Chapitre 40

Après discussion, il apparaît plus sûr de désigner un homme pour établir le premier contact. Certains n’ont toujours pas confiance en Hask et Seltar, sans compter que le nouvel alien pourrait représenter un danger pour les deux Tosoks : aux yeux des leurs, ceux-ci sont ni plus ni moins des traîtres à la patrie.

Frank Nobilio étant la seule personne encore vivante à avoir l’expérience de ce type de situation, c’est à lui qu’échoit cette mission. Bientôt, il quitte le centre de commandement secret à bord d’un jet biplace Harrier TAV-8B VTOL détaché de la base de Cherry Point, en Caroline du Nord, pour se rendre au siège de l’ONU.

À son arrivée à New York, il retrouve Hask et Seltar dans une pièce du bâtiment du Secrétariat, ce monstrueux monolithe lancé à l’assaut du ciel.

— Je suis content de te revoir, ami, lui dit Hask.

— Moi aussi, Hask. Tu reconnais ce vaisseau ? demande Frank en désignant l’appareil extraterrestre qui se profile derrière les vitres miroir du bureau.

— Non, mais cela ne veut rien dire. Tant de choses ont dû changer depuis notre départ, il y a de ça deux siècles. Mais quoi qu’il vous arrive, reprend-il avec un frémissement ému de son toupet, je tiens à te remercier pour l’aide que tu m’as apportée et je te prie de ne pas oublier que l’humanité compte au moins quelques amis en dehors de cette planète.

— Je n’oublierai pas, promet Frank.

Seltar lève son bras ventral et tend une main timide vers la tête de Frank.

— Je peux ?

Frank en reste tout interdit, puis il se ressaisit et sourit. Les doigts en spatule de Seltar viennent ébouriffer ses cheveux désormais presque tous gris. Quand elle en a fini avec lui, Frank effleure rapidement son toupet de sa main droite avant d’en faire autant à Hask, lequel manifeste alors un vif étonnement.

— Il faut que j’y aille, dit Frank. Il ne serait pas correct de ma part de faire attendre nos nouveaux visiteurs.

Hask tire de la poche de sa tunique son mini-ordinateur à clavier cruciforme et le tend à son ami sans un mot. Frank se fait ensuite conduire au rez-de-chaussée par l’ascenseur et traverse le parking à pas lents, jusqu’au vaisseau sphérique. Entre-temps, le passager s’est retiré à l’intérieur. Frank craint de devoir emprunter la passerelle pour tambouriner contre la coque mais alors qu’il n’est plus qu’à une dizaine de mètres, la porte s’ouvre à nouveau, livrant passage au même alien ou à un autre en tout point semblable.

Frank lui fait voir l’ordinateur, dans l’espoir qu’il le reconnaisse et sache quel usage en faire. Rien n’est moins sûr : pour sa part, Frank serait bien en peine d’identifier un outil agricole de l’Italie du dix-neuvième siècle, et encore moins un objet émanant d’une civilisation étrangère.

Soudain, l’alien déplie un de ses membres – à le voir bouger, on dirait plutôt un bras articulé en plusieurs points qu’un tentacule. Frank prend une profonde inspiration et continue d’avancer. Comme il l’avait deviné, l’alien est vêtu d’une sorte de combinaison argentée. À la jonction de chaque jambe avec le torse, une bande de tissu plus claire laisse entrevoir la peau de la créature, d’un jaune doré avec des écailles. Il apparaît tout à coup à Frank que ces bandes plus claires n’ont d’autre raison d’être que de permettre la vision – chacune des jambes présente en effet deux yeux de forme ovale, placés l’un au-dessus de l’autre. Ces yeux ont des paupières qui se ferment de gauche à droite, jamais simultanément pour ceux d’une même jambe. Les réservoirs de gaz se raccordent à la combinaison à la naissance de chaque jambe – ce doit être là que se trouvent les orifices respiratoires de la créature.

Frank tient toujours l’ordinateur à hauteur de son visage. La petite taille de l’alien lui permet de l’observer pardessus. Son corps est un parfait exemple de symétrie radiaire et rien n’indique qu’il présente une face antérieure et postérieure. Bien que le bras qu’il tend vers lui ait son extrémité gantée de la même étoffe argentée que la combinaison, Frank devine qu’il forme une fourche dont les deux branches ont vite fait de cueillir l’ordinateur dans sa main. La combinaison était presque brûlante au toucher, à croire qu’elle repousse l’excédent de chaleur. Frank en conclut aussitôt que l’alien vient d’un monde plus froid que la Terre.

La créature plie le bras, approchant l’ordinateur d’une de ses paires d’yeux. Puis elle le retourne, semblant hésiter sur la manière de le tenir. Frank sent ses espoirs s’écrouler. On dirait qu’il va falloir tout reprendre de zéro, apprendre à communiquer étape par étape.

Tout à coup, une deuxième étoile de mer émerge du module sphérique et se dirige vers Frank dans un mouvement de rotation de tout le corps. Comme elle parvient à sa hauteur, Frank remarque dans une de ses mains un appareil doté d’une de ces fiches à trois branches caractéristiques de la technologie tosok. Le nouveau venu retire l’ordinateur de Hask à son compagnon et le connecte à l’appareil qu’il a apporté. Aussitôt, les voyants des deux machines se mettent à clignoter.

Frank prend alors conscience d’une sorte de bourdonnement à peine audible. Après avoir incriminé l’ordinateur, il identifie bientôt la source du bruit : il semble que les deux aliens se soient lancés dans une conversation composée pour l’essentiel d’ultrasons, chacun émettant tour à tour l’espèce de vrombissement qui a attiré son attention.

Puis le clavier de l’ordinateur de Hask cesse brusquement de clignoter, le second alien le déconnecte et le tend à Frank qui s’empresse de le récupérer, malgré sa surprise. L’alien confie ensuite l’appareil qu’il avait apporté à son compagnon et recule d’une dizaine de mètres, toujours en tournoyant sur lui-même.

Le premier alien émet encore quelques bourdonnements sourds, puis la voix synthétique que Frank a fini par associer à Hask jaillit de l’appareil qu’il tient toujours entre ses mains :

— Est-ce que vous me comprenez ?

— Oui, répond Frank, le cœur battant.

— Le registre vocal tosok que vous semblez utiliser pour communiquer ne permet pas de restituer mon nom individuel. Veuillez m’attribuer un nom dont vous puissiez reproduire les sonorités.

— Euh, bafouille Frank, pris de court. Tony… Je vous appellerai Tony.

— Tony. Et vous êtes… ?

— Frank.

— Nous nous sommes mis en route sitôt après avoir intercepté le message tosok. Depuis notre orbite, j’ai pu constater que nous n’arrivions pas trop tard.

— Trop tard pour quoi ?

— Pour empêcher l’éradication de toute vie sur votre monde.

— Et c’est pour ça que vous êtes venus ?

— En effet. Les Tosoks ont également tenté de nous exterminer, mais nous ne manquons pas de ressort, si j’ose dire. Nous avons réussi à les vaincre.

Le visage de Frank s’épanouit dans un large sourire.

— Bienvenue sur Terre, ami.


Les nouveaux visiteurs – immédiatement baptisés « Toupies » par le correspondant de CNN – sont originaires de l’étoile appelée Epsilon Indi, située respectivement à onze et neuf années-lumière de la Terre et d’Alpha du Centaure. Les Toupies ayant découvert les ondes radio des siècles avant les hommes, les Tosoks ont dépêché vers leur planète un vaisseau ultra-rapide, parvenu à destination quelque trente ans plus tôt. Toutefois, les Toupies ont réussi à vaincre leurs envahisseurs au terme d’une guerre interminable.

Leur magnifique vaisseau comporte un équipage de vingt-six membres, mais seul Tony est en contact avec les Terriens. Ce jour-là, il doit prononcer un discours devant l’Assemblée générale des Nations Unies, à la même tribune que Kelkad cinq ans plus tôt. Déployé sur le mur derrière lui, l’emblème de la planète qu’il vient d’aborder le domine de sa taille dans son berceau d’olivier, le faisant paraître encore plus trapu.

Tony n’utilise plus la voix de Hask. Après qu’on lui a exposé le problème, il a demandé un échantillon d’une voix qu’il puisse s’approprier. Après mûre réflexion, Frank a chargé un de ses assistants de louer la cassette de Du silence et des ombres chez Blockbuster Video, ce qui explique que Tony s’exprime maintenant avec la voix de Gregory Peck, l’interprète d’Atticus Finch.

— Peuples de la Terre, commence-t-il, je vous apporte le salut de nos gouvernants. Nous nous réjouissons que vous ayez pu déjouer le plan des Tosoks et que vous soyez saufs. Mais d’autres mondes ont été moins heureux. Nous en avons identifié trois qui ont été anéantis. De même, deux des continents de notre planète ont été rendus inhabitables durant le conflit qui nous a opposés à eux. Je conçois que vous ayez des griefs contre les Tosoks qui ont tenté de vous exterminer, mais vous admettrez, je l’espère, que leurs méfaits se sont bornés à tuer une poignée d’individus. En accord avec les peuples des deux autres mondes qui ont eu à subir la même menace, nous entendons que les Tosoks survivants – y compris les cinq impliqués dans le complot contre la Terre – soient jugés pour génocide et tentative de génocide. Si vous le souhaitez, nous vous invitons à collaborer à cette entreprise. Quoi qu’il en soit, nous réclamons officiellement l’extradition des Tosoks connus sous les noms de Rendo, Torbat, Dodnaskak, Stant et Ged. Vous avez notre promesse qu’ils paieront pour leurs crimes. Me voici donc au siège de vos Nations unies, dont l’histoire brève mais – pardonnez-moi de le dire – agitée m’a été narrée depuis mon arrivée. L’ONU, malgré les difficultés auxquelles elle se heurte, représente un idéal ; la croyance selon laquelle il serait possible de travailler ensemble à la paix. Bien sûr, elle a connu bien des échecs et rien ne dit qu’elle n’en connaîtra pas d’autres. Pourtant, mon peuple partage cet idéal, cet espoir, de même que les habitants des mondes mentionnés plus haut. Nos trois planètes ont entrepris de créer une Organisation des Mondes unis, pourrait-on dire, qui œuvrera dans l’intérêt commun et veillera à ce qu’il n’éclate plus jamais de guerre d’une étoile à une autre. Pour être franc, votre monde apparaît primitif comparé aux membres actuels de cette organisation. Mais j’ai pu constater que l’ONU avait toujours encouragé les progrès de ses membres les moins riches et les moins développés. Cet idéal commun explique ma présence aujourd’hui parmi vous, qui représentez ici vos nations en même temps que l’ensemble de l’humanité. Si je me trouve ici, c’est pour inviter la Terre à se joindre à nous.

Durant quelques secondes, Tony donne l’impression de contempler l’océan humain qui s’étend à ses pieds, où se mêlent le blanc, le noir et le jaune.

— Mes amis, reprend-il en guise de conclusion, nous vous offrons rien de moins que les étoiles.

Загрузка...