance en leur faveur avant que l’affrontement de la Zone Quatre ne passe à l’histoire des sports.
Linda Albright retira son harnais de parachutiste et descendit de l’avion, un modèle de prestige et de style dans son costume couleur de feu qui lui seyait comme le léotard d’une ballerine, sa veste de satin bleu tachetée d’étoiles blanches, son foulard à rayures rouges et blanches s’agitant dans la brise.
Leslie et moi attendîmes tandis que les reporters l’encerclaient en tentant de s’arracher une interview exclusive avec cette star qui venait tout juste de descendre du ciel. Il était évident que la formation de pilote qu’avait reçue cette dernière lui avait permis de maîtriser aussi bien le tact et la courtoisie que les acrobaties et l’artillerie. À chacune des questions qu’on lui posait, elle répondait de façon insolite tout en réussissant à se montrer à la fois modeste et confiante.
Quand elle eut fini avec les reporters, une foule de gens se précipita sur elle, la pressant de questions, et lui présentant des programmes à autographier, et sur lesquels apparaissait sa photo pleine page.
« Si c’est ainsi que se passent les choses quand elle perd dans un pays étranger, fit remarquer Leslie, j’aimerais bien être là quand elle gagne aux États-Unis. »
Finalement, des policiers nous ouvrirent la voie jusqu’à une limousine. Trente minutes plus tard, nous nous retrouvions tous trois dans le calme de l’appartement de terrasse de l’hôtel de Linda. Nous pouvions apercevoir l’arène de l’une des fenêtres, tandis qu’une autre nous offrait le spectacle de la ville et de la rivière. La ville ressemblait bien au Shanghai de notre temps, avec ceci de différent qu’elle était beaucoup plus vaste, plus haute et plus moderne. Dans la pièce, l’écran du téléviseur nous renvoyait des reprises de l’interview de Linda, accompagnées de commentaires de toutes sortes.
Linda Albright poussa un bouton de la console pour éteindre le téléviseur et s’écroula sur le canapé. « Quelle journée ! s’exclama-t-elle.
— Que s’est-il passé ? s’enquit Leslie. Comment …
— J’ai dérogé à ma propre règle à l’effet qu’il faut toujours regarder derrière soi, voilà ce qui s’est passé, déclara mon moi parallèle. Xiao est un superbe pilote et nous aurions pu nous livrer un magnifique combat mais …
— Non, dit mon épouse en l’interrompant, vous vous méprenez. J’aimerais connaître l’origine de ces Jeux et le pourquoi de leur existence. Que signifient-ils ?
— Vous venez vraiment d’un autre temps, n’est-ce pas ? fit Linda. D’une quelconque utopie d’où l’on a éliminé toute forme de compétition, un monde où l’on ne connaît pas la guerre ? C’est bien cela, n’est-ce pas ? Eh bien, permettez-moi de vous dire que cela me paraît mortellement ennuyeux !
— Nous ne venons pas d’un autre monde où l’on ne connaît pas la guerre, affirmai-je. Et ce monde n’a rien d’ennuyeux, il est tout simplement stupide. Des milliers, voire des millions de personnes y trouvent la mort. Nos gouvernements nous terrifient, nos religions nous montent les uns contre les autres … »
Linda installa un coussin derrière sa nuque avant de répondre, d’un air dégoûté : « Des milliers d’entre nous meurent aussi, vous savez. Combien de fois pensez-vous que j’aie trouvé la mort au cours de ma carrière ? Oh, pas souvent bien sûr, surtout depuis que j’œuvre à titre de professionnelle ; touchez du bois ! Mais il n’en demeure pas moins qu’une journée comme celle d’aujourd’hui n’est pas rare. Tenez, en 1980 par exemple, la totalité de l’équipe américaine fut détruite en seulement trois jours ! Et privés de protection aérienne pendant trois jours, vous imaginez ce qui a pu nous arriver au sol et en mer ! Les Polonais … » Elle secoua la tête puis poursuivit en disant : « Eh bien, il nous fut tout simplement impossible d’arrêter les compétitions mondiales, cette année-là. Trois divisions, trois cent mille joueurs, tous éliminés ! La totalité de l’équipe américaine acculée à la ligne rouge. Zéro ! »
Cet éclat passé, Linda parut soulagée de la colère qu’avait engendrée sa défaite de ce jour-là et c’est d’une voix radoucie qu’elle reprit son discours en disant :
« Non pas que nous ne nous trouvions pas en bonne compagnie. Car les Polonais avaient anéanti aussi l’Union soviétique, le Japon et l’Israël. Et quand ils défirent enfin le Canada et qu’ils gagnèrent la médaille d’or … Eh bien, nul besoin de vous dire que la Pologne délirait de joie. Et pour célébrer sa victoire, elle a acheté sa propre chaîne de télévision ! »
Inexplicablement, Linda parut presque fière à ce souvenir.
« Vous ne comprenez pas, dit Leslie. Nos guerres n’ont rien d’un jeu et les gens meurent réellement au cours de celles-ci. Bref, nous ne nous contentons pas de tuer les gens par le truchement d’un tableau de scores. »
À ces paroles, le visage de Linda s’assombrit.
« C’est parfois le cas aussi dans notre monde, dit-elle. Ainsi, il arrive qu’il y ait des collisions durant les Jeux aériens. Et l’année dernière, au cours d’une tempête, les Britanniques ont perdu un navire et l’équipage tout entier a péri alors qu’ils participaient aux Jeux aquatiques. Ceci dit, ce sont les Jeux au sol qui sont vraiment les pires de tous, car ils exigent la manipulation d’équipements ultra-rapides en terrains accidentés. D’ailleurs, je suis d’avis que les joueurs au sol font montre de plus de courage que de jugement quand ils se présentent devant les caméras. Il y a beaucoup trop d’accidents …
— Ne comprenez-vous pas ce que vous dit ma femme ? lui demandai-je alors en lui coupant la parole. Dans notre monde, les choses se veulent mortellement sérieuses.
— Écoutez, répliqua Linda, dès qu’on tente d’accomplir quelque chose, tout devient forcément dangereux et mortellement sérieux. Mais il demeure que nos efforts nous ont valu la station martienne, que nous occupons avec les Soviétiques ; et puis, il y a la mission pour Alpha du Centaure, l’année prochaine, et la plupart des scientifiques de la planète se préparent à ce projet. Vous pensez bien qu’une industrie qui rapporte plusieurs trillions de dollars n’ira pas mettre fin à de telles activités simplement à cause de quelques accidents.
— Comment arriver à vous faire entendre raison ? insista Leslie. Nous ne parlons pas d’accidents, de jeux ou de compétitions. Nous essayons de vous dire que nos guerres ne sont rien de moins que des génocides délibérés et prémédités. »
Sur le canapé, Linda Albright se redressa pour nous regarder d’un air ahuri.
« Doux Jésus ! s’écria-t-elle. Mais vous parlez de guerre ! » Manifestement, la chose était à ce point impensable à ses yeux que l’idée ne lui en avait jamais effleuré l’esprit. « Oh, comme je suis désolée, reprit-elle d’une voix empreinte de sympathie. Jamais je n’aurais pensé … Nous aussi nous nous sommes livrés à de véritables guerres, il y a nombre d’années de cela. Des guerres mondiales. Jusqu’à ce que nous ayons pris conscience que la prochaine guerre nous annihilerait hors de tout doute.
— Que s’est-il passé ? Comment en êtes-vous arrivés à mettre un terme à toutes ces guerres ? lui demandai-je à mon tour.
— Oh, nous n’avons pas cessé pour autant, répliqua Linda. Non, nous avons changé, tout simplement. En fait, ce sont les Japonais qui ont commencé, en inondant le marché mondial de leurs voitures. Or, il y a trente ans, la société Matsumoto s’inscrivit aux courses aériennes des États-Unis, dans un but qui se voulait purement publicitaire au départ. Ils munirent leur avion de course d’un moteur Sundai, installèrent des mini-caméras dans les ailes et participèrent aux courses aériennes nationales, enregistrant un excellent métrage par la même occasion. Et c’est ainsi que naquirent les réclames de la Balade Sundai. On se fichait bien de ce que Matsumoto ne s’était classée que quatrième ; les ventes de Sundai grimpèrent en flèche.
— Et c’est ce qui a changé le monde ? demandai-je.
— C’était un début. C’est alors qu’arriva Gordon Brewer, le promoteur de spectacles aériens, qui eut l’idée d’équiper des avions avec des micro-caméras de télévision et des mitrailleuses munies de compteurs au laser ; il établit ensuite les règles du jeu et offrit de magnifiques prix aux pilotes qui voulaient bien y participer. Pendant près d’un mois, le spectacle n’afficha que des couleurs locales, puis le combat aérien devint soudain le sport par excellence. De nos jours, c’est un jeu d’équipes mené par de véritables vedettes. Les stratégies qu’il faut y déployer relèvent à la fois du karaté, des échecs, de l’escrime et du rugby tridimensionnel. C’est un jeu rapide et bruyant, et qui semble encore plus dangereux que l’enfer ! »
Les yeux de Linda avaient retrouvé tout leur éclat. Peu importe la raison qui l’avait poussée à pratiquer ce sport au départ, il était évident qu’elle n’en avait pas changé en cours de route. Aussi n’était-il pas étonnant qu’elle fût une experte.
« Ces caméras permirent pour ainsi dire aux spectateurs de s’asseoir dans l’habitacle de l’avion, poursuivit Linda.
On n’avait jamais rien vu de tel : semaine après semaine, on avait l’impression d’assister au Derby du Kentucky, à l’Indianapolis 500 et au Super Bowl en un ! Et lorsque Brewer décida de télédiffuser l’émission à la grandeur du pays, ce fut tout comme s’il venait de jeter une allumette dans un entrepôt d’explosifs. Du jour au lendemain, son émission atteignit le second rang des cotes d’écoute, puis le premier ; et avant même qu’on ait eu le temps de s’en rendre compte, les Jeux aériens américains firent le tour du monde par télésat, se propageant avec la rapidité de l’éclair !
— Une question d’argent, sans doute, fit remarquer Leslie.
— Et comment ! Des villes se mirent à acheter des concessions pour des équipes de combat, puis il y eut les équipes nationales à la suite des éliminatoires. Ensuite, et c’est là que les choses commencèrent à changer pour de vrai, vinrent les compétitions internationales, une sorte de Jeux olympiques aériens. Deux milliards de téléspectateurs restaient braqués devant leurs téléviseurs pendant sept jours consécutifs, tandis que les pays qui avaient les moyens de se payer ce sport s’affrontaient comme des fous furieux. Avez-vous idée des revenus que rapporta la publicité, avec un tel auditoire ? Certains pays réussirent même à régler leur dette nationale et ce, dès la toute première compétition. »
Sidérés, Leslie et moi buvions ses paroles.
« Vous n’avez pas idée de la rapidité avec laquelle tout cela est survenu, poursuivit Linda. Toute ville qui avait un aéroport et quelques avions commanditait son équipe amateur. En quelques années à peine, les enfants du ghetto devinrent de véritables héros de ce sport. Et si vous vous considériez rapide, astucieux et courageux, si vous n’aviez pas objection à devenir une vedette internationale du petit écran, alors rien ne pouvait vous empêcher de gagner encore plus d’argent que le président.
« Entre-temps, les forces armées de l’air perdaient en force et en popularité, car dès qu’un pilote avait terminé son tour de service, il démissionnait pour aller se joindre aux Jeux ; et bien sûr, plus personne ne voulait s’enrôler. Après tout, qui peut bien vouloir devenir un officier sous-payé, représentant officiel de la loi martiale dans une base perdue, passant son temps dans des simulateurs de vol stressants ou pilotant des avions beaucoup plus meurtriers qu’agréables, alors même que la seule chose qui soit sûre est que vous serez le premier à être abattu lors d’un conflit armé ? Eh bien, ils sont rares, ceux qui pensent ainsi ! »
Mais bien sûr, me dis-je intérieurement. S’il y avait eu des équipes civiles de vol dans ma jeunesse et s’il nous avait été donné de nous tailler une place au soleil en pilotant pour celles-ci, jamais le jeune Richard que j’étais ne se serait enrôlé dans les forces armées de l’air. Pas plus que le bagne, celles-ci ne l’auraient intéressé.
« Mais comment se fait-il qu’avec tout cet argent, vous ne pilotiez encore que des appareils à hélices ? m’enquis-je. Vous devez bien avoir six cents chevaux vapeur, au bas mot. Pourquoi n’avez-vous pas d’avions à réaction ?
— Neuf cents chevaux vapeur, précisa Linda. Et la raison, c’est que les jets nous ennuient terriblement. Songez qu’une courte bataille ne durera pas plus d’une demi-seconde avec des jets ; et un affrontement de plus longue durée ne mettra que trente secondes, tout au plus. Qui plus est, ces avions volent à si haute altitude qu’il est impossible de les voir ; clignez simplement des yeux, et voilà que vous avez raté le spectacle ! En fait, une fois passé le charme de la nouveauté, les téléspectateurs se lassèrent des avions à réaction ; il faut bien avouer après tout qu’il est difficile d’encourager un technicien universitaire qui pilote un ordinateur supersonique.
— Je puis comprendre ce qui a pu attirer les pilotes, fit observer Leslie. Mais qu’en est-il des armées de terre et de mer ?
— Oh, elles n’étaient pas bien loin derrière. Les armées de terre, pour leur part, comptaient tellement de chars d’assaut en Europe qu’elles en vinrent vite à se demander pourquoi elles n’y installeraient pas des caméras pour ainsi faire fortune avec toute ferraille. Et bien entendu, les armées de mer n’allaient pas être laissées pour compte et de fait, elles firent tant et si bien qu’elles se méritèrent la Coupe américaine dès la première année.
« On baptisa le tout du nom de Jeux de la Troisième Guerre mondiale. Mais les militaires s’avérèrent lents et ennuyeux. À la télé, vous ne pouvez gagner avec des zombies qui ont peine à penser par eux-mêmes, et de l’équipement qui tombe constamment en panne. Vous gagnez en comptant les coups au but.
« Et puis, le secteur privé s’est mis de la partie avec des équipes civiles pour les Jeux de terre et de mer, des équipes à la fois plus rapides et plus astucieuses. Les militaires s’éliminèrent d’eux-mêmes tellement ils avaient honte ; ils n’arrivaient pas à garder leurs soldats, car l’argent et la gloire se trouvaient maintenant au sein d’équipes de combat civiles. »
Des voyants lumineux s’allumèrent sur la console téléphonique. Linda les ignora, captivée par le plaisir qu’elle avait à raconter l’histoire des Jeux à ces deux personnes venues d’un monde guerrier.
« Plus personne ne pensait à combattre pour de vrai, dit-elle en reprenant son récit, tant les Jeux exigeaient de planification et d’exercice. À quoi bon en effet comploter une guerre qui pouvait peut-être se réaliser dans un avenir incertain, alors qu’on trouvait une satisfaction instantanée à combattre immédiatement et à s’enrichir par la même occasion !
— Les militaires ont donc déclaré faillite ? demandai-je sur le ton de la plaisanterie.
— En un sens, oui ; ils n’ont pas eu le choix. Poussés par l’habitude, les gouvernements continuèrent bien à pourvoir les armées pendant quelques années encore, mais la rébellion contre l’impôt et d’autres soulèvements du genre mirent fin à tout cela.
— Et les armées s’éteignirent ? Dieu soit loué ! m’exclamai-je.
— Oh, pas du tout, rétorqua Linda en riant. Le peuple les a sauvées.
— Comment est-ce possible ? demanda Leslie, l’air étonné.
— Ne vous méprenez pas, dit Linda, mais nous aimons bien l’armée. Lorsque je complète ma déclaration d’impôt sur le revenu, je coche toujours la petite case qui lui est allouée et lui verse ainsi une fortune chaque année. Et cela parce que, croyez-le ou non, les militaires ont changé ! Ils ont fini par comprendre qu’ils devraient se libérer de toute noirceur et se sont défaits une fois pour toutes de la corruption et de la bureaucratie qui les écrasaient depuis si longtemps ; et ils ont cessé de gaspiller des tonnes d’argent pour se procurer des peccadilles. Ils choisirent plutôt de travailler à quelque chose de dangereux et de stimulant à la fois, un travail qui requérait la mise en commun des ressources de toutes les nations de ce monde : la colonisation de l’espace ! Dix ans plus tard, nous avions la station martienne, et nous sommes maintenant en route pour Alpha du Centaure. »
C’est que ça pourrait bien marcher, pensai-je. Il ne m’était jamais venu à l’esprit qu’il pouvait y avoir une alternative à la guerre, autre que la paix totale. J’avais tort.
« Ça pourrait très bien marcher ! répétai-je à haute voix à l’adresse de Leslie.
— Ça marche déjà, me répondit celle-ci. Du moins, ça marche ici.
— Et les emplois qui sont le résultat de tout cela ! s’exclama Linda. Les Jeux ont accompli de véritables miracles pour l’économie. S’est profilée une recrudescence monstre d’offres pour les mécaniciens, les techniciens, les pilotes, les stratèges, et j’en passe. Et le flot d’argent qui découle de tout cela est tout simplement incroyable. J’ignore ce que la haute direction en retire, mais je sais qu’un bon joueur peut gagner des millions de dollars. Et si l’on compte les honoraires de base, les bonis de victoire et ceux qu’on nous accorde pour chaque jeune que nous sommes prêts à former … eh bien, nous gagnons plus d’argent que nous ne pouvons en dépenser. Et puis, il y a suffisamment de danger pour nous garder heureux, même un peu trop parfois. Il faut se montrer particulièrement alerte au début d’un affrontement, car il y a quarante-huit autres combattants qui compétitionnent pour se faire voir à la télé … »
Elle s’interrompit en entendant le timbre de la porte.
« Il y a suffisamment de couverture de presse pour satisfaire le plus énorme des egos, poursuivit Linda en se levant pour aller ouvrir. Et bien entendu, personne n’a à deviner qui est susceptible de gagner la prochaine guerre : on n’a qu’à attendre le 21 juin pour voir les résultats par télésat. Et les paris sont nombreux, bien sûr. Mais je vous prie de m’excuser un moment. »
Elle ouvrit la porte à un visiteur qui se dissimulait derrière un énorme bouquet vaporeux de fleurs printanières.
« Pauvre chérie, fit le visiteur sans autre préambule. Avons-nous besoin de sympathie, ce soir ?
— Krys ! s’écria Linda en mettant les bras autour du cou de son visiteur, l’embrasure de la porte encadrant deux silhouettes vêtues de combinaisons flamboyantes, telles des papillons au milieu d’un jardin de fleurs.
Je regardai Leslie, lui demandant silencieusement si le moment n’était pas venu peut-être de poursuivre notre chemin. Son moi parallèle aurait en effet bien du mal à poursuivre une conversation avec des gens que son ami était dans l’incapacité de voir. Mais lorsque je regardai à nouveau en direction de la porte, ce fut pour me rendre compte que le problème ne se posait pas : le nouveau venu était un autre moi-même.
« Mon chéri, que fais-tu ici ? lui demanda Linda. Tu devrais être à Taipei, en ce moment. Tu pilotes en troisième période à Taipei, n’est-ce pas ? »
L’homme haussa les épaules et regarda ses bottes d’aviateur qu’il entreprit de polir sur la moquette.
« Mais c’était une magnifique bataille, Lindie ! » dit-il. Linda ouvrit la bouche de surprise.
« Ton appareil a été descendu ?
— Endommagé seulement. Le chef d’escadron des États-Unis est un fantastique pilote !
L’homme fit une pause, savourant la surprise de Linda, puis il éclata de rire.
« Mais pas si fantastique, après tout, reprit-il. Il oublie que fumée blanche n’est pas fumée noire. Je fais un dernier effort : Je sors le train d’atterrissage, volets baissés, pleins gaz d’un coup sec au sommet du virage ; lui apparaît dans mon champ de tir et je le descends. C’est rien que de la chance, mais le directeur a dit que c’est superbe sur écran. Combat de vingt-deux minutes ! Mais là je suis loin de Taipei, alors j’appelle Shanghai Trois. Et quand j’atterris, j’aperçois ton appareil, aussi noir qu’un mouton ! Dès que mes interviews sont terminées, je me dis que mon épouse a besoin de réconfort … »
Il avait levé les yeux et nous avait enfin aperçus. Regardant Linda, il dit : « Ah ! La presse. Je te laisse seule un moment ?
— Ce n’est pas la presse », répondit Linda en scrutant son visage. Puis, se tournant vers nous, elle nous dit : « Leslie et Richard, j’aimerais vous présenter mon mari, Krzysztof Sobieski, le plus grand des as polonais. »
L’homme n’était pas tout à fait aussi grand que moi ; ses cheveux étaient aussi plus pâles et ses sourcils plus épais que les miens. Il portait une veste cramoisi et blanc arborant un écusson sur lequel étaient inscrits les mots : Escadron Un — Équipe de l’air de Pologne. Ceci mis à part, j’aurais pu tout aussi bien me trouver en présence de ma propre réflexion étonnée.
Leslie et moi saluâmes Krzysztof, et Leslie lui expliqua aussi simplement qu’elle le put la raison de notre présence chez Linda.
« Je vois, fit-il, l’air inquiet, mais acceptant tout de même notre explication en raison de l’acceptation évidente de sa femme. Ce monde d’où vous venez, il ressemble beaucoup au nôtre ? nous demanda-t-il.
— Non, répondis-je. Je crois comprendre que votre monde en est un espace de jeux, comme si votre planète était un parc d’attractions, une espèce de carnaval. Il me faut avouer que tout cela nous semble quelque peu insolite.
— Vous venez de m’apprendre que votre monde en est un de guerre, de vraie guerre, où le génocide délibéré règne en maître sur une planète qui court à sa propre perte, rétorqua Linda. Voilà qui est vraiment insolite !
— Vous croyez qu’ici, c’est un parc d’attractions, expliqua son mari, mais c’est un monde de paix, de travail ardu et de prospérité. Même l’industrie des armes est en plein essor, mais avions et navires et chars d’assaut viennent maintenant avec des fusils qui tirent à blanc et des compteurs au laser. Pourquoi se battre, pourquoi s’entre-tuer pour rien quand on peut jouer la bataille sur télésat et vivre pour dépenser ses redevances ? Après tout, les acteurs ne meurent pas vraiment dans les films. Les Jeux représentent une grande industrie. Certains disent que ce n’est pas bien de parier sur les Jeux, mais nous croyons qu’il vaut mieux parier que … comment dire … que de nous désintégrer.
Il accompagna sa femme jusqu’au canapé et lui prit la main tandis qu’il poursuivait : « Et Linda ne vous dit pas quel soulagement cela représente de ne plus haïr personne ! Aujourd’hui, je vois que l’avion de ma femme est descendu par un pilote chinois. Est-ce que je deviens fou furieux ? Est-ce que je hais l’homme qui l’a descendu, de même que tous les Chinois et peut-être la vie elle-même ? La seule chose que je hais est de me retrouver moi dans les bottes de ce pauvre homme la prochaine fois que ma Linda le rencontrera dans les airs ! Elle est l’As numéro deux des États-Unis.
Voyant que Linda grimaçait, il ajouta : « Elle ne vous le dit pas, je crois ?
— Je serai le dernier des numéros si je ne pense pas à regarder par-dessus mon épaule, rétorqua Linda. Jamais je ne me suis sentie aussi idiote, Krys, jamais je … La première chose que j’ai sue, le voyant indiquait que mon appareil avait été descendu et le moteur est mort tout de suite après. Et Xiao qui passe à toute vitesse, en riant comme un fou … »
Les voyants de la console téléphonique, qui s’étaient allumés à quelques reprises depuis notre arrivée, se firent plus insistants. Finalement, tous les voyants s’allumèrent en même temps, et Linda et Krys se virent obligés de prendre ce déluge d’appels prioritaires de la part de producteurs, de réalisateurs et de fonctionnaires, et de répondre aux requêtes des médias et aux invitations pressantes. Si Linda et Krys avaient été de notre espace-temps, nous aurions pu croire qu’ils étaient deux vedettes rock en tournée.
J’ai tellement d’autres questions à leur poser encore, pensai-je. Mais non seulement devaient-ils planifier leurs stratégies du lendemain avec leurs équipes de soutien, il leur fallait aussi leur intimité et fort probablement beaucoup de repos.
Leslie et moi, nous nous levâmes alors qu’ils étaient tous deux au téléphone et les saluâmes de la main. Voyant cela, Linda couvrit le récepteur de sa main et s’écria : « Ne partez pas ! Nous n’en avons pas pour longtemps et … »
Krys couvrit le combiné à son tour pour nous dire : « Attendez ! Nous dînerons ensemble. Vous restez, s’il vous plaît !
— Merci, non, répondit Leslie. Vous nous avez déjà accordé beaucoup trop de votre temps.
— Bonne chance, vous deux, dis-je. Et mademoiselle Albright, n’oubliez pas de regarder derrière vous, désormais ! »
Linda Albright se couvrit moqueusement le visage de ses mains, feignant la gêne. Puis son monde disparut.