Chapitre 31

— Veuillez décliner et épeler vos nom et prénom, s’il vous plaît.

— Smathers, Packwood. S-M-A-T-H-E-R-S.

Dale avait le choix en fait d’expert mais en citant Smathers comme témoin de la défense, il laisse entendre aux jurés qui auraient eu vent de ses tentatives pour concevoir une méthode d’exécution applicable à un Tosok que le professeur canadien n’est pas pour autant convaincu de la culpabilité de Hask. À ce stade, rien ne pourrait leur nuire davantage qu’une telle supposition.

— Quelle est votre profession ? lance Dale depuis le pupitre.

— J’enseigne l’exobiologie et les lois de l’évolution à l’université de Toronto.

Dale présente à la Cour l’imposant CV de Smathers avant de poursuivre :

— Docteur Smathers, vous avez entendu le discours du révérend Brisbee sur l’œil humain. Êtes-vous d’accord avec ce qu’il a dit ?

— Certainement pas.

— Vous ne voyez pas dans la complexité de l’œil humain la preuve d’une intervention divine ?

— Non.

— Objection, Votre Honneur, fait Ziegler en se levant. Qu’est-ce que ce développement sur l’œil vient faire ici ?

— Votre Honneur, rétorque Dale, maître Ziegler a longuement insisté sur les parties qui manquaient au corps du docteur Calhoun. On ne nous reprochera pas de chercher à mieux cerner la raison de ces disparitions.

— Je suis disposée à vous accorder une certaine latitude, maître Rice. Mais n’abusez pas de notre patience.

— Je serai la brièveté même, Votre Honneur, promet Dale en inclinant le buste. Docteur Smathers, le révérend Brisbee a affirmé que l’œil ne pouvait être le fruit d’une évolution. Je pourrais demander au greffier de nous relire les termes exacts mais, si j’ai bonne mémoire, il a dit en substance : « Que ferait-on d’une moitié d’œil, ou d’un quart ? » Encore une fois, souscrivez-vous à cette affirmation ?

Un sourire se dessine sur les lèvres de Smathers.

— De nos jours, explique-t-il, un borgne est considéré comme handicapé : son champ visuel rétréci exclut la vision périphérique sur tout un côté du corps. Qui plus est, il ne distingue pas le relief la vision stéréoscopique impliquant deux vues simultanées de la même scène selon des angles légèrement différents.

Smathers fait une pause, le temps de boire une gorgée du verre d’eau posé devant lui.

— Mais, comme le dit le proverbe : « Au royaume des aveugles, les borgnes sont rois. » Si personne ne possédait deux yeux, un œil unique constituerait un progrès considérable par rapport à une absence totale d’œil. Loin d’être considéré comme des handicapés, les borgnes feraient plutôt figure de privilégiés.

— Mais même unique, un œil ne relève-t-il pas du miracle ? reprend Dale.

— Pas vraiment. L’œil humain comprend une lentille, une rétine, soit une membrane photosensible située au fond de l’œil – une sorte de « pellicule », si vous voulez – et un nerf optique qui transmet l’information au cerveau. Le révérend a raison d’affirmer que ces trois structures complexes n’ont pu apparaître en même temps, à la suite d’une mutation unique. À l’origine, l’œil se limitait à un tissu photosensible – c’est-à-dire qu’il distinguait l’ombre de la lumière. Ce tissu n’était pas une moitié d’œil, ni même un quart, mais une minuscule, presque insignifiante, fraction d’œil. Les cellules photosensibles n’ont rien d’un miracle ; notre peau en contient des quantités. C’est pour cela qu’on bronze quand on est exposés aux rayons ultraviolets -je ne disais pas cela pour vous, maître…

— Poursuivez, docteur.

— Eh bien, cette infime fraction d’œil suffit à faire de vous un roi parmi les aveugles. À quoi sert un œil incomplet ? S’il vous permet de détecter même vaguement l’approche d’une créature quelconque -une créature susceptible de vous dévorer –, de sorte que vous puissiez vous sauver avant qu’elle ne vous attrape, alors il constitue un progrès. Et si au fil du temps une membrane transparente vient recouvrir ces cellules photosensibles, les protégeant des agressions, il s’agit encore d’un progrès. Et si, par le plus pur hasard, cette membrane vient à s’épaissir en son centre et que cette épaisseur supplémentaire permette une meilleure focalisation de la lumière, vous offrant du même coup une vision plus nette, la sélection retiendra également qu’il s’agit d’un progrès. C’est ainsi que, petit à petit, pas à pas, on est passés d’une absence totale de vision à l’organe hautement sophistiqué que nous connaissons. D’après l’étude des fossiles, il semblerait que cette évolution ait compté pas moins de soixante étapes, aboutissant aux formes les plus diverses, depuis notre œil à lentille unique jusqu’à l’œil à facettes des insectes, en passant par celui des nautiles, dépourvu de lentille et à peine plus gros qu’un trou d’épingle. En vérité, l’œil a évolué grâce à la sélection naturelle, sans directives ni schéma préconçu.

— Mais cet œil si complexe, si raffiné… Comment pourrait-il ne pas être l’œuvre de Dieu ?

— La moitié des gens que je vois ici ont des lunettes, remarque Smathers en considérant l’assistance. Parmi les autres, je suis sûr qu’un bon nombre portent des verres de contact. On peut juger miraculeux que les opticiens LensCrafters mettent moins d’une heure à fabriquer une paire de lunettes mais, pour ma part, j’aurais attendu d’un dieu omnipotent qu’il conçoive un œil capable de focaliser sans aide mécanique. Bien sûr, on m’objectera que Dieu ne nous a pas créés pour regarder la télé toute la nuit, rester des heures devant un écran d’ordinateur ou faire toutes sortes de travaux minutieux. Mais les défauts de vision ne sont pas un phénomène moderne. Les Indiens d’Amérique du Nord avaient imaginé un test : l’avant-dernière étoile de la Grande Ourse est en réalité une étoile double. Par ciel clair, une personne dotée d’une vision normale distingue sans peine une seconde étoile, moins brillante, près de la première. Les anciens Grecs, quant à eux, se basaient sur les sept Pléiades, dans la constellation du Taureau, pour mesurer l’acuité visuelle. De nos jours, même avec une bonne vue, on n’en voit plus que six, la dernière ayant perdu de son éclat en l’espace d’un millénaire. En tout cas, l’existence de tels tests chez les peuples anciens indique que les anomalies visuelles ne datent pas d’aujourd’hui.

Dale coule un regard vers le jury puis reporte son attention sur le témoin :

— Malgré ces quelques problèmes de focalisation, la conception globale de l’œil humain ne plaide-t-elle pas pour l’existence d’un créateur divin ?

— Nullement. En fait, l’œil a été créé en dépit du bon sens ; jamais un ingénieur n’aurait procédé ainsi. Rappelez-vous ses trois composants principaux : la lentille, la rétine et le nerf optique. Eh bien, la raison voudrait que la rétine soit reliée par le fond au nerf optique, de sorte que ce dernier ne fasse pas obstacle à la lumière provenant du cristallin. Au lieu de quoi, notre œil est assemblé à l’envers. Nous jouirions d’une vue beaucoup plus perçante si la lumière pénétrant par le cristallin ne devait pas traverser plusieurs couches de tissu neuronal avant d’atteindre la rétine – d’autant plus que celle-ci est recouverte d’une tunique vasculaire qui alimente ce tissu neuronal. Et comme si cela ne suffisait pas, le tissu nerveux doit se frayer un passage à travers la rétine afin d’atteindre le cerveau, d’où le point aveugle que chacun de nous a au fond de l’œil. En temps normal, nous n’en avons pas conscience car notre cerveau comble ce défaut d’information en extrapolant. Ce point aveugle, de même que le défaut de luminosité que j’évoquais plus haut, n’existerait pas si notre œil avait été conçu de façon rationnelle.

— Votre Honneur, intervient Ziegler, je regrette de devoir renouveler mon objection. À quoi rime tout cela ?

— Je vous avoue ma perplexité, maître Rice, renchérit le juge.

— Je vous demande encore un instant, Votre Honneur.

— Je vous donne une minute pour conclure, pas plus.

— Merci. Docteur Smathers, reprend Dale en se tournant vers le témoin, vos réserves ne tiendraient-elles pas à votre ignorance des fins divines ? Car, après tout, l’homme n’est toujours pas arrivé à fabriquer un œil artificiel. Peut-être ces défauts de conception que vous avez mentionnés servent-ils un dessein qui nous échappe…

— Détrompez-vous. Si l’homme est en effet incapable de fabriquer un œil, la nature le fait continuellement. Et comme elle procède de façon empirique, il arrive qu’elle se trompe – c’est le cas avec notre œil. On entend souvent dire que les yeux des pieuvres et des calmars sont très semblables aux nôtres, et c’est vrai. Mais les leurs ont évolué indépendamment. L’œil de la pieuvre n’a pas de point aveugle, pas plus que de tunique vasculaire qui dilue la lumière tombant sur la rétine. Non, maître Rice… Loin de plaider pour l’existence de Dieu, l’œil humain constitue une preuve définitive de la réalité de l’évolution.

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