Dénué de quelque indication qui nous aurait permis de retrouver le chemin du retour, le plan se déployait sous nos yeux, aussi mystérieux que jamais.
« As-tu une idée de la façon dont nous devrions nous y prendre ? demandai-je à Leslie.
— Que dirais-tu que nous ayons recours une fois de plus à notre intuition ? s’enquit Leslie à son tour.
— L’intuition, c’est trop vague, trop plein de surprises, rétorquai-je. Oh, elle nous a certes permis de rencontrer Tink, Pye et Mashara, mais il nous a aussi fallu faire la connaissance d’Attila ! Et puis, saura-t-elle nous ramener à l’endroit exact du plan où nous nous trouvions alors que nous faisions route vers Los Angeles ? »
J’avais l’impression de me livrer à l’un de ces diaboliques tests d’intelligence, si faciles quand on connaît les réponses. Mais le temps qu’on met à trouver celles-ci, on peut devenir dément.
Leslie posa la main sur mon bras.
« Richard, la toute première fois que nous nous sommes posés à l’intérieur du plan, ce n’est pas Attila ou Tink que nous avons rencontrés. Au départ, il ne nous était donné de ne reconnaître que nous ; c’est ainsi que nous nous sommes renconnus à Carmel, puis en ces deux moi plus jeunes. Tu te souviens ? Mais lorsque nous avons poussé plus loin …
— Mais c’est pourtant vrai ! m’exclamai-je. C’est en poussant plus loin dans le plan que nous avons commencé à changer … Tu proposes donc que nous retournions sur nos pas, histoire de voir si nous ne pourrions pas rencontrer quelque aspect de nous qui nous serait familier ? Mais, bien sûr, c’est évident !
— Nous pouvons essayer, en tout cas, dit Leslie en hochant la tête. De quel côté nous dirigerons-nous ? »
Nous regardâmes tout autour de nous. Le plan brillait toujours de mille et un feux, mais il n’y avait ni soleil ni point de repérage au sol, rien qui eût pu nous guider.
Nous montâmes en spirale tout en gardant un œil attentif sur le plan, espérant y reconnaître un signe qui nous indiquerait l’un des endroits où nous avions atterri auparavant. Enfin, loin au-dessous de nous, je crus apercevoir un bout du sentier rose et or où nous avions rencontré Pye pour la première fois.
« Leslie, regarde, dis-je en virant sur l’aile pour lui permettre de voir le sentier. Crois-tu que …
— Rose … rose et or ! » s’exclama-t-elle.
Nous nous regardâmes, une lueur d’espoir dans les yeux, puis nous montâmes encore plus haut.
« C’est bien cela, fit Leslie. Et plus loin, là-bas, au-delà du sentier rose et or, est-ce bien le sentier vert ? Là où nous avons rencontré Mashara ? »
Je virai à gauche, dirigeant notre Ronchonneur vers les premiers sentiers que nous avions vus dans le plan.
Tel un atome de poussière dans le vaste ciel, l’hydravion fendit l’air au-dessus de la matrice de vies, dépassa le vert de Mashara, la coralline de cette tragique nuit à Moscou, le sombre bordeaux d’Attila. J’eus soudain l’impression que nous volions depuis des heures.
« Quand Los Angeles a disparu pour la toute première fois, l’eau était bleue, et des sentiers de couleur or et argent la traversaient, tu te souviens ? » dit Leslie en pointant le doigt en direction du lointain horizon. « Tu vois, là-bas ? Oui, les voilà ! »
Soulagée, elle ajouta, les yeux brillants : « Eh bien, c’est plus facile que je ne croyais. Tu ne trouves pas que c’est plus facile ? »
Non, ça ne l’est pas, me dis-je à moi-même.
Nous approchions maintenant des sentiers bleu et or, qui s’étendaient devant nous à perte de vue. Quelque part par là devaient se trouver, à quelques pieds de l’eau, les traces bien spécifiques où il nous faudrait nous poser afin d’ouvrir la porte qui donnait sur notre propre espace-temps. Mais où ?
Nous poursuivîmes notre route, tournant de-ci, de-là, cherchant du regard les deux sentiers qui nous avaient menés à notre rencontre à Carmel. L’ennui, c’est qu’il y avait là des millions de sentiers, des millions de parallèles et d’intersections.
« Oh, Richie, dit finalement Leslie, sa voix maintenant aussi lasse qu’elle avait été gaie quelques minutes auparavant. Nous ne trouverons jamais !
— Bien sûr que si », lui rétorquai-je. Mais intérieurement, je me dis qu’elle avait peut-être raison.
« Écoute, repris-je, tu ne crois pas que nous devrions nous servir à nouveau de notre intuition ? Je crains que nous n’ayons plus vraiment le choix. Je ne vois rien ici qui ressemble à notre sentier.
— D’accord, fit Leslie. Toi ou moi ?
— Toi. »
Leslie se détendit un moment sur son siège, puis elle ferma les yeux et demeura silencieuse pendant quelques secondes.
« Vire à gauche », me dit-elle au bout d’un moment. Perçut-elle comme moi le chagrin dont s’était imprégnée sa voix ?
« Vire de quatre-vingts degrés à gauche puis descends … »
Le bistrot était pratiquement désert. Un homme était assis seul au bout du bar tandis qu’un couple âgé s’était installé à l’une des tables latérales.
Mais que pouvons-nous bien faire dans un bar, me dis-je. J’ai toujours détesté ce genre d’endroit, que je me fais un devoir d’éviter autant que faire se peut.
« Partons d’ici », dis-je à Leslie.
Mais celle-ci me retint par le bras tout en me rétorquant : « Il nous a semblé à maintes reprises que nous avions atterri à certains endroits par erreur ; ou c’est du moins ce que nous croyions au début. Mais Tink était-elle une erreur ? Et le lac Healey ?
Et sans attendre ma réponse, elle se dirigea vers le comptoir. Puis elle se retourna pour regarder le couple âgé et ses yeux s’agrandirent de surprise.
Je la rejoignis en quelques enjambées.
« Étonnant, murmurai-je. Il ne fait aucun doute que c’est nous mais … » Je secouai la tête.
Mais comme nous avions changé ! Le visage de Leslie et celui de Richard étaient ravagés par le temps et leurs bouches ne formaient plus qu’un pli dur. Richard avait les traits tirés et le teint couleur de cendre. Non pas qu’il fût vraiment vieux ; il affichait plutôt un air de chien battu.
Devant eux, sur la table, deux bouteilles de bière ainsi que des plats de hamburgers et de frites. Un peu en retrait se trouvait un exemplaire de notre dernier livre.
Tous deux étaient absorbés dans leur conversation.
« Qu’en penses-tu ? me demanda Leslie dans un murmure.
— Ce sont des moi parrallèles aux nôtres, dans notre espace-temps et qui lisent notre livre, suggérai-je.
— Mais pourquoi ne nous voient-ils pas ?
— Ils sont probablement saouls. Viens, partons. » Leslie ignora ma dernière remarque.
« Je sens que nous devrions leur adresser la parole, me dit-elle. Mais je n’aimerais pas intervenir mal à propos ; et puis, ils ont l’air si austères. Allons nous asseoir un moment à la table adjacente et écoutons ce qu’ils disent.
— Leslie ! dis-je, sidéré. Tu voudrais écouter aux portes, maintenant ?
— Non ? fit-elle. Eh bien, soit : Va les déranger, et je me joindrai à toi si je vois qu’ils veulent de la compagnie. » J’examinai à nouveau le couple.
« Tu as peut-être raison, après tout », dis-je.
Nous prîmes place à la table attenante à la leur, nous installant de façon à voir leurs visages.
L’homme toussa à plusieurs reprises, tapota le livre de son index.
« Puisque je te dis que j’aurais pu en faire autant, dit-il en mordant dans son hamburger. Que j’aurais pu faire tout ce qui se trouve dans ce livre !
— C’est bien possible, David, lui répondit la femme en poussant un soupir.
— C’est vrai, quoi ! » Il toussa encore. « Écoute, Lorraine, le type pilote un vieux biplan. Et après ? Tu sais bien que j’ai pris des leçons de pilotage. Encore un peu et j’aurais volé solo. Qu’y a-t-il de si difficile à piloter un vieil engin comme celui-là ? »
Mais je n’ai pas dit que c’était difficile, pensai-je en moi-même, j’ai simplement rapporté que j’avais fait le cabotin pendant un moment, lorsque je m’étais rendu compte que ma vie n’allait nulle part.
« Il y a autre chose dans ce livre, tu sais, à part les vieux avions, lui fit remarquer sa femme.
— Eh bien, moi je te dis que c’est un sacré menteur. Personne ne peut gagner sa vie à faire faire des tours d’avion aux gens. Et en décollant d’un champ, en plus ! Il a inventé cela de toutes pièces. Et sa pimbêche de femme, hein ? Tu penses bien qu’il l’a inventée, elle aussi. Il n’y a rien là-dedans qui soit vrai. Pourquoi refuses-tu de comprendre ? »
Quelle était donc la raison de son cynisme ? Si je devais lire un livre écrit par un de mes moi parallèles, ne me reconnaîtrais-je pas forcément dans les pages ?
Et si cet homme est un aspect de ce que je suis maintenant, pensai-je, comment se fait-il que nous n’ayons pas les mêmes valeurs ? Que fait-il dans ce bistrot, à boire de la bière, pour l’amour de Dieu ! À manger le corps haché et brûlé d’une pauvre vache morte ?
Il était évident que cet homme avait l’âme en peine ; peut-être même était-il malheureux depuis fort longtemps. Son visage était celui que me renvoyait le miroir chaque jour, sauf que les rides qui marquaient le sien étaient à ce point profondes qu’il donnait l’impression de s’être tailladé les joues au couteau. Il me faisait aussi l’impression d’être extrêmement nerveux, et je n’avais d’autre désir que de m’éloigner de cet homme duquel émanait de mauvaises vibrations et de quitter cet endroit.
Percevant ma détresse, Leslie me prit la main pour me calmer.
« Mais qu’est-ce que ça peut bien faire s’ils ne sont que des fabrications, David ? demanda la femme. Ce n’est qu’un livre, après tout. Il n’y a pas de quoi se mettre en colère. »
L’homme prit le temps de terminer son hamburger, qu’il fit suivre d’une frite qu’il pigea dans l’assiette de sa femme.
« Tout ce que j’essaie de te dire, c’est que tu m’as harcelé jusqu’à ce que je lise ce livre. Eh bien voilà, je l’ai lu et je ne lui trouve rien de bien spécial. J’aurais pu faire tout ce que ce type écrit avoir fait. Je ne comprends pas pourquoi tu trouves que ce livre est si … ce que tu en penses, quoi !
— Mais je n’en pense rien. Je te dis simplement que les personnages de ce livre auraient pu être nous. N’est-ce pas ce que tu en dis toi-même ? »
Il la regarda d’un air étonné, mais elle leva la main en lui demandant de la laisser terminer.
« Qui sait ce qui se serait passé si tu avais persisté dans l’aviation ? Et tu écrivais toi aussi, à l’époque, tu te souviens ? Tu travaillais pour le Courrier et le soir, tu écrivais des histoires. Tout comme lui.
— Bah ! Des histoires ! Pour ce que j’en ai récolté. Une boîte pleine de bouts de papier roses sur lesquels était imprimé le mot non ; même pas du papier de format ordinaire. Qui a besoin de ça ? »
La voix de sa femme se fit presque douce lorsqu’elle répondit : « Peut-être as-tu abandonné trop tôt ?
— Peut-être bien … Mais j’aurais pu écrire cette histoire de goélands aussi bien que lui ! Quand j’étais jeune, j’allais me promener du côté des quais pour regarder les oiseaux. J’aurais bien aimé avoir des ailes, moi aussi … »
Je sais, pensai-je. Tu t’installais entre ces gros blocs de pierre roulée, t’accroupissant du mieux que tu le pouvais pour ne pas qu’on te voie. Et les goélands volaient si près que tu pouvais entendre le vent sur leurs ailes, telles des épées de plumes qui fendaient l’air. Puis un virage, et voilà qu’ils volaient au gré du vent dans le ciel, comme des chauves-souris. Et toi tu restais là, ancré au roc.
Je me sentis soudain envahi de compassion pour cet homme et les larmes me vinrent aux yeux tandis que je regardais son visage ravagé par le temps.
« J’aurais pu écrire ce livre, répéta l’homme, chacun des mots de ce livre. » Puis en toussant, il ajouta : « Et si je l’avais fait, je serais aujourd’hui un homme riche.
— Ouais », fit la femme pour toute réponse.
Elle termina tranquillement son hamburger tandis que son mari commandait une autre bière, s’allumant une cigarette en attendant qu’on la lui apporte, et il disparut pendant un moment derrière un épais nuage de fumée bleutée.
« Pourquoi as-tu cessé de piloter, David, si tu y tenais tant ?
— Je ne te l’ai jamais dit ? C’est pourtant simple. Ces leçons coûtaient une sacrée fortune, tu sais ; on exigeait vingt dollars l’heure, à une époque où l’on dépensait à peine vingt dollars en une semaine ! Tu imagines ? Faute d’argent, il fallait alors se crever à polir des carlingues des jours durant et à pomper de l’essence du matin au soir, uniquement pour effectuer un seul vol. Eh bien, je ne suis pas un esclave !
La femme ne répondit pas.
« Tu le ferais, toi ? reprit l’homme. Tu rentrerais tous les soirs de ta vie, empestant l’essence et la cire, uniquement pour pouvoir piloter un avion pendant une petite heure chaque semaine ? À ce train-là, il m’aurait fallu un an avant d’avoir mon permis. » Il poussa un long soupir avant d’ajouter : « Et il fallait obéir aux ordres de tous et chacun : Essuie cette huile. Range ce hangar. Occupe-toi des ordures. Eh bien, pas moi ! »
Sur ce, il aspira une bouffée de fumée de sa cigarette, comme s’il s’était agi du souvenir lui-même qui brûlait entre ses doigts.
« Et l’armée ne valait guère mieux, dit-il en expulsant un nuage de fumée. Mais là au moins, je tirais une paye. »
Il laissa errer son regard dans la pièce, sans rien voir, l’esprit perdu dans un autre temps.
« Ils nous sortaient pour les manœuvres et parfois, les avions passaient juste au-dessus de nous, un peu comme des javelots qui venaient effleurer nos têtes. Ils descendaient et remontaient si rapidement … Comme j’aurais aimé m’être enrôlé dans l’armée de l’air, à ces moments. J’aurais été un pilote de chasse. »
Oh non, David, pensai-je, tu as fait un bon coup en t’enrôlant dans l’armée de terre. Là au moins, tu ne pouvais tuer qu’une personne à la fois, en général.
L’homme soupira à nouveau, toussa.
« Je ne sais pas, dit-il. Peut-être as-tu raison après tout, pour ce bouquin. J’aurais pu être ce type. Il est certain en tout cas que tu aurais pu être cette femme. Tu étais si belle ; toi aussi, tu aurais pu être une actrice de cinéma. » Il haussa les épaules. « C’est qu’ils passent un mauvais quart d’heure, dans ce livre. Mais c’est sa faute à lui, bien sûr. »
L’air triste, il tira longuement sur sa cigarette avant de poursuivre en disant :
« Je ne leur envie pas leurs problèmes, ça non. Mais j’envie tout de même un peu la façon dont les choses ont tourné pour eux.
— Ne t’avise pas d’afficher ces airs envieux avec moi ! rétorqua la femme. Je suis bien contente que nous ne soyons pas eux. Je reconnais que leur vie a du bon, mais tout cela me semble si nerveux, comme s’ils vivaient au bord d’un précipice, et ils ont l’esprit beaucoup trop aventureux à mon goût. Je serais incapable de dormir, si j’étais elle. Toi et moi, nous avons eu une bonne vie, de bons emplois, et jamais nous n’avons manqué de travail ou d’argent. Et puis, nous avons une belle maison et des économies. Oh, nous ne sommes peut-être pas les gens les plus extravagants au monde et peut-être ne sommes-nous pas non plus les plus heureux, mais je t’aime, David.
— Et moi, je t’aime plus que tu ne m’aimes, lui répliquat-il en souriant et en lui tapotant la main.
— Oh, David ! » fit-elle en secouant la tête.
Ils se turent. Je dus admettre qu’ils avaient bien changé à mes yeux, depuis le peu de temps où Leslie et moi avions décidé de nous asseoir près de leur table. Certes, j’aurais préféré que David ne fume pas, mais ce type m’était tout de même devenu sympathique. J’étais passé de l’aversion à la sympathie pour un aspect de ma personne que je n’avais jamais connu. La haine n’est rien de plus que de l’amour qui ne se base sur aucun fait, avait dit Pye. Qui que nous n’aimions pas, me dis-je, existerait-il des faits à leur sujet qui nous feraient changer d’avis ?
« Tu sais ce que je vais te donner pour notre anniversaire de mariage ? dit soudain la femme.
— Nous en sommes aux anniversaires de mariage, à présent ? dit l’homme à son tour.
— Des leçons de pilotage ! » s’exclama la femme en ne tenant nullement compte de sa dernière remarque.
Son mari la regarda comme si elle venait soudainement d’être frappée de démence.
« Tu peux encore y arriver, tu sais, David. Je sais que tu le peux.
Ils se turent à nouveau. Puis c’est d’une voix remplie de haine que l’homme s’exclama : « Sacré nom de Dieu ! Ce n’est pas juste !
— La justice, ça n’existe pas, rétorqua sa femme. Mais tu sais, il arrive parfois qu’ils disent qu’on n’en a que pour six mois et puis voilà que ça disparaît tout seul, et les gens vivent encore pendant des années !
— Tout s’est passé si vite, Lorraine. J’ai l’impression que c’est hier encore que je partais m’enrôler dans l’armée et pourtant, tout cela se passait il y a trente ans ! Pourquoi ne nous a-t-on jamais dit que le temps passait si rapidement ?
— Mais on nous l’a dit, rétorqua la femme.
— Pourquoi n’avons-nous pas écouté, alors ? demanda-t-il en soupirant.
— Mais quelle différence cela aurait-il fait ?
— Cela en ferait toute une maintenant, en tout cas. Oh, si seulement je pouvais tout recommencer, maintenant que je sais cela.
— Et que dirais-tu à nos enfants maintenant, si nous en avions eu ?
— Je leur dirais de réfléchir. Je leur dirais que, chaque fois qu’ils entreprennent quelque chose, ils devraient se demander si c’est vraiment là ce qu’ils veulent faire. Plus que tout ; je leur dirais que ce qu’ils font n’a guère d’importance et que ce qui importe, c’est qu’ils veuillent le faire ! »
Elle le regarda, étonnée. Il ne doit pas lui arriver souvent de s’exprimer de la sorte, me dis-je.
« Je leur dirais aussi qu’il est loin d’être drôle de devoir envisager les derniers six mois de sa vie à se demander ce qu’il est advenu de ses plus nobles valeurs. » Il toussa en grimaçant et écrasa son mégot dans le cendrier avant de poursuivre en disant : « Je leur dirais que personne n’a à se laisser ballotter sur les vagues de la médiocrité, mais que ce sont des choses qui arrivent, mes enfants, oh oui ! Et cela vous arrivera à vous aussi, à moins que vous ne fassiez toujours les meilleurs choix qu’il vous soit possible de faire !
— Oh, David ! Tu aurais dû être écrivain. »
Il balaya ces paroles d’un geste de la main et dit : « Vois-tu, c’est comme si maintenant, à la fin, on me faisait passer un examen-surprise et qu’il me fallait répondre à la question : Êtes-vous fier de vous ? Et je ne puis affirmer pour toute réponse que j’ai donné ma vie pour devenir la personne que je suis aujourd’hui ! Mais voilà, le prix que j’ai dû payer pour ce faire, en valait-il vraiment la peine ? »
Il se tut, visiblement épuisé.
Lorraine sortit un mouchoir de sa bourse et posa la tête sur l’épaule de son mari tout en épanchant ses larmes. Celui-ci essuya ses propres larmes puis enlaça sa femme pour la réconforter. Puis tous deux demeurèrent silencieux, à l’exception de la toux persistante de l’homme.
Peut-être était-il trop tard pour parler à ses enfants, pensai-je, mais il restait qu’il s’était enfin ouvert à quelqu’un. Il avait dit à sa femme ce qu’il avait sur le cœur, et il nous l’avait dit à nous qui nous trouvions à une table en même temps qu’à un univers de là. Oh, David.
Combien de fois n’avais-je pas imaginé cet homme, combien de fois ne lui avais-je pas soumis l’une ou l’autre de mes décisions en me demandant : Si je refuse cette épreuve, si j’opte pour la sécurité, comment me sentirai-je lorsque sera venu le moment de passer ma vie en revue ? Certains des choix que j’avais faits s’étaient certes avérés faciles, le choix de ne jamais cambrioler une banque par exemple, ou le choix que j’avais fait de ne jamais m’adonner à la boisson ou à la drogue, non plus que d’échanger ma vie contre un petit frisson bon marché. Mais le choix de partir à l’aventure, de tenter quelque chose de véritablement grand, je l’avais toujours mesuré à travers les yeux de cet homme en me demandant si, en regardant le passé, je serais satisfait d’avoir osé, ou de n’avoir pas osé. Et voilà que cet homme se trouvait devant moi, en chair et en os.
« Les pauvres chéris, fit Leslie en me tirant de ma rêverie. Se peut-il que ces personnes soient nous, souhaitant avoir vécu différemment ?
— Nous travaillons trop, murmurai-je. Nous sommes si chanceux d’être ensemble, toi et moi. J’aimerais que nous ayons plus de temps pour en profiter, simplement pour que nous puissions être tranquilles ensemble.
— Moi aussi ! rétorqua Leslie. Tu sais, nous pouvons encore ralentir le rythme, Wookie. Nous ne sommes pas vraiment tenus d’assister à toutes ces conférences, de faire des films et de mener dix projets de front. Je suis même prête à parier que nous aurions pu laisser tomber ce procès contre le fisc. Peut-être aurions-nous dû quitter le pays pour la Nouvelle-Zélande et nous offrir des vacances pour le reste de notre vie, exactement comme tu le voulais.
— Je suis bien content que nous n’en ayons rien fait et que nous ayons choisi de rester », déclarai-je.
Je regardai Leslie et l’aimai pour toutes ces années que nous avions passées ensemble. Certes, ces années avaient été dures parfois, mais elles représentaient en même temps les plus beaux moments de ma vie.
De dures années, de merveilleuses années, me répondirent les yeux de Leslie, et je ne les échangerais contre rien au monde.
« Dès notre retour à la maison, nous partirons en vacances, tu veux bien ? » dis-je à Leslie, sentant qu’une nouvelle vision de la vie m’habitait, maintenant que j’avais rencontré ce couple effacé que nous avions pu devenir.
« Oui, dit Leslie en hochant la tête. Nous repenserons notre vie.
— David chéri, tu sais à quoi je pense ? » dit soudain Lorraine en s’efforçant de sourire.
David la regarda et sourit à son tour en lui répondant : « Tu sais très bien que je n’ai jamais réussi à savoir ce que tu penses !
— Je pense, enchaîna Lorraine en passant outre, que nous devrions prendre cette serviette de table et ce crayon, et dresser une liste de ce que nous aimerions faire afin que les six mois qui viennent soient les meilleurs, les plus beaux de notre vie. Que ferions-nous s’il n’y avait pas tous ces médecins avec leurs ordonnances et leurs recommandations ? Après tout, ils ont bien voulu reconnaître qu’il leur était impossible de te guérir, alors qui sont-ils pour venir nous dire ce que nous devrions faire du temps qu’il nous reste à vivre ensemble ? Je crois que nous devrions dresser cette liste et faire exactement comme il nous plaît de faire !
— Tu es folle, tu sais ? dit David.
— Des leçons de pilotage, enfin ! dit Lorraine en commençant à dresser sa liste.
— Oh, arrête !
— Mais tu as dit toi-même que tu pourrais très bien faire ce que ce type a fait, répliqua son épouse en indiquant le livre du doigt. Amusons-nous un peu, quoi ! Allez, qu’aimerais-tu faire ?
— Eh bien … j’ai toujours souhaité voyager, me rendre jusqu’en Europe peut-être. Et pourquoi pas, tiens ! Aussi bien rêver grand !
— Mais où, exactement ? C’est vaste, l’Europe.
— En Italie », répondit-il immédiatement, comme s’il en avait rêvé toute sa vie.
Lorraine leva les sourcils mais ne dit mot, se contentant d’inscrire le nom de ce pays sur la serviette.
« Mais avant de partir, reprit David, j’aimerais apprendre quelques mots italiens pour que nous puissions parler avec les gens, une fois là-bas. »
Cette fois, elle le regarda, franchement abasourdie, le crayon en l’air. Puis, se ressaisissant, elle dit : « Nous dénicherons des livres d’italien. Je crois savoir d’ailleurs que l’on peut maintenant trouver des leçons sur cassettes aussi. » Elle ajouta les leçons d’italien à sa liste puis leva la tête pour demander : « Et quoi d’autre, encore ? Tu peux écrire tout ce que tu veux sur cette liste, tu sais ?
— Oh, il est trop tard maintenant, dit David. Nous aurions dû faire cela …
— Nous aurions dû ? Sornettes ! dit son épouse en lui coupant la parole. À quoi cela nous servirait-il de regretter un passé pour lequel nous ne pouvons plus rien ? Pourquoi ne pas souhaiter des choses que nous pouvons encore faire ? »
Il réfléchit longuement à cette remarque et soudain, son visage s’éclaircit, comme si sa femme venait de lui faire don d’un nouveau souffle de vie. Il s’écria : « Mais c’est que tu as parfaitement raison, sapristi ! Il était temps ! Ajoute le surf à cette liste !
— Le surf ! s’exclama Lorraine en écarquillant les yeux de surprise.
— Que crois-tu que dira le médecin en apprenant cela ? demanda David dans un sourire diabolique.
— Sans doute dira-t-il que ce n’est pas sain ! » répliqua Lorraine en éclatant de rire. Elle ajouta le surf à la liste. « Ensuite ? » dit-elle.
Leslie et moi, nous nous regardions, la bouche fendue en un large sourire.
« Ils ne nous ont peut-être pas dit comment faire pour retrouver le chemin de la maison, dis-je, mais il n’empêche qu’ils nous ont révélé ce qu’il nous fallait faire une fois rendus. »
Leslie approuva de la tête, poussa la manette des gaz invisible et le bistrot disparut.