Chapitre 4

L’intérieur de la capsule est d’une élégance toute de simplicité. Frank et Clete espéraient un aperçu d’une technologie fabuleusement avancée mais, à l’évidence, la plupart des fonctions sont automatisées. Seuls éléments visibles, un tableau de bord avec des touches disposées en croix, comme sur l’ordinateur de poche de Hask, et quelques objets mécaniques aisément identifiables, tels des cylindres à bec qui ont tout l’air d’extincteurs.

Plus intrigants sont les sièges en forme de selles inclinées. Quand Hask prend place sur l’un d’eux, les deux arcades, sans doute mues par un ressort, s’emboîtent dans la dépression entre l’épaule et l’extrémité supérieure de ses jambes, le maintenant juste à la bonne hauteur.

Les sièges sont au nombre de huit, répartis sur trois rangs. Clete s’assoit sur l’un d’eux qui prend aussitôt l’aspect d’un instrument de torture high-tech. Hask se dirige alors vers la cloison d’un vert satiné et l’effleure de la main, provoquant l’ouverture d’un casier dont il tire un outil rappelant un peu un tournevis, sauf qu’il ne comporte aucun élément métallique. Repliant ses longues jambes, il se laisse alors glisser au sol en appui sur son bras ventral, tenant l’outil serré dans sa main dorsale. Puis il se livre sur le fauteuil de Clete à quelques manipulations qui ont pour résultat de détacher une partie de la selle. Clete se penche vivement et la rattrape avant qu’elle ne tombe sur le Tosok.

— Convenable ? demande Hask en se relevant. Clete s’assoit de biais en s’adossant à l’arcade restante.

— C’est pas le grand confort, dit-il en souriant, mais on fera avec.

— Quand partez-vous ? s’enquiert Frank.

— Quand Clete sera prêt.

— Je peux emporter mon caméscope ? demande Clete en désignant le sac posé à ses pieds.

— Oui.

— Dans ce cas, en route.

Frank quitte la capsule dont la porte coulisse derrière lui.


Il est trois heures de l’après-midi et le ciel est zébré de traînées blanches, crachées par les dizaines d’avions qui ont déjà survolé la zone dans l’espoir d’apercevoir la capsule extraterrestre. La mer est assez calme ; les vagues fouettent à peine la coque du Kitty Hawk.

Il a été convenu que Hask et Clete iraient chercher le reste de l’équipage puis qu’ils gagneraient avec eux le siège des Nations unies. Une halte à bord du vaisseau mère s’avérant nécessaire – faute d’un vocabulaire suffisant, Hask n’a pu en donner la raison –, leur retour sur Terre n’est pas prévu avant une vingtaine d’heures.

Pendant ce temps, Frank se rendra à Washington en avion afin de s’entretenir avec le Président. Celui-ci s’est déjà dit froissé que la rencontre ait lieu au siège de l’ONU et non sur la pelouse de la Maison-Blanche, comme dans les films de S-F des années cinquante. Les deux hommes gagneront ensuite New York où ils rejoindront une pléthore de chefs d’État du monde entier. Jusqu’ici, Frank trouve que l’humanité se comporte plutôt mieux qu’il ne le craignait à l’occasion de ce premier contact.

La silhouette vert sombre du module se découpe bientôt sur le bleu pâle du ciel. Frank agite la main tandis qu’il gagne de l’altitude, escorté par deux F14 – l’occasion était trop belle d’observer un appareil extraterrestre en vol.

À l’intérieur, Clete filme sans relâche. La capsule étant isolée contre les ondes radio, il lui est malheureusement impossible de retransmettre ses images. Qui plus est, il n’a pas trouvé le moyen de connecter sa caméra avec le système de communication des Tosoks.

Si les quatre rectangles réfléchissants à la tête du module sont bien des hublots, Clete trouve la vue nettement meilleure sur l’écran mural. À mesure qu’ils s’élèvent, l’océan Atlantique s’éloigne dans le lointain et le ciel vire peu à peu au violet, puis au noir. Bientôt, Clete aperçoit la côte est de l’Amérique centrale, puis la côte ouest de l’Afrique. Il tremble littéralement d’émotion : toute sa vie, il a rêvé de voyager dans l’espace et voilà que c’est arrivé ! Son taux d’adrénaline grimpe en flèche alors que son reflet sur l’écran affiche un sourire extatique.

Encore quelques minutes et ils franchissent le cercle terminateur pour s’enfoncer dans la nuit. Au-dessus d’eux, les étoiles sont d’une immobilité parfaite ; au-dessous, les lumières des villes forment des constellations scintillantes.

Bientôt, la capsule passe en orbite et la main invisible qui comprimait le flanc de Clete relâche son étreinte. Une sensation de légèreté l’envahit, accélérant les battements de son cœur.

Et brusquement, le vaisseau mère surgit devant ses yeux, flottant majestueusement dans l’espace avec lequel il se confond presque. De forme allongée, il se termine à un bout par un habitacle sphérique et à l’autre par ce qui semble être un moteur. L’éloignement de ces deux parties suggère que le vaisseau utilise l’énergie nucléaire. La plupart des théories sur la propulsion des engins spatiaux supposent une accélération constante jusqu’à mi-course, puis un retournement suivi d’une décélération progressive. En conséquence, il est probable que le vaisseau extraterrestre s’est approché de la Terre à reculons. Clete se promet de jeter un coup d’œil aux clichés pris par ses collègues astronomes ces derniers mois : il se pourrait que l’un d’eux ait enregistré ses rejets par inadvertance. L’analyse de leur spectre leur fournirait sans doute de précieux renseignements sur la technologie tosok.

D’après Hask, la gravité serait plus élevée sur sa planète que sur Terre. Mais bien sûr, le vaisseau se trouve maintenant en apesanteur même si, durant le voyage, l’accélération constante devait procurer aux passagers la sensation d’une pesanteur normale.

Clete n’est toujours pas revenu de sa surprise : voyager dans l’espace est une expérience unique en soi, mais quand ce voyage se fait en compagnie d’un extraterrestre… Il y a de quoi vous faire tourner la tête !

Et que dire de l’apesanteur ? Il retrouve tout à fait les sensations décrites par Armstrong et les autres astronautes. Un jour, pour les besoins de son émission, il est monté à bord de la « comète gerbante », le jet KC-135 avec lequel la NASA entraîne les astronautes. C’était rigolo, mais que dire de ceci… C’est tout simplement fabuleux !

Clete a fait beaucoup de chemin depuis son enfance misérable dans les collines du Tennessee. À présent, il est un homme riche, célèbre, habitué des plateaux de télévision. Mais il a toujours dit qu’il échangerait volontiers tout cela contre la possibilité d’aller dans l’espace et la certitude que la vie existait ailleurs, sur une autre planète.

Comme il l’avait deviné, le module est entièrement automatisé. Pas une fois il n’a vu Hask toucher au tableau de bord. Tandis qu’il manœuvre pour se ranger le long du vaisseau mère, Clete remarque que ce dernier paraît avoir subi des dommages, même s’il est difficile d’apprécier leur gravité.

— Un impact à l’entrée de votre système solaire, explique Hask tandis que Clete lui désigne le flanc du vaisseau. Nous avons été surpris par la quantité de poussières à cet endroit.

— Où ça ?

— À une distance d’environ cinquante fois le rayon orbital de la Terre.

La ceinture de Kuiper… Le grand réservoir de comètes par-delà l’orbite de Neptune.

— Il a subi une avarie sérieuse ?

— Il doit être réparé. Pour ça, nous avons besoin de votre aide. Clete tourne vers son compagnon un regard étonné.

— Ce sera avec plaisir, dit-il.

Ils continuent d’approcher du vaisseau dont Clete estime la longueur à environ trois cents mètres. Si sa coque réfléchissait davantage la lumière, il aurait été aisément repérable depuis le sol.

La capsule s’arrime directement au vaisseau, à l’arrière de l’habitacle. Nul hangar ne s’ouvre devant eux à la manière d’un bivalve, comme sur l’Enterprise. À dire vrai, Clete n’a jamais trouvé ce système très crédible. D’autres modules (deux semblables au leur et un troisième de forme plus effilée) sont déjà en place. Une cinquième porte est inoccupée.

— Y a-t-il une porte en plus ou bien manque-t-il un module ? interroge Clete.

— Un module manque, répond Hask. Il s’est détaché au moment de l’impact. Impossible de le récupérer.

Hask se propulse en avant et la double porte du sas coulisse, révélant l’intérieur du vaisseau. Si l’éclairage blafard imite la lumière naturelle de la planète des Tosoks, il y a fort à parier que celle-ci est une étoile de classe G. Dans ce secteur de la galaxie, outre notre soleil, les seules représentantes de cette catégorie sont Alpha du Centaure A et Tau Ceti.

Une certaine fraîcheur – pas plus de 10 °C – règne à bord et l’apesanteur est proprement enivrante. Clete se livre à quelques acrobaties sous le regard de son compagnon dont le toupet décrit des ondulations qui expriment peut-être l’ami" sèment. Puis Hask enfile un couloir, suivi de Clete qui s’efforce de se diriger tout en gardant un œil sur le petit écran à cristaux liquides de son caméscope. L’étroitesse de l’habitacle, apparemment incompatible avec la durée du voyage, ne laisse pas de l’étonner, de même que le fait qu’ils n’aient encore rencontré aucun membre de l’équipage.

— Où sont les autres ? s’enquiert-il.

— Par ici.

Tous les quelques mètres, Hask repousse légèrement la paroi de sa main dorsale pour s’aider à progresser. Il est aisé de distinguer le sol du plafond, car ce dernier présente à intervalles réguliers des lampes circulaires diffusant une lumière blanchâtre, intercalées avec de minuscules ampoules orangées – un éclairage de sécurité ?

Clete a d’abord cru que le sol était recouvert d’une épaisse moquette pourpre mais en y appuyant la main pour se propulser, il constate qu’il s’agit en fait d’une sorte de végétal. Plutôt qu’une pelouse, on dirait un tapis de tampons Jex un peu usés. Plusieurs explications lui viennent à l’esprit : il se peut que ces plantes servent à recycler l’oxyde de carbone en oxygène, à moins qu’elles ne représentent une source de nourriture pour les Tosoks. Plus simplement, peut-être ceux-ci aiment-ils la sensation qu’elles procurent à leurs pieds nus. Sans trop présumer de la psychologie des Tosoks, on peut supposer que le moindre détail susceptible d’égayer un voyage de cette durée soit le bienvenu.

Enfin, une porte coulisse devant eux, libérant une bouffée d’air si froid que Clete en a la chair de poule. Pourvu que l’objectif de sa caméra ne soit pas embué !

À l’intérieur, ils trouvent six Tosoks sanglés sur des tables et presque entièrement recouverts d’un drap en plastique rouge. La petite cabine contient encore deux autres couchettes inoccupées (l’une a dû servir à Hask et l’autre au huitième membre d’équipage, décédé au cours du voyage). Clete observe sur leur longueur une dépression destinée à accueillir un bras. Il ne saurait dire si les autres Tosoks reposent sur le dos ou sur le ventre : pour autant qu’il a pu en juger chez Hask, l’avant de leur corps ne diffère de l’arrière que par l’intérieur de la bouche, la couleur des yeux et la robustesse du bras. Or, ces Tosoks-ci ont la bouche et les yeux clos et leur bras disparaît sous une couverture.

— Que font-ils ? demande-t-il.

— Ils dorment.

Tous en même temps ? La logique voudrait qu’ils dorment par roulement et… La lumière se fait alors dans son esprit : il y a plusieurs années, sinon plusieurs siècles, que l’équipage est ainsi plongé dans le sommeil. Si les Tosoks parviennent à supporter d’aussi longs vols, c’est grâce à l’hibernation.

Clete oriente sa caméra de manière à filmer toute la pièce. Chaque couchette est flanquée d’un tableau lumineux affichant des courbes et des graphiques. L’étude de ceux-ci fournirait sans doute de précieuses indications sur la physiologie des Tosoks. Certains tableaux sont reliés à des appareils tandis que d’autres ont leurs prises vacantes.

— Je vais augmenter la température pour les réveiller, explique Hask. Lui (il désigne un Tosok à la peau d’un bleu plus soutenu que la sienne), c’est Kelkad, le capitaine de ce vaisseau.

Il y a longtemps que les hommes rêvent de recourir à la cryogénisation pour ralentir leurs fonctions vitales. Mais s’il règne un froid de canard dans la pièce, on est loin du zéro absolu. C’est à croire que les Tosoks ont la faculté innée d’hiberner, à l’instar d’un certain nombre d’espèces animales terriennes.

Le blouson et le pantalon en jean de Clete le protègent mal du froid. En revanche, il ne se lasse pas de l’apesanteur et trouve fascinants les moindres détails qui l’entourent. Les seules articulations qu’il remarque n’ont manifestement d’autre raison d’être que de faciliter l’entretien des objets. Pour le reste, tous paraissent avoir été fabriqués d’une seule pièce. La plupart sont en vitrocéramique, même si on aperçoit çà et là un peu de métal.

— Ils peuvent hiberner pendant des siècles sans l’aide d’aucun appareil ni médicament ?

— Oui.

Clete secoue la tête, abasourdi.

— Tu sais, dit-il, avant d’être allés dans l’espace, les hommes n’étaient même pas sûrs de pouvoir y vivre. Jusque-là, on avait toujours été soumis à la gravité, aussi rien ne prouvait que notre organisme s’adapterait à son absence. En réalité, l’homme peut très bien vivre en apesanteur, si ce n’est que son équilibre en est chamboulé. Les rêveurs dans mon genre y ont vu la preuve que notre race était programmée pour aller dans l’espace.

Pendant que Clete parlait, le traducteur de Hask émettait des bips chaque fois qu’il butait sur un mot inconnu, toutefois l’alien semble avoir saisi l’essentiel de son développement.

— Une idée intéressante.

— Mais si on peut recréer la gravité au moyen de la force centrifuge ou d’une accélération constante, il n’y a pas moyen d’agir sur la durée des voyages interstellaires. Pour le coup, votre capacité à vous mettre en veilleuse vous donne un net avantage sur nous. Il est possible que nous soyons destinés à voler en orbite mais vous, à l’évidence, avez été conçus pour voguer d’étoile en étoile.

— Beaucoup de nos philosophes souscriraient à cette opinion, observe Hask. Pas tous, bien sûr, ajoute-t-il après une pause.

Après ça, ni l’un ni l’autre ne souffle mot durant plusieurs minutes.

— J’ai faim, déclare enfin Hask.

Clete n’en est pas autrement surpris : à sa connaissance, Hask n’a pris aucune nourriture depuis l’amerrissage de sa capsule.

— Les autres en ont pour plusieurs heures avant d’être réveillés. Veux-tu de quoi t’alimenter ? s’enquiert l’extraterrestre.

— J’ai emporté des rations de la Navy avec moi. Ça n’est pas de la grande cuisine mais enfin, ça ira.

— Viens avec moi.

Clete et Hask tuent alors le temps en bavardant autour de leurs rations. Clete trouve la façon de manger des Tosoks tellement fascinante – quoique vaguement répugnante – qu’il filme de bout en bout le repas de son compagnon. Quand les autres Tosoks se trouvent assez réveillés pour quitter la chambre d’hibernation, il a enfin l’occasion de les entendre parler leur langue entre eux. Si certaines sonorités lui rappellent un peu l’anglais, il note également des claquements, des cliquettements (ainsi que d’autres bruits évoquant le choc de deux baguettes) qu’un homme ne saurait reproduire sans l’assistance d’une machine.

La peau des Tosoks présente toute une palette de nuances. Si Hask tire sur le gris, un de ses compagnons est carrément anthracite alors qu’un troisième se signale par des reflets bruns. Deux autres sont vert turquoise et le dernier, bleu marine. Kelkad, le capitaine, est légèrement plus clair que ce dernier. De même, un seul d’entre eux a ses quatre yeux identiques. Pendant que ses coéquipiers discutent à n’en plus finir, l’un d’eux donne libre cours à sa curiosité. Il palpe Clete sur tout le corps, lui ébouriffe les cheveux et approche son visage à quelques centimètres du sien en le fixant de ses yeux ronds.

Hask paraît faire son rapport à l’équipage. Pour autant que Clete peut en juger, la communication gestuelle est peu développée chez les Tosoks. En revanche, il semble que les mouvements du toupet servent à introduire des nuances dans le discours. Dans son monologue, Hask emploie à plusieurs reprises un mot qu’on pourrait transcrire par Crash-boum ! Clete en déduit qu’il leur décrit l’explosion qui a dû accompagner la collision dans la ceinture de Kuiper. Apparemment, seuls Hask et son compagnon décédé ont assisté à l’événement.

Le capitaine Kelkad paraît mécontent – il parle plus fort que nécessaire et son toupet est agité de tressaillements. Peut-être estime-t-il que Hask a outrepassé ses prérogatives en entrant en contact avec les hommes durant son sommeil, à moins que ce ne soit la mort de son équipier qui l’affecte ainsi.

À la fin, il se tourne vers Clete et prononce des paroles que Hask s’empresse de traduire :

— Kelkad dit qu’il est prêt à rencontrer vos dirigeants. Nous pouvons retourner sur Terre.

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