Chapitre VI

Mon épouse s’agenouilla près de l’enfant qu’elle avait elle-même été et elle lui dit d’un ton réconfortant : « Ne t’en fais pas, car tout ira bien pour toi. Au fond, tu es chanceuse, mais tu ne le sais pas. Vraiment, tu ne sais pas à quel point tu es chanceuse !

À ces paroles, la jeune fille se redressa sur sa chaise, l’air incrédule, puis elle essuya quelques larmes du revers de la main. Enfin, elle regarda Leslie et elle lui dit :

« Chanceuse ? Vous trouvez que je suis chanceuse ? » Il y avait de l’espoir dans ses yeux lorsqu’elle prononça ces paroles et Leslie lui répondit :

« Non seulement tu es chanceuse, mais tu es privilégiée. D’une part, tu as du talent et d’autre part, tu sais ce que tu veux faire dans la vie. Tant de jeunes de ton âge ne l’ont pas encore découvert et certains ne le découvrent même jamais. Toi, tu sais déjà !

— Oui, je sais que je désire être musicienne. »

Mon épouse acquiesça, puis elle se releva et poursuivit en disant : « Tu as beaucoup reçu de la vie. Tu es intelligente, talentueuse et passionnée de musique. Tu es aussi la personne au monde la plus déterminée que je connaisse. Bref, rien ne peut t’arrêter.

— Mais pourquoi faut-il que je sois si pauvre ? » lui demanda la jeune Leslie qui, pour donner à l’autre Leslie une image précise de sa situation, joua huit notes au piano et poursuivit en disant : « Le do et le fa sonnent faux et je ne puis me permettre de les faire réparer ! » Puis en appuyant sur le clavier jauni avec son poing, elle dit à nouveau : « Pourquoi faut-il qu’il en soit ainsi ? »

Manifestement le piano était en mauvais état, car moi-même qui ne suis nullement spécialiste en matière de musique, je pus distinguer que le piano au son qu’il émettait, était désaccordé. Et à la question de la jeune Leslie, mon épouse répondit en disant :

« La pauvreté est un test que tu dois subir et qui te permettra d’exercer ton caractère et de prouver au monde qu’il est possible, à force de détermination, d’amour et de travail acharné, de se sortir de sa situation. Et lorsqu’un jour un enfant pauvre te dira : "Pour vous, tout est facile : Vous avez la renommée et vous êtes riche alors que moi je n’ai pratiquement rien à me mettre sous la dent et des études musicales à poursuivre !", tu pourras affirmer qu’il en a été de même pour toi et pourras, en toute connaissance de cause, l’encourager à persévérer. »

Réfléchissant à ces paroles, la jeune fille dit au bout d’un moment : « Je me plains sans raison et je déteste cela !

— Il est parfois bon de se plaindre, lui répondit alors Leslie.

— Aurai-je le courage de persister et atteindrai-je le succès ? s’enquit à nouveau la jeune fille.

— Il n’en tient qu’à toi », lui répondit mon épouse. Puis cherchant mon regard, elle poursuivit en disant : « Si tu n’abandonnes jamais ce à quoi tu tiens et si tu es prête à lutter de toutes tes forces pour arriver là où tu veux, alors tu connaîtras le succès. Ta vie ne sera pas facile, car viser l’excellence est toujours difficile, mais elle sera réussie !

— Est-ce qu’il pourrait advenir que j’aie une vie facile, mais moche ? demanda la jeune Leslie d’un ton insistant.

— Cela ne dépend aussi que de toi, lui répondit mon épouse.

— Et que penser d’une vie facile et heureuse ? dit à nouveau la jeune Leslie sur le ton de la plaisanterie.

— Cela est toujours possible, quoique je doute que tu décides d’opter pour ce genre de vie, lui répondit mon épouse, amusée elle aussi.

— Vous avez raison ! » rétorqua la jeune Leslie d’un air approbateur. « Ce que je désire, c’est d’accomplir ce que vous avez accompli !

— Non, fit mon épouse en hochant tristement la tête. Il te faut suivre ta propre route.

— Mais n’êtes-vous pas heureuse ? s’enquit alors la jeune Leslie.

— Oui, lui répondit mon épouse.

— Eh bien, dans ce cas, je désire vous avoir pour modèle et faire comme vous avez fait, répliqua la jeune fille.

— J’en doute », répondit Leslie qui, après avoir soigneusement observé la jeune fille, était maintenant prête à lui avouer le pire. « Car, tu sais, j’ai vécu des moments terribles dans ma vie et ai même songé à quelques reprises à mettre fin à mes jours … »

Dans un souffle, la jeune fille dit : « J’y ai songé moi aussi !

— Je le sais, lui répondit mon épouse, et je sais à quel point il est difficile pour toi de persévérer !

— Mais vous, qui y êtes parvenue, comment avez-vous fait ? s’enquit à nouveau la jeune Leslie.

— J’ai abandonné mes études et j’ai accepté l’emploi que me proposait Conover », répondit Leslie, gênée.

La jeune fille était ébahie et restait là, immobile, comme paralysée. Au bout d’un moment, elle dit : « Comment avez-vous pu, vous qui parliez d’amour et de détermination ! »

Leslie, qui s’était détournée lorsqu’elle avait fait ses aveux à la jeune fille, la regarda alors droit dans les yeux et lui dit : « Je suis au courant de tout ce qu’il faut endurer lorsque tu te rends à Philadelphie pour tes études. Le long trajet par autobus, l’absence de nourriture, les nuits passées à dormir au terminus, tout cela parce que tu désires conserver ton argent pour acheter des partitions. »

La jeune fille acquiesça et Leslie poursuivit en disant : « Tout ce que tu vis là, je l’ai vécu moi aussi. Mais un jour, il est arrivé que je perde l’un de mes emplois et c’est alors qu’il m’est devenu impossible de poursuivre. J’étais furieuse, révoltée, désespérée, mais je crevais littéralement de faim et n’eus d’autre choix que de regarder les choses en face, comme le disait ma mère.

« Je m’étais juré que je ne passerais qu’un an à New York, que j’y travaillerais jour et nuit et que je mettrais de côté chaque cent économisé de sorte que l’année suivante, il me serait possible de faire ma maîtrise. » Puis, perdue dans ses pensées, elle omit de poursuivre.

« Ainsi, vous n’avez pu gagner suffisamment d’argent pour continuer vos études ! commenta la jeune Leslie.

— Oh si, j’ai gagné beaucoup d’argent et pas seulement de l’argent. J’ai aussi connu le succès. D’abord, je fus modèle, comédienne à la télévision. Ensuite, je me rendis à Hollywood où je tournai des films pour le compte de la Twentieth Century-Fox. Mais le succès que je connus alors, je fus incapable de l’apprécier, car il était relié à un travail que je n’aimais pas. Qui plus est, je doutais toujours de moi et pensais que je n’étais ni suffisamment jolie ni suffisamment intelligente pour faire le métier que j’exerçais. Bref, je ne sentais pas que j’appartenais à ce monde.

« Mais cet emploi me permettait de venir en aide à ma famille qui n’aurait pas compris que je l’abandonne au profit de la musique. Aussi, je continuai à faire des films, mais sans y trouver d’intérêt réel. J’en faisais parce qu’il fallait en faire et parce que j’étais sur place. Une décision par absence de décision, en quelque sorte. »

Elle s’arrêta un moment pour réfléchir, puis elle poursuivit en disant :

« Jamais, pendant cette période, je ne me suis permis d’obtenir un vrai grand succès, croyant que je ne le méritais pas en raison du fait que je ne faisais pas ce travail avec toute mon âme. Et à chaque fois que j’étais sur le point de connaître un immense succès, je m’empressais de faire le nécessaire pour que cela ne se produise pas. Je déclinais l’offre qui m’était faite, je quittais la ville ou je tombais malade. Jamais je ne pris la décision ferme de faire tout en mon possible pour atteindre le succès.

Pendant un moment les deux femmes demeurèrent silencieuses, réfléchissant à ce qui venait d’être dit. Puis, Leslie poursuivit en disant :

« De quel droit aurais-je pu me plaindre de toutes les belles choses qui m’arrivaient ? Et à qui aurais-je pu me plaindre de ma solitude ?

Puis, poussant un long soupir, elle ajouta : « Pendant des années, je fus malheureuse, souffrant de la solitude et obtenant autant de succès qu’il m’était possible d’en tolérer. Bref, lorsque j’abandonnai la musique, je connus l’aventure, relevai des défis, appris une foule de choses et vécus une vie que les autres qualifieraient d’excitante.

— Ça ne devait quand même pas être si mal ! » dit la jeune Leslie.

Mon épouse approuva de la tête et lui dit à son tour : « Tu as parfaitement raison et c’est pour cela qu’il m’aurait été difficile, voire impossible d’abandonner cette vie. Car si je l’avais fait, personne n’y aurait rien compris. Et ce n’est que beaucoup plus tard que je saisis qu’en ne poursuivant pas mes études en musique, je passais à côté d’une vie tranquille et heureuse de même qu’en retrait de la possibilité de faire ce que j’aimais réellement. Et de fait, pendant longtemps, cette vie me fut refusée. »

J’écoutais, attentif et surpris, car jamais avant ce jour, je ne m’étais rendu compte réellement que mon épouse, si elle avait poursuivi ses études en musique et laissé tomber sa carrière d’actrice à Hollywood, aurait pu connaître une vie tout à fait différente de celle qu’elle avait vécue.

Quant à la jeune Leslie, elle nageait dans la confusion la plus totale. « Si les choses ont ainsi tourné pour vous, dit-elle au bout d’un moment, tourneront-elles de la même façon pour moi ? Comment m’orienter ?

— Tu es la seule au monde qui puisses répondre à cette question, lui dit alors Leslie. Quant à moi, je pense que le mieux, c’est encore de chercher à découvrir ce que réellement tu désires faire, puis ensuite de l’accomplir. Cela vaut mieux en tout cas que de passer vingt ans de ta vie à vivre sans vraiment vivre, alors qu’il te serait possible d’agir tout autrement. L’important est de te demander ce que tu désires le plus au monde. »

Elle le savait et répondit : « Je désire apprendre, exceller en musique. Je désire apporter ma contribution au monde.

— Eh bien, il en sera ainsi. Maintenant, que désires-tu d’autre ? lui demanda Leslie.

— Je désire être heureuse et ne pas vivre dans la pauvreté.

— Bien, et quoi encore ? »

Manifestement le jeu lui plaisait et elle répondit : « J’aimerais croire que la vie a un sens et que nous ne sommes pas ici pour rien. Bref, j’aimerais avoir foi en une divinité qui me supporterait et m’aiderait à passer au travers des moments difficiles. Ceci dit, je ne crois pas en la religion qui, jamais, ne me fut d’un grand secours, non plus qu’aux prêtres qui, plutôt que de répondre à mes questions, se sont toujours contentés de me dire de garder la foi ! »

Leslie fronça les sourcils, car elle aussi se souvenait d’être passée par là.

Puis la jeune fille, soudainement gênée, poursuivit en disant : « J’aimerais croire qu’il existe une personne au monde qui me soit destinée, comme j’aimerais croire que nous nous rencontrerons un jour, que nous nous aimerons et que nous ne serons plus jamais seuls !

— Écoute-moi bien, lui répondit alors mon épouse. Tout ce que tu viens de mentionner se trouve déjà manifesté quelque part dans l’espace-temps. Bien sûr, il est possible que certains de tes désirs mettent un temps avant de se réaliser, mais ceci n’empêche pas qu’en cette minute présente, ils sont déjà réalité.

— Et cette personne qui m’est destinée ? Elle existe donc vraiment ?

— Oui, et elle s’appelle Richard. Aimerais-tu la rencontrer ?

— La rencontrer maintenant ? » dit alors la jeune fille, ébahie.

Pour toute réponse, Leslie me tira par la main et me fit me placer en face de la jeune fille. Quant à moi, j’étais flatté que cette jeune fille, en tout point semblable à la personne que je chérissais le plus au monde, veuille bien me rencontrer.

Lorsqu’elle m’aperçut, la jeune Leslie ne sut que dire et elle resta là à me regarder, surprise.

« Bonjour », lui dis-je, moi-même un peu mal à l’aise.

Pour toute réponse, elle ne trouva rien d’autre à dire que : « Vous semblez tellement … euh … mûr. » Visiblement, elle ne voulait pas utiliser le mot âgé.

« Lorsque sera venu pour toi le temps de me rencontrer, lui répondis-je, tu aimeras les hommes âgés.

— Mais je n’aime pas les hommes âgés, objecta mon épouse en m’entourant la taille de son bras. J’aime uniquement cet homme âgé. »

La jeune fille nous regardait attentivement et elle nous demanda, comme si la chose lui paraissait difficile à concevoir : « Êtes-vous vraiment heureux ensemble ?

— Plus que tu ne pourrais l’imaginer, lui répondis-je. — Quand et où vous rencontrerai-je ? s’enquit-elle enfin. Au conservatoire, peut-être ? »

Je me demandais quelle réponse il me fallait lui donner. Devais-je lui parler des vingt-cinq années qu’il lui faudrait attendre, de son premier mariage qui se solderait par un échec, des autres hommes qu’elle rencontrerait ? Ne sachant que dire, je décidai de m’en remettre à Leslie.

— Cela prendra beaucoup de temps avant que vous ne vous rencontriez », lui dit alors Leslie avec douceur. Devant la perspective de cette longue attente, elle dut se sentir plus seule que jamais, car elle se contenta d’un bref : « Ah bon, je vois. »

Puis se tournant vers moi, elle me demanda :

« Avez-vous de votre côté opté pour une carrière de pianiste ?

— Non, lui répondis-je. Je suis pilote. »

Elle regarda Leslie, désappointée, et moi, désireux de lui apporter un peu de réconfort, je m’empressai d’ajouter que je venais cependant de commencer à apprendre à jouer de la flûte.

Mes talents de flûtiste amateur ne semblèrent guère l’impressionner et elle décida d’aborder un autre sujet, déterminée qu’elle était à découvrir mes bons côtés.

« Qu’avez-vous à m’apprendre ? me demanda-t-elle alors.

— Que tous nous sommes inscrits à l’école de la vie, lui répondis-je, et qu’il est des cours qui sont obligatoires tels les cours de survie, de nourriture et de gîte. »

À ces paroles, elle esquissa un sourire gêné, consciente du fait que j’avais entendu la conversation qui s’était tenue entre Leslie et elle. Puis elle me demanda :

— Y a-t-il quelque chose d’autre que vous puissiez m’apprendre ?

— Que ni les arguments les plus convaincants, ni les débats, ni même la connaissance de l’avenir pour les trente-cinq prochaines années ne vont changer quoi que ce soit à ton problème ou t’aider à le résoudre. Car toi et toi seule en connais la solution.

— Et c’est cela que vous voulez que j’apprenne, dit en riant la jeune fille. Si ma famille savait, elle n’apprécierait guère que vous m’encouragiez à persévérer dans mes décisions, qui leur paraissent étranges et illogiques.

— Pourquoi crois-tu que nous sommes venus te rendre visite ? demanda Leslie à brûle-pourpoint.

— Parce que vous craigniez pour ma vie ? lui répondit la jeune fille. Et parce que vous-même auriez souhaité qu’un jour, votre moi parallèle vienne vous rendre visite et qu’il vous dise : Ne t’en fais pas. Tu passeras au travers ! Mais ai-je raison ou est-ce que je me trompe ? » ajouta-t-elle au bout d’un moment.

Leslie acquiesça.

« Je promets que je passerai au travers et que je ne m’enlèverai pas la vie, dit alors la jeune fille. Mieux encore, je promets qu’un jour vous n’aurez plus à rougir de moi et que vous serez même contents que je sois en vie.

— Mais déjà, je suis fière de toi et contente que tu sois en vie, lui fit remarquer Leslie. Et de fait, nous le sommes tous les deux. Car tu sais, mon sort était entre tes mains puisqu’il aurait suffi que tu décides de t’enlever la vie pour que c’en soit fini de ma destinée. Mais jamais tu ne t’es découragée et jamais tu n’as songé à tout laisser tomber lorsque les choses allaient trop mal pour toi.

« Aussi, ce n’est peut-être pas tant pour te sauver la vie que pour te remercier de nous avoir ouvert la voie que nous sommes venus te visiter, Richard et moi. Car nous sommes si heureux ensemble ! Et puis, nous tenions à te dire que nous t’aimions.

À ce moment, se fit sentir un tremblement, et l’image de la pièce où nous nous trouvions devint floue à nos yeux. Puis nous sentîmes qu’une force invisible nous attirait vers elle.

La jeune Leslie, consciente du fait que nous nous apprêtions à la quitter, essuya quelques larmes du revers de la main et nous demanda :

« Nous reverrons-nous un jour ?

— Je l’espère, lui répondit mon épouse, en essuyant elle aussi quelques larmes.

— Et merci d’être venus ! Merci ! » s’écria la jeune Leslie qui déjà ne nous voyait sans doute plus puisqu’elle alla se rasseoir à son piano et se mit à jouer à nouveau.

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