Chapitre 38

L’affaire opposant l’État de Californie à Hask n’est pas close pour autant. Après l’arrestation des autres Tosoks, Hask et Seltar ont porté leur histoire à la connaissance du public et Hask est retourné à la barre des témoins pour dire l’entière vérité. Désormais, il ne fait plus aucun doute qu’il a bien tué Cletus Calhoun, Seltar n’étant en rien impliquée dans cette mort, contrairement à ce qu’affirmait Dale.

Après que Linda Ziegler a prononcé son réquisitoire, Dale lui succède dans une plaidoirie passionnée où il en appelle à l’indulgence du jury. Mais comme le stipule la loi de l’État, c’est à Ziegler qu’il appartient de conclure : Cletus Calhoun est mort, rappelle-t-elle aux jurés, et quelqu’un doit répondre de ce crime, indépendamment de toute autre considération.

Après cela, le juge Pringle doit encore donner ses instructions aux jurés, conformément au Code d’Instruction criminelle de l’État de Californie :

— Mesdames et messieurs les jurés, maintenant que vous avez entendu les arguments des deux parties, il est de mon devoir de vous instruire de la loi telle qu’elle s’applique dans cette affaire. Il vous sera remis une version écrite de ces instructions dans la salle des délibérations, de sorte que vous puissiez vous y référer à tout instant. Votre décision devra se fonder sur les faits ainsi que sur la loi. Deux devoirs vous incombent. En premier lieu, établir les faits en vous basant sur les preuves fournies au cours de ce procès, à l’exclusion de toute autre source. L’existence d’un fait peut être démontrée directement ou indirectement, par l’apport de preuves ou par stipulation. On appelle « stipulation » un accord sur les faits intervenus entre les parties. En second lieu, vous devrez appliquer à ces faits la loi telle que je vous l’aurai exposée afin de parvenir à un verdict. Notez bien que vous êtes tenus de suivre la loi telle que je vous l’aurai exposée, et ce, que vous l’approuviez ou non. Si quoi que ce soit dans les propos des parties vous semblait contredire mon interprétation de la loi, vous devriez vous en tenir à mes instructions…

Le juge va poursuivre ainsi durant une bonne partie de l’après-midi, avant de conclure d’une voix notablement enrouée :

— Vous allez maintenant vous retirer et désigner celui ou celle d’entre vous qui présidera les délibérations. Le verdict ne pourra être rendu que lorsque l’ensemble des douze jurés seront parvenus à une décision commune. Lorsque vous vous serez tous mis d’accord, vous regagnerez cette salle avec les formulaires datés et signés par votre président…


— Qu’est-ce qu’on fera si le jury rend un verdict de culpabilité ? lance Dale à l’adresse de Frank.

Nul ne pouvant dire combien de temps dureront les délibérations – peut-être quelques heures, ou plusieurs jours –, les deux hommes ont regagné le cabinet de Dale tandis que Hask passe ce qui sera peut-être ses dernières heures de liberté en compagnie de Seltar.

— On fera appel, non ?

— C’est ce qu’on dit toujours dans ces cas-là, soupire Dale. Seulement, il n’y a pas moyen de faire appel du verdict d’un jury. Notre seule chance serait que le juge ait commis une erreur – par exemple, qu’elle ait retenu des objections qu’elle aurait dû rejeter, qu’elle ait refusé des preuves qu’elle aurait dû accepter ou que ses instructions au jury soient entachées d’un vice de forme. Mais même ainsi, nous n’aurions aucune garantie que le verdict soit cassé.

— Oh ! fait Frank, désappointé. C’est tout le temps qu’on entend parler de procédures en appel. Je croyais qu’on avait automatiquement droit à une deuxième chance.

— Eh non ! D’où ma question : qu’est-ce qu’on fera en cas de verdict positif ?

— Je n’en sais rien. Vous avez une idée ?

— Oui. En toucher un mot à votre patron.

— Je vous demande pardon ?

— Il n’y a que deux personnes au monde qui soient plus puissantes que ce jury. L’une est le gouverneur de Californie et l’autre, le président des États-Unis.

— Un recours en grâce, approuve Frank.

— Tout à fait. En aucun cas le gouverneur ne prendra le risque de se mettre Monty Ajax à dos, sachant qu’il l’aura pour adversaire lors de la prochaine élection. Reste le Président.

— Bon sang, je ne sais pas si… Il a horreur de ce genre de trucs, surtout à l’approche des élections.

— Notre client a effectivement tué un être humain, lui rétorque Dale. C’est peut-être son seul espoir de…

Il s’interrompt pour décrocher son interphone qui vient de vibrer.

— Oui, Karen ?

— Le tribunal a appelé. Le jury est prêt à rendre son verdict. Frank se lève d’un bond et même le vieux Dale Rice parvient à se soulever de son fauteuil en un clin d’œil.


— Mesdames et messieurs du jury, interroge le juge Pringle, êtes-vous arrivés à une conclusion dans cette affaire ?

Assis derrière Dale et Michiko, Frank observe Hask dont le toupet est parcouru de frissons nerveux. Il a les yeux de devant fixés sur le banc des jurés et ceux de derrière sur Seltar qui occupe seule la rangée de chaises destinées aux Tosoks. Un silence absolu règne dans la salle ; spectateurs et journalistes tendent le cou d’un même mouvement comme le président du jury (un Noir d’une trentaine d’années, d’allure élancée) se lève :

— Oui, Votre Honneur.

— Veuillez le remettre à l’huissier.

Ce dernier prend le papier qu’on lui tend et l’apporte au juge qui le déplie et le parcourt des yeux. Un magistrat est censé garder toujours un visage de marbre – surtout dans les moments où il se sait la cible de tous les regards –, toutefois Drucilla Pringle ne peut se défendre d’une mimique surprise à la lecture du verdict. Ayant replié la feuille, elle la rend alors à l’huissier.

— Vous pouvez donner lecture du verdict, Mr Ortiz. L’huissier s’éclaircit la voix avant d’attaquer :

— Nous, le jury, déclarons l’accusé, Hask, non coupable du crime de meurtre au premier degré sur la personne de Cletus Robert Calhoun, en violation de l’article 187 du Code pénal, selon les termes du premier chef d’accusation. Nous déclarons en outre que l’accusé n’a pas fait usage d’une arme dangereuse et mortelle, à savoir un outil tranchant d’origine extraterrestre, afin de perpétrer ce crime. Nous déclarons en outre que l’accusé n’a pas lui-même infligé de blessures corporelles graves à Cletus Robert Calhoun et ne s’est pas rendu complice du crime mentionné plus haut, selon les termes de l’article 12022-7 du Code pénal.

Laissant exploser sa joie, Frank se penche au-dessus de la barrière et donne une grande claque dans le dos de Dale. Dès l’énoncé du verdict, Michiko Katayama s’est jetée sur son patron pour le serrer dans ses bras, quoique ceux-ci soient un peu courts pour faire le tour de sa taille. De son côté, Seltar s’est précipitée pour étreindre Hask pardessus la barrière séparant le public de la table de la défense.

Linda Ziegler, quant à elle, apparaît totalement abasourdie, le regard dans le vague, la bouche entrouverte. Assise à ses côtés, son assistante Trina Diamond cligne des yeux à la façon d’un hibou.

— Ce verdict a-t-il été rendu à l’unanimité ? s’enquiert le juge en se tournant vers le banc des jurés.

— Oui, Votre Honneur, répondent ces derniers avec un bel ensemble.

— La défense désire-t-elle avoir les voix du jury ?

— Non, merci, réplique Dale avec un large sourire.

— Et le ministère public ?

— Non, Votre Honneur, répond Ziegler au bout de quelques secondes.

— Mesdames et messieurs les jurés, avez-vous quelque chose à déclarer aux parties ?

Les jurés se regardent les uns les autres. Si rien ne les y oblige, la loi californienne leur offre néanmoins la possibilité d’expliciter leur décision. Le président finit par se tourner vers le juge :

— Rien de ce que nous dirons ne pourra infléchir notre verdict ? demande-t-il.

— En effet, acquiesce le juge. Ce qui est fait est fait.

— Dans ce cas, oui, nous aurions quelque chose à dire.

— Nous vous écoutons.

Le premier juré prend une profonde inspiration avant de s’adresser à Ziegler :

— Désolé, maître. C’est vous qui étiez dans le vrai, et il aurait été juste que vous l’emportiez. C’est-à-dire, nous étions tous d’accord sur le fait qu’il a bien tué Mr Calhoun.

Ziegler écarquille encore plus les yeux.

— C’est un cas d’invalidation, murmure-t-elle.

— Votre Honneur, reprend le premier juré à l’adresse de Pringle, vous nous avez dit que nous devions appliquer la loi. Pour être franc, nous n’avons pu nous y résoudre. Hask n’avait pas l’intention de tuer Calhoun, poursuit-il en regardant Ziegler, aussi n’y avait-il pas préméditation de sa part. Bien sûr, on aurait pu le faire condamner pour homicide involontaire. Mais si on l’avait déclaré coupable, il aurait pu être rejugé en appel. Si la défense peut faire appel d’un verdict de culpabilité, la partie civile ne peut en aucun cas faire casser un verdict négatif, c’est exact ?

— Sur l’essentiel, oui, lui confirme le juge.

— C’est pourquoi on a préféré l’acquitter. Pour qu’il n’aille pas en prison. Après tout, on était tous d’avis qu’il ne représentait aucune menace pour quiconque d’autre.

D’un regard, le président du jury semble quêter le soutien de ses pairs avant d’achever :

— C’est vrai, les autres membres de l’équipage sont maintenant en prison. Mais Kelkad a envoyé un message chez eux et on peut s’attendre à ce que d’autres Tosoks débarquent un jour ou l’autre sur Terre. Qui sait comment leur société a évolué en l’espace de deux siècles ? Alors, on s’est dit comme ça que si ces autres Tosoks nous voyaient comme des êtres sensés et capables de pardon, il se pourrait qu’en définitive ils renoncent à anéantir toute forme de vie sur notre monde.


Un sourire béat aux lèvres, Dale s’apprête à quitter la salle pour affronter la foule des reporters qui l’attendent au-dehors quand Frank l’arrête :

— Je ne comprends pas. Qu’a voulu dire Ziegler en parlant d’invalidation ?

— Les jurés sont la conscience de la société. Ils sont libres de faire ce que bon leur semble.

— Pourtant, le juge a dit qu’ils devaient appliquer la loi, qu’ils l’approuvent ou non.

— Les juges disent toujours ça, lui rétorque Dale dans un haussement d’épaules. Mais en réalité, le jury n’est pas tenu de justifier sa décision et rien dans la loi ne permet de sanctionner des jurés dont le verdict irait à l’encontre des preuves les plus flagrantes. S’il leur plaît d’acquitter quelqu’un, ils en ont parfaitement le droit.

— Longue vie aux jurés ! s’exclame Frank.

— Pour une fois, renchérit Dale en souriant de plus belle, je suis totalement d’accord.

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