Chapitre III

Nous restions là figés, bouche bée, tant nous étions étonnés !

La jeune Leslie descendit de l’ascenseur et, sans même jeter un regard au jeune Richard que j’avais été, elle se dirigea en hâte vers sa chambre.

Un sentiment d’urgence succéda à la stupéfaction que nous ressentions encore, Leslie et moi ; et mon épouse s’empressa alors de crier à la jeune Leslie de l’attendre, car un instant de plus et il était trop tard.

Quand elle entendit son nom, la jeune Leslie s’arrêta net, puis se retourna, s’attendant probablement à apercevoir un ou une amie. Mais elle nous vit et ne sembla pas nous reconnaître, car nous devions avoir l’air d’ombres ou de silhouettes se détachant de la fenêtre qui se trouvait derrière nous.

« Leslie, dit encore mon épouse en se dirigeant vers la jeune femme, auriez-vous un moment à me consacrer ? »

À ce moment, le jeune Richard, qui se dirigeait lui aussi vers sa chambre, passa à côté de nous, comme s’il ne lui importait guère que la jeune femme qu’il avait bousculée dans l’ascenseur ait rencontré des amis.

De mon côté, je me dis en le voyant qu’il était de notre devoir, à Leslie et à moi, de prendre les choses en main et de faire en sorte que ces deux jeunes gens puissent se rencontrer. Car même si nous ne savions pas ce qui nous arrivait exactement, nous comprenions que ces deux jeunes gens, allant dans des directions opposées, étaient destinés à passer le reste de leurs jours ensemble.

Sans plus d’hésitation, je partis donc à la poursuite du jeune homme, assuré que Leslie s’occuperait de la jeune femme qu’elle venait d’intercepter.

« Excusez-moi, dis-je en lui emboîtant le pas. Êtes-vous bien Richard ? »

Au son de ma voix et à mes paroles, il se retourna, non sans curiosité. Un accroc était parfaitement visible au manteau sport couleur chameau qu’il portait et que j’avais moi-même vêtu, car ni l’un ni l’autre, malgré nos nombreuses tentatives, n’avions réussi à le repriser correctement, la soie cédant toujours à côté de l’endroit raccommodé.

« Ai-je besoin de me présenter ? poursuivis-je.

— Quoi ? » fit le jeune homme en me remarquant enfin, les yeux agrandis par la surprise.

— Écoutez, lui dis-je en essayant de paraître aussi calme que possible, pas plus que vous, nous ne comprenons ce qui se passe. Nous étions en avion quand s’est produite cette étrange collision …

— Êtes-vous … », me demanda-t-il d’une voix étranglée et sans pouvoir terminer le reste de sa phrase. Puis, le regard fixe, il resta là à me regarder, sans mot dire.

Bien sûr, il était en état de choc, mais néanmoins, je ne pouvais faire autrement que de me sentir irrité par son comportement. Car en refusant de se rendre à l’évidence, il gaspillait une parcelle des précieuses minutes ou des précieuses heures qui nous étaient allouées.

« La réponse est oui, dis-je. Je suis l’homme que vous serez dans quelques années d’ici. »

Se remettant de son choc, il me demanda avec méfiance, les yeux toujours écarquillés, quel surnom sa mère lui donnait enfant.

Je le lui dis en poussant un profond soupir. Puis, il me demanda quel était le nom du chien qu’il avait à l’époque et quel était le fruit préféré de ce dernier.

« Mais voyons, Richard ! lui répondis-je. Lady n’était pas un chien, mais une chienne, et elle raffolait des abricots. Ceci dit, vous souvenez-vous de ce télescope de fabrication maison, dont le miroir était ébréché là où vous aviez laissé échapper vos pinces en tentant de réparer le réticule ? Et du passage secret dans la clôture entourant la maison, et que vous pouviez discerner de la fenêtre de votre chambre ?

— D’accord, dit-il en me dévisageant comme si j’avais été un magicien. Je suppose que vous pourriez continuer longtemps de la sorte, si vous le désiriez ?

— Je pourrais poursuivre indéfiniment, lui répondis-je. Car il n’est pas une question à votre propre sujet à laquelle je ne puisse répondre. Et comme il s’avère que je sois de seize ans votre aîné, j’ai plus de réponses que vous ne pouvez avoir de questions. »

Il continua de me dévisager comme si j’avais été une apparition et je ne pus m’empêcher de penser à ce moment qu’il n’était encore qu’un enfant, sans même l’ombre d’un cheveu gris. Puis je pensai que quelques cheveux gris ne pourraient que bien lui aller.

« Ne trouvez-vous pas que nous avons perdu suffisamment de temps en bavardages inutiles ? lui dis-je enfin. Et ne savez-vous pas que la jeune femme qui se trouvait avec vous dans l’ascenseur est la personne la plus importante de votre vie ? Non, bien sûr, vous ne le savez pas …

— Elle ? » me répondit-il en regardant en direction, de l’endroit où se trouvait la jeune Leslie. Puis, baissant le ton, il dit presque dans un murmure : « Mais elle est splendide ! Comment pourrait-elle s’intéresser à moi ?

— Je ne le sais pas moi-même, lui répondis-je, mais je puis cependant vous donner ma parole qu’elle vous trouve de son goût !

— Bon ! Très bien, je vous crois, je vous crois », me répondit-il à son tour. Puis, retirant une clef de la poche de sa veste, il m’invita à entrer dans sa chambre.

Rien de ce qui se passait n’avait de sens, mais tout cependant se déroulait de façon logique. Nous n’étions pas à Los Angeles, mais à Carmel, en Californie, au troisième étage du Holiday Inn, en ce jour du mois d’octobre 1972. Et avant même que le jeune Richard n’ait tourné la clef dans la serrure de la porte de sa chambre, je savais qu’à l’intérieur s’y trouveraient des modèles réduits de goélands téléguidés, fabriqués pour le tournage d’un film. Car jadis, en cet endroit, j’avais moi-même recollé les morceaux de ceux qui s’étaient écrasés pitoyablement sur le sol.

« Je reviens à l’instant, lui dis-je en me dirigeant de l’autre côté du couloir. Car j’aimerais inviter Leslie à se joindre à nous. Et pourquoi n’en profiteriez-vous pas pendant ce temps pour faire un peu d’ordre dans votre chambre ? ajoutai-je aussitôt.

— Leslie ? répéta-t-il, curieux.

— De fait, lui répondis-je, il y a deux Leslie. L’une d’elles est cette fille que vous avez croisée dans l’ascenseur et à qui vous n’avez osé dire bonjour. L’autre, de seize ans son aînée, et la plus sensationnelle des deux, est mon épouse.

— Je n’en crois pas mes oreilles ! » dit-il encore.

Mon épouse et la jeune Leslie parlaient ensemble à quelques pas seulement de la chambre de Richard quand une domestique, sortant de la pièce d’à côté et se dirigeant vers l’ascenseur avec son chariot, alla foncer sur Leslie.

« Attention ! » criai-je alors à l’intention de Leslie, qui me tournait le dos.

Mais déjà il était trop tard ! La femme de chambre passa, avec son chariot, au travers du corps de Leslie comme de l’air et, ne s’étant aperçue de rien, elle saluait la jeune Leslie d’un large sourire.

« Holà ! s’exclama cette dernière, alarmée.

— Holà ! Et bonne journée à vous ! » lui dit la femme de chambre.

En moins de deux, j’étais aux côtés de Leslie. « Est-ce que ça va ? lui demandai-je.

— Oui, me répondit-elle. Je suppose qu’elle ne m’a pas … » Puis, ne sachant qu’ajouter, elle se tourna à nouveau vers la jeune femme et dit : « Richard, je te présente Leslie Parrish. Et Leslie, je te présente mon époux, Richard Bach. »

L’aspect très formel de ces présentations me fit adopter une expression rieuse. Aussi, je me contentai de saluer la jeune femme, puis je lui demandai si elle avait de la difficulté à me voir.

Ma question la fit sourire et, avec un éclair de malice dans les yeux, elle me demanda : « Seriez-vous invisible ? » Manifestement elle ne se doutait de rien ou croyait qu’elle vivait un rêve. Mais chez elle, nulle trace de méfiance ou de choc, comme chez le jeune Richard.

« Je ne faisais que vérifier, dis-je. Car depuis l’incident du chariot, je ne suis plus tellement sûr que nous soyons de ce monde. Je parie même que … »

Sur ce, j’appuyai ma main contre le mur, soupçonnant que peut-être elle passerait au travers. Et de fait, c’est ce qui se produisit.

La jeune Leslie, quand elle vit ma main enfoncée à travers le mur jusqu’au poignet, ne put s’empêcher de rire.

« Je crois que nous sommes des fantômes », commentai-je alors à voix haute.

Puis je pensai en moi-même que c’était là sans doute la raison pour laquelle nous n’avions pas été tués lorsque nous avions été propulsés au travers du mur de l’hôtel.

Et avec quelle facilité, me dis-je encore, nous nous ajustons aux situations les plus incroyables. Car ne suffit-il pas de se retrouver à l’eau après être tombé d’un quai pour aussitôt commencer à nous mouvoir différemment et à respirer autrement et ce, que nous aimions l’eau ou non ?

Et n’était-ce pas exactement ce qui nous arrivait ? Nous étions plongés jusqu’au cou dans notre propre passé, encore tout étonnés de nous y retrouver, et nous tentions de faire de notre mieux pour nous adapter à cette étrange situation. Et nous pensions que le mieux, c’était encore de faire notre devoir et de favoriser une rencontre entre le jeune Richard et la jeune Leslie pour leur épargner toutes ces années d’attente que nous avions nous-mêmes connues avant de constater que nous étions des âmes sœurs.

Cela me fit tout drôle de converser avec la jeune femme, car j’avais l’impression de rencontrer Leslie à nouveau pour la première fois. Comme c’est étrange, me dis-je alors à moi-même. Cette jeune femme est Leslie, mais c’est une Leslie face à laquelle je ne suis pas engagé !

« Peut-être devrions-nous changer d’endroit, dis-je pointant un doigt en direction de la chambre de Richard. Un jeune homme vient justement de nous inviter à sa chambre, et nous y serions plus à l’aise pour discuter. Chose certaine, nous ne risquerions pas de nous y faire frapper inutilement ! »

À ces paroles, la jeune Leslie contempla son reflet dans la glace du couloir et dit : « Je n’avais pas prévu de faire la connaissance de qui que ce soit aujourd’hui, et j’ai l’air d’un épouvantail. » Puis s’examinant à nouveau dans la glace, elle replaça quelques-unes des mèches rebelles qui étaient sorties de sa cape.

À ce moment, Leslie et moi échangeâmes un regard et ne pûmes nous empêcher de rire. Puis, à voix haute, je dis à l’intention de la jeune femme :

« C’était là le dernier test que nous tenions à vous faire passer. Car Leslie Parrish ne serait pas la vraie Leslie Parrish si, en se regardant dans la glace, elle se trouvait à son goût ! »

Je dirigeai la marche jusqu’à la chambre de Richard, puis je frappai à sa porte. Mais bien évidemment, mes coups ne portèrent pas et aucun son ne se fit entendre.

« Je crois que vous feriez mieux de toquer vous-même », dis-je en m’adressant à la jeune Leslie qui s’exécuta joyeusement, semblant prendre plaisir à démontrer qu’elle au moins était capable de produire des sons.

En deux secondes, le jeune Richard nous ouvrait la porte, tenant un goéland en bois de peuplier d’une hauteur de près d’un mètre à la main.

« Bonjour, lui dis-je en passant le seuil de la porte, et ajoutai aussitôt : Richard, je vous présente Leslie Parrish, votre future épouse. Quant à vous, Leslie, je vous présente Richard Bach, votre futur époux. »

Richard déposa son goéland, puis tendit la main à la jeune femme. Il avait l’air à la fois curieux et craintif, et on aurait pu croire que la jeune femme l’effrayait un peu.

« Enchantée de faire votre connaissance, lui dit Leslie en lui serrant la main, essayant d’avoir l’air solennel malgré la petite lueur d’amusement qui se lisait dans ses yeux.

— Et voici mon épouse, Leslie Parrish-Bach, dis-je encore à l’intention de Richard.

— Bonjour », dit-il en lui adressant un signe de la tête. Puis il resta immobile pendant un long moment, occupé qu’il était à nous examiner comme si nous avions été une bande d’enfants déguisés pour Halloween.

« Mais entrez donc, dit-il enfin. Et surtout ne faites pas attention au désordre. »

Il n’aurait pu dire mieux, car l’endroit avait l’air d’un véritable champ de bataille. Ainsi, il y avait, éparpillés un peu partout dans la pièce, des oiseaux en bois, des batteries, des modules téléguidés, des feuilles en bois de balsa et d’autres menus articles ; et s’il y avait de l’ordre, cela ne se voyait pas. Qui plus est, il flottait une odeur de colle et de peinture pour modèles réduits dans la pièce.

Sur la table de salon, le jeune Richard avait déposé quatre verres à eau, trois sacs de croustilles de maïs et un contenant d’arachides. Et en les apercevant, je me dis que je n’aurais probablement pas plus de succès avec les sacs de croustilles qu’avec les murs et les portes.

« Mademoiselle Parrish, déclama soudain le jeune Richard, avant toute chose, je tiens à vous dire que j’ai été marié une première fois et que je n’ai nullement l’intention de recommencer une seconde fois. Par conséquent, vous pouvez être assurée que je ne tenterai même pas de vous faire des avances. Ceci dit, pas plus que vous je ne connais ces personnes qui vous accompagnent …

— Oh ! mon Dieu ! dit alors mon épouse à voix basse. Le discours anti-mariage. »

— Wookie ! Je t’en prie, lui chuchotai-je à mon tour. Richard est un gentil garçon. Seulement, il est un peu effrayé et il ne faut pas …

— Wookie ? s’enquit la jeune Leslie en m’interrompant.

— Excusez-moi, lui dis-je. J’aurais dû vous prévenir ! Wookie est un surnom que nous avons emprunté à un personnage d’un film[1] que nous avons vu il y a de cela plusieurs années. » Et j’arrêtai là mes explications, ne désirant aucunement m’engager dans une conversation qui risquait de devenir ardue.

« Commençons par le commencement, dit alors mon épouse en prenant le taureau par les cornes. Richard et moi ne savons pas comment nous sommes arrivés jusqu’ici, ni combien de temps nous y resterons et où nous nous retrouverons ensuite. La seule chose dont nous sommes sûrs en réalité, c’est que nous vous connaissons et que nous connaissons votre vie passée et votre vie future. Du moins celle des seize prochaines années !

« Qui plus est, nous savons que vous tomberez amoureux l’un de l’autre et que, de fait, vous l’êtes déjà, mais ne le savez pas. Ou pour être plus exacte, vous ne savez pas que vous seriez amoureux l’un de l’autre, si vous vous connaissiez déjà. Bref, en ce moment précis, vous croyez tous les deux que personne ne peut vous comprendre ou vous aimer. Mais c’est on ne peut plus faux, et vous voici l’un en face de l’autre !

À ces paroles, la jeune Leslie décida d’aller s’asseoir par terre et elle s’appuya contre le lit. Puis, ramenant ses genoux contre son menton, elle dit en essayant de réprimer un sourire : « Est-ce là notre destinée immuable ou avons-nous un mot à dire dans toute cette histoire d’amour que vous dites nôtre ?

— Bonne question, lui répondit Leslie. Cependant je crois que c’est à vous qu’il revient de décider de ce qu’il convient que vous fassiez et peut-être qu’en vous racontant notre histoire, je pourrai vous y aider. »

Notre histoire, me dis-je alors, c’est que j’ai habité cette chambre et que j’ai croisé Leslie dans l’ascenseur, sans plus. Car jamais il n’y eut de rencontre à ma chambre entre Leslie et moi ou d’autres nous-mêmes de seize ans nos aînés.

Assis sur une chaise, le jeune Richard regardait la jeune Leslie et souffrait en silence. Les belles femmes l’avaient toujours intimidé ou lui avaient toujours fait perdre ses moyens. Mais ce qu’il ne savait pas, c’était que Leslie, elle aussi, était intimidée en sa présence.

« Notre première rencontre, dit Leslie au bout d’un moment, s’est soldée par un échec, et ce en raison du fait que nous n’avons pas osé aller au-delà des apparences et que certaines personnes ne tenaient pas à ce que nous nous rencontrions …

« Ainsi isolés, nous avons commis des erreurs que nous n’aurions pas accomplies si nous avions été ensemble et que vous, vous pouvez éviter si vous le désirez. »

Puis elle poursuivit en disant : « Lorsque nous nous sommes revus, des années plus tard, il nous a fallu réparer les pots cassés et mettre les bouchées doubles pour bâtir cette vie merveilleuse dont nous rêvions et qui aurait pu être nôtre beaucoup plus tôt si nous l’avions souhaité, qui aurait pu être nôtre en fait à partir du moment où nous nous sommes croisés dans l’ascenseur. Mais nous n’étions pas suffisamment intelligents ou courageux pour … Et c’est pourquoi il nous a fallu avoir recours à toutes ces mesures d’urgence par la suite. Bref, nous n’avions pas les connaissances qui nous auraient permis de comprendre que nous étions faits l’un pour l’autre.

— Par conséquent, renchéris-je, nous croyons que vous êtes stupides de rester sur vos positions et que vous devriez vous jeter dans les bras l’un de l’autre et unir vos vies l’une à l’autre en remerciant Dieu de vous être rencontrés. »

Le jeune Richard et la jeune Leslie échangèrent un regard furtif puis, chacun à leur tour, ils détournèrent les yeux.

— Que de temps nous avons perdu lorsque nous étions à votre place ! ajoutai-je aussitôt. Et que de désastres nous aurions évités si nous nous étions mariés plus tôt.

— Des désastres ? s’enquit le jeune Richard, curieux.

— Oui, lui répondis-je. Et qui plus est, ceux-ci sont imminents ou, pis encore, sont déjà en cours sans que vous ne le sachiez !

— Mais vous êtes bien passé au travers », objecta-t-il, puis il ajouta aussitôt : « Croyez-vous être le seul à avoir été aux prises avec des problèmes et à en être sorti vainqueur ? Croyez-vous enfin que vous avez réponse à tout ? »

Pourquoi est-il tant sur la défensive ? me demandai-je. Puis je me penchai vers lui, le regardai droit dans les yeux et lui dis : « Nous avons bien réponse à quelques questions. Cependant, ceci n’a pas tellement d’importance et ce qu’il importe que vous sachiez, c’est que Leslie a réponse à la plupart des questions que vous vous posez et que vous, de votre côté, vous avez réponse à certaines des siennes. Bref, la vérité c’est qu’ensemble, vous êtes invincibles.

— Invincibles ? » répéta la jeune Leslie, étonnée de mon ton convaincu, et se disant alors que peut-être elle ne rêvait pas.

« Invincibles, car ensemble vous ne pouvez être arrêtés ou ralentis dans votre évolution, dit Leslie, et qu’ensemble vous ne pouvez passer à côté de cette aventure merveilleuse qu’est le grand amour, que toujours on regrette de ne pas avoir vécu plus tôt ! »

Comment ces deux-là pouvaient-ils refuser le cadeau que nous leur faisions en leur donnant des conseils, en partageant avec eux nos connaissances et en leur permettant de nous poser des questions, à nous, qui étions ceux qu’ils allaient eux-mêmes devenir ? Comment pouvait-il refuser ce cadeau dont tout le monde rêve et que personne n’obtient jamais ?

Mon épouse alla s’asseoir par terre, près de la jeune Leslie. Elle était sa jumelle, sa sœur aînée. Puis s’adressant à elle et à Richard, elle leur dit :

« Nous devons vous avouer que tous deux, vous êtes des êtres extraordinaires, et que ce sont les erreurs que vous avez commises qui font de vous des êtres exceptionnels. Vous avez toujours su préserver votre dignité et votre droiture, même lorsque cela risquait de vous mettre en danger ou de vous faire passer pour des personnes étranges. Qui plus est, ce sont ces qualités qui font de vous des êtres à part, en même temps que des êtres solitaires. Et ce sont aussi ces qualités qui font de vous des êtres complémentaires. »

Le jeune Richard et la jeune Leslie écoutaient ces paroles avec tant d’attention qu’il était impossible de lire la moindre émotion sur leur visage.

« Peut-être, leur dis-je en m’apercevant de cela, qu’elle a raison ? Peut-être devriez-vous nous envoyer au diable et nous intimer l’ordre de partir et de vous laisser tranquilles avec toutes nos sornettes. Car si tel était votre souhait, nous partirions sur-le-champ, compte tenu du fait que nous avons nous aussi nos petits problèmes à régler !

— Non, non ! s’écrièrent-ils en même temps tous les deux.

— Vous nous avez dit, renchérit ensuite la jeune Leslie, que nous vivrions encore au moins seize ans. Qu’il n’y aurait pas de guerre, pas de fin du monde. Mais est-ce vous qui avez survécu à votre époque ou nous qui survivrons à la nôtre ?

— Croyez-vous que nous sachions ce qui se passe exactement ? dis-je en prenant la parole. Eh bien, tel n’est pas le cas, et de fait, nous ne savons même pas si nous sommes morts ou vivants. Tout ce que nous pouvons affirmer, c’est qu’il nous a été possible, à nous du futur, de vous rencontrer, vous du passé.

— Il est une chose dont nous aimerions nous assurer, ajouta mon épouse en prenant la parole à son tour.

— Quelle est-elle ? lui demanda la jeune Leslie en levant vers elle ses beaux yeux.

— Eh bien, c’est que quoi qu’il arrive, jamais vous ne nous trahirez et jamais vous ne nous oublierez ! Car nous sommes ceux qui vous succèdent et qui paient pour vos erreurs passées et tirent profit de vos réussites. Nous sommes ceux qui se réjouissent de vos bons coups et qui sont attristés par vos mauvais coups. Bref, nous sommes les meilleurs amis que vous puissiez avoir, et nous ne voudrions pas souffrir à cause de vous.

— En terminant, je puis vous certifier, dis-je à mon tour, que le bien-être à court terme n’est pas la solution à vos problèmes à long terme. Car ce qui semble la voie la plus facile, ne l’est pas nécessairement ! » Puis m’adressant au jeune Richard, je lui dis : « Savez-vous combien d’invitations à la facilité vous seront faites au cours des seize prochaines années ?

— De nombreuses ? » dit-il d’un ton interrogateur. J’acquiesçai.

« Que faire pour éviter de commettre des erreurs ? demanda-t-il au bout d’un moment.

— Il est parfois indispensable d’en commettre, lui répondis-je.

— Mais les retombées n’en sont pas très agréables, répliqua-t-il à son tour.

— Non, mais …

— Êtes-vous notre seule possibilité future, notre seul avenir ? demanda la jeune Leslie en me coupant la parole. »

La question en était une d’importance et, sans trop savoir pourquoi, j’appréhendais d’en connaître la réponse.

« Êtes-vous notre seule possibilité passée ? demanda alors mon épouse en leur retournant la question.

— Mais bien sûr que oui, répondit le jeune Richard.

— C’est faux, dis-je, comme frappé de stupeur devant l’évidence de la réponse que je découvrais à l’instant. Car si tel était le cas, nous aurions nous aussi vécu ce que vous vivez présentement et nous nous serions nous aussi rencontrés dans cette chambre d’hôtel. Or, ce n’est qu’à vous qu’une telle chose est arrivée ! »

L’atmosphère était à couper au couteau, et chacun de nous se posait intérieurement les mêmes questions. Nos conseils valaient-ils quelque chose ? Le jeune Richard et la jeune Leslie étaient-ils notre seule existence passée et étions-nous l’incarnation de leur seule existence future ? N’étaient-ils que l’une de nos nombreuses existences passées, celle qui nous avait conduits à notre existence présente, ou y avait-il pour eux d’autres choix à faire, d’autres voies à emprunter ?

« Que nous soyons l’incarnation de votre existence future n’a pas d’importance, dit Leslie au bout d’un moment. Car l’important est que vous ne disiez pas non à l’amour ! »

Puis elle s’arrêta net et me regarda, tout étonnée, se demandant si moi aussi je ressentais les secousses qui agitaient la pièce.

« C’est un tremblement de terre, dis-je.

— Mais non, il n’y a pas de tremblement de terre, rétorqua la jeune Leslie. En tout cas, s’il y en a un, je ne le ressens pas. Et toi, Richard ? ajouta-t-elle à l’intention du jeune Richard.

— Je ne le ressens pas non plus », dit-il en secouant la tête.

Et pourtant, Leslie et moi ne pouvions faire autrement que de constater les secousses s’amplifiant ; au bout de quelques secondes, j’entendis Leslie me dire : « Les mortels qui se trouvent dans cette chambre nous affirment qu’il n’y a pas de tremblement de terre, et nous, fantômes, nous affirmons qu’il y en a un. Peut-être sommes-nous en train de perdre la boule. »

Je sentis qu’elle était effrayée et aussi je lui pris la main, conscient du fait qu’elle avait survécu à deux tremblements de terre et que manifestement elle n’avait pas envie d’assister à un troisième.

Puis la pièce tout entière fut agitée par de violents ébranlements qu’accompagnait une espèce de grondement sourd. Ensuite, l’image de la pièce se brouilla à nos yeux et j’eus l’impression que le seul élément encore tangible dans cette pièce était mon épouse. Quant au jeune Richard et à la jeune Leslie, ils restaient là, stupéfaits, à nous regarder, se demandant ce qui nous arrivait.

« Ne vous quittez pas ! » leur cria mon épouse au moment où la pièce disparaissait complètement à nos yeux. Puis, l’instant suivant, nous nous retrouvâmes à l’intérieur de la cabine de pilotage de notre hydravion qui déjà faisait entendre son ronronnement habituel et semblait prêt à prendre son envol.

Au-dessous de nous, la mer était profonde, et les vagues, dans un bruit voilé, venaient se briser contre les parois de l’appareil.

« Cher Ronchonneur, comme c’est bon de te revoir », dit Leslie en passant affectueusement la main sur le pare-brise de l’appareil encore secoué par des soubresauts.

En moins de deux, je tirai vers moi la commande des gouvernails et fis décoller notre Ronchonneur qui s’éleva doucement dans les airs, imprimant sa marque sur les vagues, et laissant derrière lui un sillon d’écume blanche.

Nous sommes à nouveau en sécurité, me dis-je à moi-même une fois que nous nous trouvâmes dans les airs. Puis, à voix haute, je dis à l’intention de Leslie : « C’est notre Ronchonneur qui nous a tirés de là ! Mais comment a-t-il bien pu faire pour actionner la manette des gaz et décoller ?

— C’est moi qui ai fait cela », dit une voix derrière nous, et qui ne laissa même pas à Leslie le temps de répondre.

C’était bien là la dernière chose à laquelle nous nous attendions, Leslie et moi ; et aussi nous nous retournâmes en même temps et nous aperçûmes une passagère que notre présence ne paraissait nullement gêner et qui semblait prête à nous accompagner dans ce voyage vers des destinations inconnues. Surpris, nous ne dîmes mot.

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