Chapitre 10

Hask a été placé dans une cellule individuelle, mais c’est bien le seul avantage que lui confère son statut unique : la pièce est sale et ses murs couverts de graffitis. Elle contient en tout et pour tout un lavabo et des toilettes (tous deux bien en évidence) ainsi qu’une chaise. Celle-ci n’étant pas adaptée à la morphologie tosok, Hask vient de passer plusieurs heures debout, cramponné à l’un des barreaux avec sa main dorsale, quand un gardien introduit Frank Nobilio et Dale Rice dans sa cage.

— Frank ! s’écrie Hask alors que son toupet se dresse sur son crâne. Merci d’être venu.

— Pardon pour tout, Hask. À l’évidence, la police a commis une erreur effroyable. Mais nous allons y remédier sans attendre. Permets-moi de te présenter Dale Rice, ton avocat. Dale, voici Hask.

— Pourrais-tu répéter le nom ? demande Hask.

— Rice, reprend Frank. R-I-C-E. Dale. D-A-L-E. Les Tosoks ont parfois du mal à analyser les noms humains, explique-t-il à l’homme qui l’accompagne.

— Soyez le bienvenu, Mr Rice. C’est vous qui allez me sortir d’ici ?

— Appelez-moi Dale, je vous en prie. Je vous promets de faire tout mon possible.

— Je vous en serais très reconnaissant. Je…

— Une seconde. Frank, veuillez sortir à présent.

— C’est bon, obtempère Frank avec une mauvaise grâce évidente. Hask, j’ai à faire ailleurs. Mais je reviendrai quand tu en auras terminé avec Dale.

— Je préférerais que tu restes, proteste Hask.

— C’est impossible, lui objecte Dale. La loi stipule que les conversations entre un avocat et son client sont confidentielles – c’est-à-dire que leur contenu ne peut être divulgué devant la cour, à condition qu’elles aient lieu en privé. Demain, je viendrai accompagné de mon associée, miss Katayama – elle doit plaider au tribunal aujourd’hui. Mais je vous préviens que seules les conversations que vous aurez avec elle ou moi seront protégées par la loi.

— Tout va bien se passer, assure Frank à Hask. Dale est un des meilleurs avocats au monde.

Frank sorti, Dale s’arroge l’unique chaise qui geint furieusement sous son poids.

— Dale, je tiens à vous dire que…

— Silence.

— Pardon ? fait Hask en reculant d’un demi-pas.

— J’ai dit, silence. Vous alliez me dire si vous étiez coupable ou innocent, pas vrai ? Surtout, ne me dites rien sans que je vous le demande. D’après un arrêté de la Cour suprême, un avocat n’a pas le droit d’appeler son client à la barre pour attester de son innocence si celui-ci lui a déjà avoué sa culpabilité. C’est considéré comme une subornation de témoin.

— Mais…

— Maintenant, plus un mot à moins que je ne vous interroge. Compris ?

— Oui, répond Hask, quoique les ondulations de son toupet dénotent une perplexité sans bornes.

— Comment vous traite-t-on ici ?

— On m’a donné une chaise dont je ne peux même pas me servir.

— J’enverrai quelqu’un vous en chercher une à la résidence de l’USC.

— Je voudrais m’en aller d’ici.

— Je le comprends bien et je peux vous assurer que nous avons déjà fait le nécessaire pour obtenir votre mise en liberté sous caution. Si tout se passe bien, vous pourrez sortir aujourd’hui même.

— Et tout sera terminé ?

— Non, mais vous pourrez rejoindre vos compagnons et demeurer avec eux jusqu’au procès.

— Qui doit avoir lieu quand ?

— C’est là le premier point que nous devons aborder ensemble. En principe, vous avez droit à une procédure rapide mais je vous demande d’y renoncer. Il va nous falloir du temps pour préparer votre défense.

— On m’a dit que j’étais présumé innocent. Dans ce cas, pourquoi devrais-je me défendre ?

— Sur le plan technique, rien ne vous y oblige. Seulement, l’accusation va faire tout son possible pour vous coincer. Si on ne fait rien pour les contrer, ils sont sûrs de gagner.

— J’ai déjà proclamé publiquement mon innocence. Que puis-je faire de plus ?

— Eh bien, la ligne de défense la plus simple est précisément d’affirmer que vous n’êtes pas coupable. Mais dans ce cas, c’est quelqu’un d’autre qui l’est. La résidence était tellement surveillée que personne ne pouvait y entrer ou en sortir sans se faire repérer. En conséquence, l’assassin se trouve parmi vos sept camarades ou parmi les dix-huit membres de l’espèce humaine – policiers compris – qui constituaient votre escorte. Si on ne trouve aucune preuve contre l’un ou l’autre, vos protestations d’innocence risquent de ne pas suffire.

— Alors, il faut retrouver l’assassin.

— Ce n’est pas à nous de le faire et en temps normal, je ne m’y risquerais pas. Mais vu le nombre restreint des suspects, ça vaut la peine d’y réfléchir. Voyez-vous qui pourrait avoir eu intérêt à tuer Cletus Calhoun ?

— Non.

— Il est certain que l’accusation s’attachera à prouver que le meurtre a été commis par un Tosok et non par un être humain. Pensez-vous qu’un de vos congénères puisse être coupable ?

— Les Tosoks ne sont pas des tueurs.

— En règle générale, les humains non plus. Il n’empêche qu’un homme a été tué.

— Je sais.

— Au cours de votre séjour terrestre, avez-vous jamais vu Calhoun se disputer ou se battre avec quelqu’un ?

— Non.

Dale pousse un soupir aussi puissant que le souffle d’un réacteur.

— Eh bien, on peut dire qu’on a du pain sur la planche. Pour le moment, le mieux à faire est de préparer l’audience préliminaire.


La prison n’est qu’à quelques minutes de marche du palais de justice du comté – un gros cube de béton avec des ailes pareilles à des gaufres géantes. Sitôt franchi le seuil, Frank doit se soumettre à un détecteur de métaux manipulé par deux gardes en uniforme. De tous côtés, les murs sont tendus de décorations de Noël.

Un cireur de chaussures a installé son stand dans l’immense et sombre hall, signalé par un panneau blanc rédigé au feutre marron :


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Frank baisse les yeux vers ses mocassins bruns. Un filet de sueur lui coule dans le dos, non qu’il ait dû fournir un gros effort (quoique la rue soit en pente), mais Los Angeles connaît des températures d’une douceur exceptionnelle en cette veille de Noël.

Il dépasse le bureau de la réceptionniste (principalement occupée à distribuer des guides des bus à des jurés) et s’approche du plan de l’immeuble. Ayant repéré la salle 18-709, il appelle l’ascenseur qui dessert l’étage.

Comme il monte dans la cabine, un claquement de talons derrière lui l’incite à tendre le bras pour retenir la porte. Entre alors une femme de race blanche au visage sévère, plutôt menue, avec des cheveux bruns coupés court. Frank ouvre de grands yeux : c’est Marcia Clark, le procureur principal du procès Simpson. Sans doute est-elle là en visite de politesse, puisqu’elle passe désormais plus de temps sur les plateaux de télévision que dans le cabinet du DA. Frank se demande si sa « trahison » lui a valu les mêmes diatribes de la part de ses confrères que Cletus Calhoun. Frank presse le bouton du dix-huitième étage en évitant délibérément de la regarder. Une pancarte dans la cabine avertit que « Toute personne sera fouillée au 9e étage », avec la traduction en espagnol.

L’ascenseur s’arrête, laissant descendre Marcia Clark. La cabine se remet en mouvement et quelques secondes plus tard, c’est au tour de Frank d’en sortir. Ayant repéré la porte de « Montgomery Ajax, District Attorney », il fait une halte pour rajuster sa cravate et lisser ses cheveux avant d’entrer.

— Frank Nobilio. J’ai rendez-vous avec Mr Ajax.

La secrétaire décroche le combiné de son téléphone et prononce quelques mots. Puis elle presse un bouton sur la table, déverrouillant la porte du bureau personnel d’Ajax.

— Veuillez entrer, dit-elle.

Frank pénètre dans une vaste pièce lambrissée, la main tendue devant lui.

— Mr Ajax, je vous remercie d’avoir accepté de me recevoir.

— Pour être franc, rétorque Ajax sans sourire, je ne suis pas sûr d’avoir bien fait. En quelle qualité vous trouvez-vous ici, docteur Nobilio ?

— En tant que simple citoyen.

— Si Washington tente d’entraver le…

— Il n’est pas question de ça, Mr Ajax. Mais Cletus Calhoun était mon ami. Il y avait presque vingt ans qu’on se connaissait. Croyez-moi, personne au monde ne souhaite plus que moi que justice soit faite.

— Dans ce cas… reprend Ajax en se rasseyant.

Son bureau jouit d’une vue époustouflante sur la ville de LA. Frank s’assoit à son tour.

— Mais Hask est également mon ami. J’ai du mal à croire qu’il ait tué Clete. Rappelez-vous que personne n’a autant que moi côtoyé les Tosoks – hormis ce pauvre Clete, bien sûr. Je n’ai décelé aucune malignité en eux.

— Alors ?

— Alors, je me demande, Mr Ajax, si vous n’êtes pas allé un peu vite en besogne en faisant arrêter l’un d’eux. Ce n’est qu’une question, notez-le.

Ajax semble se raidir.

— Me suggérez-vous de classer cette affaire ?

— Ce serait plus sage. Après tout, c’est le premier contact que nous ayons avec des extraterrestres. Les Tosoks sont bien plus évolués que nous. Ils pourraient révolutionner nos sciences et nos techniques. Il n’est pas dans notre intérêt de les mécontenter.

— Nous ? s’exclame Ajax. Qui ça, nous ?

— L’humanité tout entière.

— On pourrait aussi bien dire que ce sont les Tosoks qui ont suscité notre mécontentement, non l’inverse.

— Mais cette affaire aura des conséquences planétaires.

— Sans doute. Mais le fait demeure qu’un de vos aliens a commis un meurtre. Ce crime doit être puni.

— Non, monsieur, rétorque Frank qui se contient à grand-peine. Un Tosok a peut-être commis un meurtre. Il se peut aussi qu’il soit innocent et dans ce cas…

Ajax écarte les bras, mettant en évidence la Rolex qui étincelle à son poignet.

— Dans ce cas, il sera acquitté et il ne lui sera fait aucun mal. Mais s’il est coupable…

— S’il est coupable, vous passerez aux yeux de l’opinion pour une sorte de chevalier blanc qui combat le mal partout où il se trouve ; un vaillant croisé qui ne recule devant aucun danger.

Un éclair de rage brille dans les yeux pâles d’Ajax, mais il s’abstient de répliquer.

— Désolé, s’excuse Frank. Je n’aurais pas dû dire cela.

— Si vous avez terminé… fait le DA en lui désignant la porte.

— On dit que vous seriez candidat au poste de gouverneur de l’État de Californie, reprend Frank après réflexion.

— Je n’ai fait aucune annonce publique.

— Dans cette hypothèse, vous pourriez avoir besoin d’appuis.

— Tenteriez-vous de me soudoyer pour que je laisse tomber cette affaire ?

— Nullement. Je me contentais de mettre au jour quelques-unes de ses ramifications.

— Docteur Nobilio, si jamais je me présente à cette élection, ce sera parce que j’ai foi dans la loi et l’ordre. Je crois qu’on n’a pas le droit de laisser des criminels en liberté. Et je pense que l’Amérique peut être fière que l’une de ses institutions demeure ce bastion de la vérité devant lequel tous les hommes sont égaux.

— Par conséquent, vous ne pouvez pas apparaître faible, commente Frank en hochant la tête. Normal. Mais je crains que vos ambitions politiques ne vous cachent le véritable enjeu de cette affaire.

— Restons-en là, conclut Ajax en levant la main. Au revoir, docteur.

— Réfléchissez bien à ce que vous faites, Mr Ajax, soupire Frank.

— C’est tout réfléchi. Mon intention est d’entamer au plus vite des poursuites contre cet assassin venu de l’espace.

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