Chapitre 35

Sitôt Frank rentré sur Terre, Hask demande à s’entretenir avec lui et Dale Rice. Les deux hommes se rendent alors à Valcour Hall et montent le retrouver dans sa chambre.

— Je souhaite changer de stratégie en plaidant coupable, leur annonce-t-il de but en blanc.

— Vraiment ? lui rétorque Dale, impassible.

— C’est à moi d’en décider, non ?

Les deux hommes échangent un regard.

— Si vous faites cela, reprend Dale en se retournant vers son client, le juge Pringle mettra fin aux débats et le jury rendra son verdict. Vous en êtes conscient ?

— Oui.

— Il est probable qu’ils réclameront alors une sentence de mort. Il est rare qu’on invoque la peine capitale dès lors qu’il subsiste un doute, même infime. En l’absence de preuve vraiment décisive, les jurés se prononcent plus volontiers pour l’emprisonnement à vie. Mais si vous avouez votre culpabilité, celle-ci ne fera plus aucun doute dans leur esprit.

— Je suis prêt à en assumer les conséquences.

— Comme vous l’avez souligné, ce choix vous appartient en propre. Mais étant votre avocat, j’ai le devoir de vous proposer une solution que j’estime plus satisfaisante. Il suffirait que j’aille trouver Linda Ziegler pour lui proposer un accord. Avec une requalification des faits en homicide involontaire, vous éviterez la mort et vous en tirerez avec quelque chose comme cinq ans de prison.

— Faites ce que vous voudrez, pourvu qu’on en finisse.

— D’accord. Mais, voyez-vous, je me suis donné beaucoup de mal pour préparer ma plaidoirie. Laissez-moi au moins vous la présenter, à vous et à Frank.

— Je n’en vois pas l’intérêt, objecte Hask dont le toupet s’agite de façon désordonnée.

— Pour me faire plaisir.

— Il n’y a aucune raison pour…

— Moi, j’en vois une bonne. S’il vous plaît.

— C’est bon, lui concède Hask avec un soupir tout ce qu’il y a d’humain.

— Merci.

Dale se lève et glisse les pouces sous ses bretelles en se tournant vers un jury imaginaire.

— Mesdames et messieurs les jurés, j’aimerais d’abord vous remercier de l’attention dont vous avez fait preuve tout au long de ces débats pourtant ardus. Il s’agissait là d’un procès sans précédent, et dont les enjeux dépassaient largement l’enceinte de ce tribunal…

Il s’interrompt alors et esquisse un sourire.

— À cet endroit, Linda Ziegler aurait bondi de sa chaise en glapissant : « Objection, Votre Honneur ! Le jury ne doit tenir compte que des faits qui lui ont été présentés au cours des débats. »

Puis il reprend, du ton solennel qu’il adopte toujours devant la Cour :

— Quoi qu’il en soit, mesdames et messieurs, tâchons de récapituler : nous tenons du capitaine Kelkad qu’à l’origine, son équipage comprenait huit membres, lui inclus. Nous savons également qu’un des membres de cet équipage, Seltar, a péri au cours du voyage et que l’accusé, Hask, a alors prélevé ses organes, conformément au règlement du bord. Or, l’accusation voudrait vous faire croire que cette dissection inopinée s’est révélée tellement excitante pour Hask qu’il n’aurait eu de cesse de renouveler cette expérience, ce qu’il aurait fait à la première occasion – toujours selon la thèse de l’accusation – en tuant et mutilant sauvagement Cletus Calhoun. Il a été dit dans ces murs qu’on avait trouvé du sang tosok sur le lieu du crime, sans qu’on nous apporte la preuve que ce sang était bien celui de Hask. On a relevé également une marque sanglante qui pourrait être l’empreinte d’un pied tosok mais, là encore, l’accusation n’a pas réussi à démontrer que ce pied était celui de Hask. Il est vrai que mon client a mué à peu près à l’heure où Cletus Calhoun se faisait tuer. L’accusation n’a pas manqué de souligner ce fait, insinuant que Hask avait provoqué cette mue parce qu’il était couvert du sang de sa victime. À l’appui de cette thèse, vous avez ensuite entendu le témoignage de Stant, un congénère de Hask qui s’est avéré être son demi-frère. Selon les lois biologiques propres à leur espèce, Hask et Stant ont dû naître à quelques jours d’intervalle. Par conséquent, leurs mues auraient dû survenir quasi simultanément. Pourtant, nous l’avons tous constaté ici même (à cet endroit, il adresse un clin d’œil à Frank et Hask, pour leur faire voir qu’il ne s’est pas complètement pris à son propre jeu), Stant a effectué sa propre mue quelque cinq mois après Hask, semble-t-il de façon tout à fait naturelle. Puis, au cours de ce procès, il s’est produit une chose terrible : un être humain à l’esprit dérangé a tiré deux coups de feu sur l’accusé. Comme Mme le juge ne manquera pas de vous en instruire, cet événement ne doit pas influencer votre verdict, ni dans un sens ni dans l’autre. Qu’un individu isolé ait recherché la mort de Hask ne présume en rien de la culpabilité de ce dernier. À l’inverse, la compassion que vous inspire peut-être son état ne saurait vous conduire seule à l’innocenter. À vrai dire, il vaudrait mieux que vous ignoriez totalement cet incident. Mais s’il est une personne qui ne peut l’ignorer, c’est bien le docteur Carla Hernandez, le chirurgien qui a aidé Stant à extraire la balle du corps de Hask. En préparant celui-ci pour l’opération, elle a remarqué sur son corps des marques qu’elle a clairement identifiées comme étant des cicatrices – des cicatrices d’interventions antérieures. Certes, on a évoqué ici la capacité de récupération des Tosoks. On nous a dit qu’ils pouvaient régénérer leurs membres et organes endommagés. Pour cette raison, il ne fait aucun doute que les cicatrices observées sur le corps de Hask, vu leur aspect, étaient d’origine récente. Mais comment expliquer leur présence ? La réponse, mesdames et messieurs les jurés, est évidente : ces cicatrices témoignent d’une intervention qui visait à prélever des organes à l’intérieur du corps de Hask. Lors de leur visite à bord du vaisseau tosok, le docteur Nobilio et le capitaine Kelkad nous ont confirmé ce que pour ma part je soupçonnais déjà, à savoir que certains des organes que Hask était censé avoir recueillis après le décès de Seltar manquaient à l’inventaire. Mais alors, Hask serait-il une espèce de monstre interstellaire, tellement affamé de chair fraîche que, non content d’avoir dévoré des parties du corps de son infortunée camarade et du docteur Calhoun, il aurait poussé la perversion jusqu’à s’automutiler pour satisfaire ses penchants ?

Dale fait alors une pause, regardant tour à tour Frank puis Hask.

— Non, bien sûr, reprend-il. C’est même une idée ridicule. Le bras que Hask possède dans le dos lui confère à coup sûr un avantage sur nous pour l’exécution de certaines tâches manuelles, mais pas au point de pratiquer sur lui-même une opération aussi délicate. Cela signifie, mesdames et messieurs, que cette intervention a été pratiquée par quelqu’un d’autre. Qui cela peut-il être ? S’il s’agissait d’un être humain, il est probable que Hask nous l’aurait dit. Imaginez alors la surprise de nos amis chasseurs d’OVNI ! D’ordinaire, ce sont les aliens qui sont censés se livrer à des expériences sur les humains, non le contraire. Mais il est clair que Hask a été opéré par un de ses congénères, comme le prouve d’ailleurs la méthode utilisée pour refermer les plaies. Lequel des six membres restants de son équipage a-t-il pu faire cela, et dans quel but ? Chacun ici a pu se faire une idée des compétences de Stant en matière de chirurgie. Après tout, c’est lui qui a extrait la balle du corps de Hask après l’attentat dont il a été victime. Nous avons vu en outre que Stant s’était abrité derrière le Cinquième Amendement pour ne pas répondre à la question qui lui était posée sur la possibilité d’identifier un Tosok d’après l’analyse de son sang. Là encore, souffle Dale d’un ton de conspirateur, Linda ne manquerait pas de protester. Je n’ai pas le droit de m’interroger sur les raisons qu’a un témoin d’invoquer le Cinquième Amendement.

Puis il tire un coup sur ses bretelles, se glissant à nouveau dans la peau de son personnage public.

— L’explication la plus évidente est que Stant croit son demi-frère coupable et qu’il craignait les conséquences d’un test qui aurait mis en lumière de trop grandes similitudes entre leurs deux sangs, dues à leur degré de parenté. Plus simplement, il se pourrait que le sang trouvé sur le lieu du crime soit celui de Stant ; on comprendrait alors qu’il répugne à dévoiler le moyen de le confondre. Pour ma part, je penche plutôt pour la première hypothèse. Je pense que Stant croit à la culpabilité de Hask. Toutefois, mesdames et messieurs, je ne partage pas sa conviction. Je ne crois pas que Hask ait tué Cletus Calhoun, ni que sa dernière mue ait été provoquée. Si celle-ci est survenue cinq mois avant celle de Stant, c’est que Hask est resté moins longtemps en sommeil que son demi-frère. De fait, le réveil de Hask n’était pas la conséquence de la collision survenue dans la ceinture de Kuiper. Quand son vaisseau a pénétré dans notre système solaire, il y avait presque six mois que Hask était sorti d’hibernation !

— Quoi ? s’exclame Frank en faisant un bond sur sa chaise.

— Et pourquoi Hask se serait-il réveillé plus tôt que ce qu’il a prétendu ? Là encore, la réponse coule de source : pour laisser aux organes prélevés sur lui le temps de se régénérer. Nous savons, mesdames et messieurs, qu’un Tosok peut vivre quasi normalement avec juste deux cœurs ou deux poumons. Or, les cicatrices observées par le docteur Hernandez sur le flanc gauche de Hask semblent correspondre à l’ablation de deux cœurs, deux poumons et deux gebardas. Or, le docteur Nobilio a trouvé dans l’infirmerie du vaisseau quatre cœurs, quatre poumons et quatre gebardas, mais aucun des organes présents à un exemplaire unique chez les Tosoks. Je ne doute pas une seconde qu’une partie de ces organes – ceux situés à droite – proviennent bien de Seltar ; un test génétique nous en aurait certainement apporté la preuve. En revanche, je n’hésite pas à affirmer que les organes restants appartenaient à Hask. La vérité, mesdames et messieurs, c’est que Seltar n’a pas été ruée dans un accident mais qu’elle et Hask ont tenté de faire croire à sa mort. Ainsi, chacun d’eux a prélevé sur l’autre deux cœurs, deux poumons et deux gebardas, puis ils sont restés éveillés le temps nécessaire à la croissance de nouveaux organes. Seltar s’est ensuite cachée à l’intérieur du vaisseau tandis que Hask faisait une arrivée en fanfare sur la Terre, traversant notre ciel tel l’éclair avant d’amerrir en plein Atlantique, au vu et au su des observateurs du monde entier. Pendant ce temps, Seltar débarquait en grand secret à un autre point du globe, à bord du module dont Hask prétendait qu’il s’était perdu lors de la collision. C’est elle qui a tué Cletus Calhoun, et pour des raisons connues de lui seul, Hask s’est laissé accuser à sa place afin de la protéger. C’est pourquoi, mesdames et messieurs les jurés, je vous engage vivement à acquitter Hask de ce crime qu’il n’a pas commis pour permettre à la justice d’entamer des poursuites contre la vraie coupable, où qu’elle se trouve.

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