Chapitre IX

Je ne sais pas si tu as la même impression, mais l’aventure semble moins tentante depuis qu’elle n’y est plus, dit Leslie en jetant un regard aux sentiers qui tapissaient le fond de l’océan. Et n’as-tu pas l’impression que tout est sombre au-dessous et qu’aucun sentier ne semble attirant ?

J’avais la même impression car l’océan, jusque-là étincelant, avait pris une allure menaçante aux reflets non plus dorés et argentés, mais bordeaux et cramoisis. Quant aux sentiers, ils étaient couleur de suie.

Je manœuvrai avec difficulté et dis à Leslie : « J’aurais aimé pouvoir lui poser d’autres questions !

— Mais pourquoi crois-tu qu’elle soit si sûre que nous pouvons maintenant tenter l’expérience nous-mêmes ? me demanda Leslie.

— Elle est à un niveau d’évolution supérieur au nôtre, a vécu ce que nous avons vécu et doit par conséquent être sûre de ce qu’elle avance, lui répondis-je.

— Mm, fit-elle en guise de réponse.

— Bon, passons maintenant aux choses sérieuses et tentons une nouvelle expérience », lui dis-je encore.

Leslie acquiesça. J’aimerais, dit-elle, suivre les conseils de Pye et faire la connaissance d’un aspect de moi-même qu’il est particulièrement important que je connaisse. Puis elle ferma les yeux et essaya de se concentrer.

Mais comme rien ne se produisait, elle les rouvrit au bout de quelques minutes et dit : « Comme c’est étrange, il n’y a rien vers quoi je sois emportée. Peut-être devrais-tu me laisser piloter et tenter l’expérience à ton tour ? »

Du coup, je sentis mon corps se tendre et je me dis : Ce n’est pas l’effet de la peur, mais de la prudence. Puis, je pris une grande respiration, fermai les yeux, chassai toute tension et essayai de me concentrer. « Coupe les moteurs et passe à l’atterrissage, dis-je enfin à Leslie, car nous voici arrivés. »

* * *

Là où nous atterrîmes, filtrait un clair de lune et une grande tente se dressait dans le ciel. Le toit qui la recouvrait était fait de peaux de cuir enduites de poix le long des coutures. À la lueur des torches allumées, les pans de la tente, couleur de terre, paraissaient rougeâtres. Nous nous trouvions manifestement dans le désert et, partout autour de nous, on avait allumé des feux de camp. Au loin, on pouvait entendre le piaffement et le hennissement des chevaux ainsi que les voix des hommes enivrés.

À l’entrée de la tente se tenaient des gardes qui, s’ils n’avaient pas été en haillons, auraient pu passer pour des centurions. Écorchés et meurtris, ils portaient des tuniques renforcées de bronze, des casques, et des bottes de cuir et de fer visant à les protéger du froid. À la ceinture, ils portaient épée et poignard.

« En pleine nuit, et dans le désert de surcroît, dis-je. Dans quoi donc nous sommes-nous embarqués ? »

Surveillant les gardes du coin de je me tournai vers Leslie et lui pris la main. Les gardes, bien sûr, ne nous voyaient pas, mais s’ils l’avaient pu, c’en eût été fini de Leslie.

« As-tu la moindre idée de ce que nous faisons ici ? lui demandai-je en chuchotant.

— Non, mon chéri, me répondit-elle en chuchotant à son tour, car c’est toi qui es le responsable de cette aventure. »

Tout à côté, une bataille éclata entre des hommes ivres, et personne ne s’aperçut de notre présence.

« J’ai l’impression que la personne que nous cherchons se trouve dans la tente », dis-je à Leslie.

À ces paroles, elle me regarda avec appréhension, puis dit courageusement : « S’il s’agit d’un autre toi-même, il ne peut y avoir de danger, n’est-ce pas ?

Peut-être n’est-il pas nécessaire que nous le rencontrions celui-là, lui répondis-je. Peut-être est-ce une erreur et qu’il vaudrait mieux que nous partions ?

— Mais Richie, objecta-t-elle, ce n’est pas par hasard que nous nous trouvons ici. L’homme dans la tente a certainement quelque chose d’important à nous apprendre. N’es-tu pas curieux de savoir de quoi il peut s’agir ?

— Non, lui répondis-je. Tout ceci ne me dit rien qui vaille. » Et de fait, j’étais aussi enthousiaste à l’idée de rencontrer cet homme que je ne l’aurais été à l’idée de me retrouver face à une araignée géante.

Leslie eut un moment d’hésitation, puis elle me dit : « Tu as sans doute raison. Nous nous contenterons par conséquent de jeter un regard rapide à cet homme, puis nous nous en retournerons. Je désire seulement savoir qui il est. »

Et avant même que je ne puisse l’arrêter, elle avait glissé dans la tente. La seconde d’ensuite, elle se mit à hurler.

Sans plus attendre, je la rejoignis et vis un homme à la figure bestiale qui la menaçait d’un couteau.

« Non », fis-je au moment même où l’homme se précipitait sur elle, mais sans succès, Leslie étant immatérielle.

Dans son élan, l’homme avait été projeté par terre et son couteau lui était tombé des mains. Mais comme il était très rapide, il avait pu le saisir avant que celui-ci ne cesse de rouler sur le sol. Puis, se redressant, il se jeta sur moi, et, tant bien que mal, je tentai de l’esquiver en m’éclipsant de côté. Mais il avait aperçu mon geste et me frappa durement à la poitrine. Son mouvement l’entraîna vers l’avant, et je demeurai immobile tandis qu’il me traversait de part en part avec toute la masse de son corps lourd et trapu. On aurait dit une roche qui aurait traversé la flamme et serait venue rebondir dans cette tente.

Sans perdre une minute, l’homme se releva, puis tira une épée de sa botte et se prépara à me plaquer à nouveau. Mais une fois de plus, il passa à travers moi comme à travers de l’air et vint atterrir au pied d’un tabouret aux angles marqués, démolissant un chandelier sur son passage. Cela n’eut pas l’heur de le déranger, car en un instant, il était à nouveau sur pied, épée à la main et les poings relevés dans un geste de combat. Dans ses yeux, on pouvait lire la rage.

Puis, à petits pas, il s’avança vers nous et nous examina attentivement. Il arrivait à peine à l’épaule de Leslie, mais cela ne l’empêchait pas de vouloir nous tuer. Sans autre avertissement, il fit le geste d’empoigner Leslie par le col, un mouvement aussi rapide que l’éclair, mais ne trouva rien à agripper. L’air stupéfait, il resta là à regarder sa main vide.

« Stop ! » criai-je alors.

À ces paroles, il se retourna vivement et me lança son couteau par la tête.

« Je ne veux plus de violence », hurlai-je à nouveau.

Il s’arrêta net et me regarda droit dans les yeux. Je lui rendis son regard et pensai que ce n’était pas tant la violence que l’intelligence émanant de ce regard qui était effrayante. Lorsque cet homme tue, me dis-je en moi-même, il le fait par plaisir.

« Saurez-vous me parler, lui demandai-je au bout d’un moment. Et qui êtes-vous ? »

Je ne m’attendais pas à ce qu’il comprenne mes paroles, et pourtant cela fut le cas, car il me répondit, l’œil mauvais et la respiration haletante : « At-Elah. Je suis At-Elah, le Fléau de Dieu. » Et il se frappa la poitrine avec fierté.

Quel langage il parlait, nous ne le sûmes jamais, et pourtant nous le comprenions tout comme lui nous comprenait.

« At-Elah ? dit alors Leslie. Attila ?

Attila le Hun ? » dis-je à mon tour, surpris.

Le guerrier sembla se réjouir de ma surprise, car il grimaça de plaisir. Puis ses yeux se rétrécirent et, aboyant presque, il ordonna à un de ses gardes de venir.

En moins d’une seconde, l’un des hommes qui montaient la garde à l’entrée se retrouva dans la pièce, le poing serré sur la poitrine en guise de salutation à son chef.

Nous désignant du doigt, Attila lui dit doucement : « Tu ne m’avais pas dit que j’avais des visiteurs. »

Le soldat, l’air terrifié, jeta un regard circulaire autour de lui et dit à son chef : « Mais vous n’avez pas de visiteurs, grand chef.

— Quoi, rétorqua ce dernier, tu me dis qu’il n’y a pas d’homme dans cette tente, et pas de femme non plus ? — Non, répondit le soldat. Il n’y a personne.

— Bon, c’est tout ce que je désirais savoir, dit enfin Attila. Tu peux partir maintenant. »

Le garde salua son chef, tourna les talons et se dirigea précipitamment vers la toile qui tenait lieu de porte d’entrée. Mais en un instant, Attila, plus leste, l’avait rejoint et, comme un cobra s’apprêtant à saisir sa proie, il lui enfonça son épée profondément entre les deux épaules. Cela fit un bruit sourd.

L’effet était saisissant, car non seulement l’homme avait été tué, mais il avait été coupé en deux. Et tandis que son corps s’écroulait presque sans bruit sur le sol, son fantôme, lui, s’en retourna à son poste, inconscient du fait que le corps était mort.

Leslie jeta un regard en ma direction. Elle était horrifiée.

Attila retira son épée du corps de l’homme mort, puis il appela son autre garde.

Celui-ci se hâta de pénétrer dans la tente et attendit les ordres de son chef.

« Sors-moi ce corps d’ici », lui dit Attila, sans plus d’explication.

Le garde acquiesça, salua son chef et traîna le corps hors de la tente.

Attila remit son épée dans son fourreau, puis il revint vers nous.

« Pourquoi ? lui demandai-je alors. Pourquoi ? »

Attila haussa les épaules, releva la tête et dit, l’air visiblement dégoûté : « Si mes propres gardes sont incapables de voir ce que je vois dans ma tente, alors …

— Non, répliquai-je. Il ne s’agit pas de cet homme, mais de la raison pour laquelle vous êtes tellement méchant. N’avez-vous pas tué d’autres hommes, détruit des villes entières ?

Visiblement, il était flatté de ma remarque et il me dit : « Froussard ! Vous voudriez que j’ignore les méfaits de l’empire. Que je ne me soucie pas des impérialistes romains et de leurs marionnettes. Infidèles ! Ce sont des infidèles. Or, Dieu me demande de débarrasser le monde de ces infidèles et moi, j’obéis aux ordres de Dieu. »

À ces dernières paroles, ses yeux se mirent à briller.

Puis il enchaîna aussitôt : « Que le malheur s’abatte sur vous, peuples de l’Ouest, car je vous punirai d’un fléau ; oui, le Fléau de Dieu élèvera son épée contre vous et vous tuera tous. Vos femmes périront sous les roues de mes chariots et vos enfants seront écrasés par les sabots de mes chevaux.

— Les ordres de Dieu, dis-je alors. Des paroles vides de sens, quoique plus puissantes que les flèches, car semant la terreur et la peur tout autour. Oh ! comme il est facile de s’emparer du pouvoir des fous de ce monde ! »

Attila m’avait écouté attentivement et il me dit, ébahi : « Mais ce sont là mes propres paroles !

— Montre-toi d’abord impitoyable, poursuivis-je, moi même atterré de m’entendre proférer de telles paroles, puis proclame-toi le Fléau de Dieu. Intime à tes armées d’aller grossir le nombre de celles qui osent croire en un dieu d’amour, puis de celles qui ont peur de défier un dieu de haine. Et dis ensuite à tes hommes qu’il leur faut, tous ensemble, combattre l’ennemi et soumettre l’infidèle. Dis-leur que s’ils meurent avec le sang de l’infidèle sur leurs épées, Dieu leur donnera du vin, des oranges, des femmes et tout l’or de la Perse. Amène-les enfin à croire que Dieu ne tolère pas qu’on n’obéisse pas à ses ordres et dote-toi ainsi d’un pouvoir qui te permettra de détruire des villes entières. Puis, utilise ce pouvoir qui transforme la peur en rage au cœur des hommes et leur permet de se battre contre l’ennemi. »

Quand j’eus terminé, Attila se mesura à moi du regard. Ces paroles horrifiantes, il le savait, avaient un jour été miennes, quoique maintenant elles fussent siennes. Qui plus est, il savait que je savais qu’il en était ainsi.

Comme il m’avait été facile de me reconnaître en Tink et en Atkin et de me sentir familier avec cet univers de créativité qui était le leur. Et comme il m’était difficile maintenant de me reconnaître en ce monstre haineux. Il y avait trop longtemps qu’il était enfermé à double tour, dans un donjon, au plus profond de moi-même, et maintenant qu’il se trouvait en face de moi, j’avais peine à le regarder.

Attila se détourna de moi, fit quelques pas dans l’autre direction, puis il s’arrêta net. Il comprenait qu’il ne pouvait pas nous tuer ou nous obliger à partir et que sa seule alternative était de se servir de son intelligence pour nous faire peur. Revenant alors vers nous, il nous dit, le visage grimaçant :

« On me craint comme on craint Dieu ! »

Qu’advient-il de l’intelligence lorsqu’elle se met à croire à ses propres mensonges ? me demandai-je. S’engouffre-t-elle dans le maelström de la folie, s’écoule-t-elle pour disparaître à travers le drain de la nuit ?

Leslie prit la parole à son tour et, dans une ultime tentative, elle dit, l’air triste :

« Ceux qui croient que le pouvoir doit résulter de la peur sont, au même titre que ceux qu’ils effraient ou cherchent à intimider, prisonniers de la peur. Ensemble, ils ne forment pas une assemblée très brillante. Et quel choix insensé pour un homme de votre trempe que de recourir à de pareilles méthodes. Si seulement vous acceptiez de mettre votre intelligence au service de …

— Femme, rugit-il. Tais-toi !

— Vous êtes craint de ceux qui honorent la peur, poursuivit-elle avec douceur. Vous pourriez être aimé de ceux qui honorent l’amour.

Il vint s’asseoir face à moi, dans son fauteuil de bois massif, et tourna le dos à Leslie. La colère se lisait sur chacun des traits de son visage. Puis, citant à nouveau sa propre interprétation des Écritures, il prononça ces paroles :

« Je réduirai à néant les tours, les murs et les murets que vous avez érigés, et aucune des pierres de votre village ne résistera à mon passage. » Puis, il ajouta : « Que je les aime ou non, ce sont les commandements de Dieu. »

Il était la rage incarnée, le couvercle sur le chaudron qui écume. Il dit enfin : « Je hais Dieu et je hais ses commandements. Mais j’obéirai à ce Dieu qui m’est familier. »

Nous ne répondîmes pas.

Puis il ajouta : « Quant à votre Dieu d’amour, que jamais il n’ose élever sur moi son épée ni me dévoiler son visage ! » Et bondissant sur ses pieds, il empoigna son fauteuil, le leva à bout de bras, puis le jeta par terre. « S’il est si puissant, votre Dieu, pourquoi ne se mesure-t-il pas à moi ?

La colère et la peur sont les pôles opposés d’une seule et même chose, je le savais, comme je savais qu’une personne effrayée est une personne qui a peur de perdre quelque chose. Or, de toute ma vie, jamais je n’avais vu quelqu’un d’aussi terrifié et d’aussi coléreux que cet homme, cet autre moi-même que j’avais tenu enfermé au plus profond de mon être.

« Pourquoi avez-vous si peur ? » lui demandai-je.

À cette question, il me toisa du regard et me dit d’un air méchant : « Vous osez ! Vous osez dire que At-Elah a peur ! Eh bien, pour cela, je vous ferai couper en menus morceaux et je vous donnerai en pâture aux chacals ! »

De désespoir, je me tordis les doigts, puis je lui dis : « Mais vous ne pouvez me toucher, At-Elah, vous ne pouvez me faire de mal. Et je ne peux vous faire de mal non plus. Je suis votre esprit, l’être que vous serez dans deux mille ans.

— Vous ne pouvez me faire de mal ? me demanda-t-il, se rassérénant quelque peu.

— Non, lui répondis-je.

— Mais si vous le pouviez, vous m’en feriez ?

— Non », lui répondis-je à nouveau.

Il réfléchit à la question pendant un moment, puis il dit à voix haute : « Comment cela se peut-il ? Je suis l’Ange de la Mort, le Fléau de Dieu.

— Je vous en prie, dis-je encore. Cessez de mentir et dites-moi pourquoi vous avez si peur ! »

S’il ne l’avait déjà fait, il aurait à nouveau détruit son fauteuil en le lançant par terre. « Parce que je suis seul dans un monde insensé, finit-il par avouer. Parce que Dieu est cruel et qu’il est malhonnête. Et que pour être roi, je dois être le plus cruel de tous. Dieu nous dit : “Tue ou meurs !” »

Ces aveux avaient dissipé sa fureur et il poussa un profond soupir. Puis il poursuivit en disant : « Je suis seul, aux prises avec des monstres. Et rien n’a de sens », cela d’une voix si basse que nous pûmes à peine l’entendre.

« C’est trop triste, dit Leslie d’un air angoissé. J’en ai assez. Je m’en vais. » Sur ce, elle tourna les talons et passa au travers du mur de la tente.

Pendant un moment, je restai là à observer cet homme et me dis en moi-même qu’il était l’un des personnages les plus féroces de toute l’histoire. S’il l’avait pu, il nous aurait certainement tués. Pourquoi donc en avais-je pitié ?

Je rejoignis ensuite Leslie et la trouvai debout, au beau milieu du désert, à quelque distance du fantôme de l’homme qui avait été tué. Elle était angoissée et regardait l’homme qui, lui, regardait son cadavre étendu sur une charrette, et se demandait ce qui avait bien pu lui arriver.

« Vous êtes capable de me voir, n’est-ce pas ? » cria-t-il à l’intention de Leslie. « Et n’est-ce pas que je ne suis pas mort, puisque je suis ici ? » Puis il ajouta : « Êtes-vous mon épouse ? Avez-vous l’intention de m’emmener au paradis ? »

Leslie ne répondit pas.

« Es-tu prête à partir ? » lui demandai-je.

Croyant que je m’adressais à lui, le fantôme du garde mort se mit à hurler et dit : « Non, ne m’emmenez pas.

— Leslie, dis-je encore, actionne la manette des gaz.

— Fais-le, cette fois, me dit-elle d’une voix plaintive. Moi, je suis incapable de penser.

— Je ne sais pas si j’y arriverai », lui répondis-je. Mais elle ne sembla pas m’entendre et resta là, au milieu du désert, à regarder au loin.

Je dois y arriver, me dis-je alors, en essayant de me détendre et d’imaginer notre hydravion posé là dans le désert et moi en train d’actionner la manette des gaz.

Mais rien ne se produisit.

« Mon bon Ronchonneur, dis-je alors, suppliant, je t’en prie, envole-toi.

— Femme, cria alors le fantôme du Hun mort, viens ici. »

Leslie ne broncha pas et, voyant cela, le fantôme s’approcha de nous, l’air résolu. Les mortels ne peuvent nous faire de mal, me dis-je alors en moi-même, mais en va-t-il de même pour les fantômes, et particulièrement celui d’un garde barbare ?

Je me plaçai entre Leslie et le fantôme, mais celui-ci attaqua.

En moi, l’esprit et les réflexes guerriers d’Attila se ravivèrent, car rien de pire que la peur pour modifier les agissements d’un homme. « Ne te laisse pas attaquer, attaque-le à ton tour », me soufflait cet esprit !

Alors je me précipitai sur le fantôme de l’homme mort, le frappai à la figure, puis sous les genoux. C’était un solide gaillard et j’en étais un aussi.

« Frapper sous les genoux n’est pas honnête », disait une voix en moi.

Et une autre voix, qui n’était autre que celle d’Attila lui répondait : « Va au diable avec ton honnêteté ».

L’homme culbuta par-dessus moi, puis il essaya de se relever, mais alors je le frappai avec autant de vigueur que je le pus à la nuque.

« Les hommes bien élevés ne frappent pas à la nuque », dit la voix intérieure.

« Tue-le », renchérit à son tour la voix d’Attila.

Au moment même où je m’apprêtais à me servir de ma main comme d’une hache et à lui assener un coup sous le menton, tout s’arrêta net. Et en moins d’une seconde, nous étions à nouveau dans l’hydravion qui s’apprêtait à prendre son envol. De noir qu’il était, le ciel était devenu bleu.

« Arrête, je t’en prie, Richard », cria Leslie, au moment même où ma main allait frapper l’altimètre. L’air piteux, je lui demandai si elle allait bien.

La main posée sur la manette des gaz, elle acquiesça et dit, encore tremblante : « Je n’aurais jamais cru qu’il puisse nous faire du mal.

— C’était un fantôme et nous étions nous aussi des fantômes, lui répondis-je. Par conséquent, il lui était possible de nous attaquer. »

Je ne me sentais pas encore remis de mes émotions et je me disais comme s’il m’était difficile de le croire : Attila, croyant obéir à un Dieu cruel et qui, dans les faits, n’existe pas, a opté pour la haine et la destruction. Pourquoi donc a-t-il fallu qu’il en soit ainsi ?

Nous volâmes en silence pendant un bon moment, Leslie et moi, et je me dis pendant tout ce temps que cela faisait maintenant deux fois que je me confrontais à un aspect de moi-même qui était celui d’un tueur. Une fois, je m’étais vu sous les traits d’un jeune lieutenant et une autre fois sous ceux d’un vieux guerrier barbare. Pourquoi ? me demandai-je. Pourquoi en est-il ainsi ? Serait-il possible que moi, ancien militaire dans ma vie présente, je sois hanté par ce qui aurait pu être, par ce que j’aurais pu faire ?

« Moi, un Attila le Hun, dis-je enfin à voix haute. Et pourtant si on le compare au pilote qui a détruit la ville de Kiev, cet homme est un enfant de chœur. »

Leslie demeura songeuse un moment, puis elle dit : « Les événements, nous le savons, se déroulent de façon simultanée. Quant à la conscience, peut-être subit-elle une évolution ? Enfin, une chose est certaine et c’est que plus tôt, dans cette vie, tu as permis que le gouvernement te forme à devenir un tueur. Aujourd’hui, tu ne le pourrais plus, car ta conscience a évolué. »

Puis prenant ma main, elle ajouta : « Il se peut qu’Attila soit aussi un aspect de moi et de tous ceux qui eurent un jour une pensée meurtrière. Et si nous oublions nos vies passées à la naissance, c’est que peut-être il nous faut repartir d’un pied neuf, en essayant de faire un meilleur travail cette fois-ci.

— Mais de quel travail parles-tu ? » faillis-je alors lui demander, lorsque soudain je compris que ce qu’il nous fallait apprendre, c’était à mieux aimer.

J’eus soudain l’impression que notre hydravion avait été rouillé lors de notre atterrissage.

« Cela ne te dérange pas que j’amerrisse et que je débarrasse Ronchonneur de toute cette saleté ? » demandai-je à Leslie.

Elle me regarda d’un air intrigué et j’ajoutai : « Tout cela est symbolique, je suppose ! »

Puis, lisant dans mes pensées, elle me dit après m’avoir embrassé sur la joue : « Pourquoi ne vis-tu pas ta vie en attendant de pouvoir dire à quelqu’un d’autre comment se comporter et ne laisses-tu pas à Attila le soin de vivre la sienne ? »

L’hydravion encore en marche se posa sur l’eau et continua d’avancer à une vitesse de cinquante milles à l’heure, faisant jaillir des fontaines qui retombèrent sur nous en milliers de gouttelettes étincelantes et lavèrent ma mémoire du souvenir de cette vie corrompue.

Je tirai la manette des gaz vers moi d’environ un pouce, désireux de ralentir notre course. Mais nous nous retrouvâmes plutôt dans un autre monde.

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