Chapitre 30

En entrant dans la salle d’audience, Dale cherche le nouveau juré du regard. Certes, il était présent dès le premier jour, mais en tant que simple suppléant. L’homme, de race asiatique, paraît entre vingt-cinq et trente ans. Rien dans son expression n’indique de quel côté penchera son vote. Dale le gratifie d’un sourire chaleureux, un sourire qui veut dire : « Faites-moi confiance ; on est tous dans le même bateau. »


Ça ne peut pas faire de mal…

La journée a été consacrée à l’audition de témoins secondaires et à débattre d’obscurs points de droit. Il est plus de vingt et une heures quand Dale regagne son domicile, exténué de fatigue. Cela lui arrive de plus en plus fréquemment – il n’y a rien à faire : on ne triche pas avec l’âge.

Il y a des années de ça, comme on venait de lui décerner le prix de l’« avocat de l’année », Dale s’est vu demander par un reporter s’il était « fier désormais d’être un Afro-Américain ». Dale lui avait lancé un regard meurtrier, de ceux qu’il réserve habituellement aux policiers qui mentent durant les interrogatoires.

— J’ai toujours été fier d’être un Afro-Américain.

En réalité, le statut d’Afro-Américain n’offre pas tant d’avantages que cela. Au restaurant, Dale est habitué à ce que la serveuse intervertisse sa commande avec celle de l’unique autre client noir présent dans la salle. Les Blancs n’arrêtent pas de le confondre avec d’autres hommes souvent beaucoup plus jeunes et qui n’ont rien de commun avec lui, hormis la couleur de la peau.

Mais s’il est une occasion où il tire avantage de sa taille et de sa couleur, c’est lorsqu’il lui prend l’envie de se promener tard le soir. Même ici, à Brentwood, les gens ont peur de sortir après minuit. Dale, lui, est certain que personne ne tentera de l’agresser et puisqu’il rentre rarement chez lui avant neuf heures, il se réjouit que les rues ne lui soient pas interdites après la tombée de la nuit, ainsi qu’à tant d’autres. Bien sûr, il y a toujours des flics pour arrêter leur voiture à sa hauteur et lui demander ses papiers, pour la simple raison qu’il fait nuit, qu’il est noir et qu’il se trouve dans un quartier résidentiel, habité par une majorité de Blancs.

Dale songe au procès en marchant. Les présomptions les plus graves pèsent sur Hask : son absence d’alibi, le fait qu’il ait mué la nuit même où le meurtre a été commis, l’occasion qui lui avait été donnée peu de temps auparavant de se faire la main sur le cadavre de sa camarade décédée, la vidéo le montrant en train de manipuler un outil tranchant, peut-être l’arme du crime… Sans parler de ses réflexions comme quoi les siens avaient peut-être eu tort de renoncer tout à fait à la chasse.

Soudain, Dale voit venir vers lui un homme blanc promenant un petit chien. Sitôt qu’il l’aperçoit, l’homme change de trottoir. Dale secoue la tête avec tristesse. C’est toujours pareil… Et cela fait toujours aussi mal.

Le juge Pringle n’aurait jamais dû autoriser Stant à muer devant le jury. Peut-être tient-il là un motif suffisant pour se pourvoir en appel, dans le cas probable où le jury rendrait un verdict positif. Il ne fait aucun doute que Ziegler insistera dans son réquisitoire sur le fait que Hask et Stant étant demi-frères, leurs mues respectives auraient dû se produire à peu de temps d’intervalle. Si ça n’a pas été le cas, cela veut dire que la mue de Hask a été provoquée – et pourquoi aurait-il fait ça le jour du crime s’il n’avait pas commis celui-ci ?

Le bruit de ses pas résonne dans la nuit. Quelques chiens aboient sur son passage, invisibles derrière les hauts murs des jardins, mais il n’en a cure : un chien aboie après n’importe qui. Si Dale avait eu une vie moins remplie, il aurait volontiers goûté à la compagnie d’un chien… Ou, encore mieux, à celle d’une femme.

Dale a été fiancé alors qu’il fréquentait encore la fac, mais le temps qu’il décroche son diplôme, Kelly et lui avaient rompu. Entre-temps, elle avait compris qu’il n’y aurait jamais vraiment place pour autre chose que son travail dans sa vie. Dale pense souvent à elle. Il n’a pas la moindre idée de ce qu’elle est devenue mais, où qu’elle se trouve, il souhaite de tout cœur qu’elle soit heureuse.

Une flaque de lumière pleuvant d’un lampadaire sur le trottoir signale l’angle de la rue. Dale pénètre dans la zone éclairée et s’engage dans la voie perpendiculaire.

Au même moment, il a comme une révélation… En une seconde, les pièces du puzzle s’ordonnent dans sa tête.

Bon sang, s’il a vu juste…

S’il a vu juste, Hask est forcément innocent.

Et il peut le prouver.

Bien sûr, il ne faudra pas compter qu’il coopère, mais ce ne sera pas la première fois que Dale sauvera un client contre sa volonté même. Dale fonce bravement dans la nuit, fort de la certitude de savoir qui Hask cherche à protéger.

Il a prévu d’interroger Smathers le lendemain. Après cela, il appellera le docteur Hernandez à la barre et alors…

Dale fait un brusque demi-tour et reprend la direction de son domicile, marchant aussi vite que le lui permet sa carcasse fatiguée.

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