Chapitre 33

Les moniteurs de la salle d’audience s’allument à nouveau sur une vue tremblante de l’intérieur du vaisseau tosok. Ces images-là ne proviennent pas d’un enregistrement car, cette fois, la transmission a lieu en direct.


Francis Antonio Nobilio se déplace en apesanteur le long d’une coursive faiblement éclairée. La sensation est grisante ; il lui semble avoir rajeuni de dix ans. Au début, il a un peu souffert de nausée mais son corps a eu vite fait de s’habituer à l’absence de gravité et, à présent, il s’amuse comme un fou. L’air qu’il respire est vaguement salé, comme en bord de mer, et mêlé d’effluves indéfinissables. Frank n’avait jamais rien perçu de tel en présence des Tosoks mais après plusieurs siècles passés à bord, il n’y aurait rien d’étonnant à ce que des odeurs corporelles normalement indétectables se soient intensifiées jusqu’à franchir le seuil de perception d’un odorat humain.

L’environnement sonore est également très riche, formé du sifflement assourdi des appareils électriques, du clapotis intermittent de la tuyauterie et d’un cliquetis que Kelkad, qui accompagne Frank, explique par l’échauffement de la coque du vaisseau quand son orbite l’éloigné de l’ombre de la Terre pour l’exposer au rayonnement solaire.

Frank est équipé d’une caméra vidéo prêtée par Court TV ainsi que d’un micro sans fil et d’un écouteur. Kelkad, qui porte un casque à écouteurs adapté à sa morphologie, a fait le nécessaire pour que les signaux émis depuis le vaisseau parviennent directement au tribunal (les problèmes qui avaient empêché Cletus Calhoun d’en faire autant lors de sa visite impromptue se sont révélés très faciles à surmonter). Plus d’un milliard de personnes sont probablement rivées à leur téléviseur de par le monde mais, pour Frank, le seul public important consiste en un jury de douze hommes et femmes, regroupés dans une salle du tribunal de Los Angeles. Débrouillez-vous pour apporter ici la preuve que vous cherchez là-haut, avait dit le juge Pringle à Dale Rice, et c’est précisément ce qu’il a fait.

— Docteur Nobilio, est-ce que vous m’entendez ? fait la voix de Dale par radio.

— Je vous entends, répond Frank en ajustant son casque.

— Bien. Le jury étant présent, nous pouvons reprendre. Capitaine Kelkad, voudriez-vous escorter le docteur Nobilio jusqu’à l’infirmerie du vaisseau ?

— Certainement, dit Kelkad.

Repoussant le mur d’un coup de pied expert, il s’élance le long du corridor. Vu d’en dessous, il évoque un peu un calmar infirme avec ses quatre membres ballants. Frank se propulse à son tour, cramponné à sa caméra, et tente de le suivre. Si Kelkad parvient à progresser en ligne droite, Frank rebondit sans cesse d’une cloison à l’autre. À un moment, l’objectif de sa caméra vient heurter un des plafonniers jaunes et les spectateurs restés sur Terre l’entendent marmonner de vagues excuses.

Enfin, ils parviennent à l’infirmerie du vaisseau. Aucun être humain n’a jamais pénétré en ce lieu mais Stant, le biochimiste de l’équipage, l’a décrit à Dale dans sa déposition. Le centre de la pièce est occupé par une table d’opération creusée dans son axe vertical afin d’y loger un bras. Du plafond pend une espèce de pieuvre mécanique avec des instruments chirurgicaux accrochés à ses bras articulés, de sorte que le chirurgien puisse les tirer vers lui selon ses besoins. Dans le mur sont encastrés des casiers avec des ouvertures hexagonales d’environ huit centimètres de diamètre. La couleur dominante est le bleu clair, avec çà et là des touches rouges et argent. En lieu et place des habituelles lampes circulaires, le plafond est constitué d’un immense et unique panneau lumineux à l’éclat blanchâtre.

— Merci, fait la voix de Dale. D’après mes renseignements, c’est ici que Hask aurait recueilli les organes de Seltar, le membre de votre équipage mort dans un accident. Exact ?

Flottant à mi-chemin du sol et du plafond, Kelkad se retient à la table d’opération avec sa main ventrale.

— C’est exact, dit-il avec un mouvement affirmatif de son toupet.

— Docteur Nobilio, reprend Dale, veuillez faire un panoramique de la salle et, en même temps, décrivez-nous son état.

La caméra de Frank balaie les murs, le sol puis remonte lentement la table sur toute sa longueur.

— Tout a l’air parfaitement propre, commente-t-il. Je ne vois aucun signe de désordre.

— Pas de taches de sang, ni de trace de carnage ?

— Non.

— À présent, veuillez nous montrer les casiers encastrés dans le mur, poursuit Dale. J’aimerais que vous fassiez un zoom sur les étiquettes, précise-t-il comme Frank s’exécute, et vous, Kelkad, que vous nous traduisiez ce qui est écrit dessus.

Tout à coup, la voix de Ziegler résonne dans les écouteurs de Frank :

— Objection, Votre Honneur. Puis-je approcher ?

— Appro…

Sans doute le juge Pringle vient-elle d’éteindre les micros. Frank se tourne vers Kelkad.

— Désolé, dit-il dans un haussement d’épaules.

— Il me semble que vos tribunaux perdent un temps considérable à débattre de points de procédure, remarque l’alien dont le toupet fait des vagues.

— Vous devriez venir faire un tour à la Maison-Blanche, soupire Frank. C’est fou, l’énergie qu’on y gaspille en discussions stériles.

— Pourtant, maître Rice dit de vous que vous êtes un idéaliste…

— Comparé à lui, c’est sûr que j’en suis un. Mais je suis idéaliste dans le sens où je nous crois capables d’atteindre un idéal, que ce soit dans le domaine de la justice ou de la politique. D’ailleurs…

— … vous rasseoir, fait à nouveau la voix de Pringle (apparemment, le problème soulevé par l’accusation a été résolu). Maître Rice, veuillez poursuivre.

— Merci, Votre Honneur. Docteur Nobilio, vous étiez en train de nous montrer les casiers de rangement…

— Oh ! pardon, s’excuse Frank en rectifiant la position de sa caméra. Ça va, comme ça ?

— C’est parfait. Capitaine Kelkad, vous voulez bien traduire ? Frank constate que Kelkad a le regard dirigé vers le casier en haut à droite, alors que la caméra filme celui de gauche – encore une de leurs petites différences culturelles.

— Sur celui-ci…

— Non, Kelkad. Commencez par la gauche.

— Oh ! désolé.

En poussant sur son bras ventral, il se déplace de quelques mètres le long du mur.

— Sur celui-ci, on peut lire « chirurgie ». Dans votre langue, on dirait plutôt « équipement », quoique le terme ait un sens plus général…

— Petit matériel chirurgical ? suggère Dale.

— C’est ça, oui.

— Et sur le suivant ?

— Dans quel sens ? Horizontal ou vertical ?

— Horizontal. Le casier qui se trouve à droite du précédent.

— Pansements et gaze.

— Ensuite ?

— Articulations artificielles.

— Autrement dit, des prothèses de coudes et de genoux ? Le toupet de Kelkad s’incline en signe d’acquiescement.

— Oui.

— Puis ?

— Ce motif vert n’est pas un mot, mais un symbole indiquant que le casier est réfrigéré.

— C’est-à-dire que son contenu est maintenu à basse température ?

— Tout juste.

— Il y a quelque chose d’écrit sous le symbole.

— Sur la première colonne, on peut lire « organes à transplanter » et sur la seconde, « cœurs ».

— Le graphisme de ces dernières étiquettes diffère notablement de celui des précédentes. Comment cela se fait-il ?

— Les premières étiquettes ont été rédigées à la machine et celles-ci à la main.

— Reconnaissez-vous cette écriture ? interroge Dale.

— Objection ! s’exclame Ziegler. Kelkad n’est pas expert en graphologie tosok.

— Rejetée, fait la voix du juge. Vous pouvez répondre, Kelkad.

— C’est l’écriture de Hask. Ce manque de soin est très caractéristique.

Quelques rires parviennent à Frank via les écouteurs.

— Aussi peut-on affirmer que ce casier a été étiqueté après que vous avez quitté Alpha du Centaure ? reprend Dale.

— Indubitablement. Nous n’avions pas d’organes en réserve à notre départ.

— D’où ceux-ci proviennent-ils ?

— De Seltar, le membre décédé de notre équipage.

— Je sais que les Tosoks craignent le froid. Pourriez-vous ouvrir sans risque un de ces compartiments réfrigérés ?

— Oui.

— Vous n’avez pas peur de vous trouver plongé en hibernation ?

— Non.

— Dans ce cas, vous voulez bien le faire ?

— Je proteste, rétorque Kelkad. Il n’y a pas lieu d’exhiber des organes sans raison médicale valable.

— Je comprends, fait Dale.

Sa voix leur parvient à nouveau mais plus faible, comme s’il s’était éloigné du micro.

— Les autres Tosoks désirent-ils quitter la salle ?

Frank perçoit l’écho d’un remue-ménage et en conclut que les compagnons de Kelkad ont répondu à l’invitation de Dale.

— Il n’y a plus de Tosoks présents, indique ensuite l’avocat. Vous pouvez y aller.

— Puisqu’il le faut, grogne Kelkad.

Il glisse alors les doigts de sa main ventrale dans quatre encoches situées au bas de la porte hexagonale du caisson. Frank fait un zoom pour ne rien perdre de la scène. Les doigts de Kelkad se plient aux articulations et on entend une sorte de déclic. Puis le capitaine tire le battant vers lui, faisant surgir du mur un module transparent, pareil à un bloc de quartz géant. Une vague d’air glacé parvient jusqu’à Frank, poussée par le système de ventilation, tandis que l’objectif de sa caméra se couvre d’un voile de buée vite dissipé.

— Docteur Nobilio, fait la voix de Dale, pourriez-vous nous montrer l’intérieur du compartiment ?

Frank pédale dans le vide, tentant en vain de se rapprocher, jusqu’à ce que Kelkad lui tende sa main dorsale. Frank s’y agrippe et parvient à se mettre en position.

— Ça va comme ça ?

— Parfait. Kelkad, pouvez-vous identifier l’objet que vous avez devant les yeux ?

Le caisson contient une masse rose grosse comme le poing, enveloppée dans un film transparent et enfouie dans la glace.

— Certainement. C’est un cœur tosok.

— Lequel ?

Kelkad se penche vers le cœur puis fait un geste vague de sa main ventrale.

— L’antérieur droit, il me semble.

— Très bien. Voyez-vous autre chose dans le compartiment ? Kelkad glisse à nouveau les doigts dans les encoches et ouvre un peu plus le tiroir transparent, révélant un second cœur, également enfoui dans la glace.

— Il y en a un autre, commente-t-il. L’antérieur gauche, dirait-on. Et un troisième, ajoute-t-il une seconde plus tard. Et un quatrième -le postérieur gauche, cette fois.

— Êtes-vous sûr que ce soit un cœur postérieur gauche, l’interroge Dale, ou n’est-ce qu’une supposition ?

Les yeux de Kelkad se rétrécissent latéralement, témoignant d’un effort de concentration.

— Non, c’est bien ça.

— Autre chose encore ?

Kelkad tire un peu plus sur la poignée. Le caisson comprend deux autres compartiments, tous les deux vides.

— Non, plus rien.

— Récapitulons pour le jury : il y a là quatre cœurs, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Et un Tosok normal possède quatre cœurs autonomes.

— En effet.

— Et ces quatre cœurs présentent des formes différentes.

— La forme générale est à peu près identique ; c’est la position des valvules qui permet de les distinguer.

— Merci. Passons au casier suivant, je vous prie.

Frank exerce une poussée sur le mur et adopte une position plus adéquate, une main plaquée au plafond (bien que lumineux, celui-ci est frais au toucher).

— C’est encore un caisson réfrigéré, explique Kelkad, avec une étiquette rédigée de la main de Hask. On peut lire : « Organes à transplanter – poumons », déchiffre-t-il en désignant les mots.

— Veuillez l’ouvrir, dit Dale. En entier, précise-t-il comme l’autre s’exécute.

Le capitaine tire d’un coup sec sur la poignée. À peine l’a-t-il lâchée que la force d’inertie l’envoie voler à travers la pièce, tandis que Frank effectue un déplacement. Le tiroir contient quatre formes semi-circulaires de couleur bleue.

— Qu’y a-t-il à l’intérieur du compartiment ? interroge Dale depuis la Terre.

— Quatre poumons tosoks, répond Kelkad qui s’est rapproché.

— C’est le nombre habituel ?

— Oui.

— Y a-t-il moyen de distinguer un poumon droit d’un poumon gauche, par exemple ?

— Pour ça, il faut le disséquer ou le passer au scanner. En fait, les poumons sont interchangeables.

— Ces quatre-là non plus ne figuraient pas dans vos stocks au décollage ?

— Non. Comme je vous l’ai dit, nous n’avions pas de réserve d’organes à notre départ.

— Et le casier du dessus, que contient-il ?

— D’après l’étiquette, des gebarda, ces organes qui remplissent les mêmes fonctions que vos reins et votre rate.

— Veuillez le tirer à fond.

Kelkad obtempère et, cette fois, il parvient à se maintenir aux côtés de Frank.

— Y a-t-il quatre organes à l’intérieur ? Kelkad agite son toupet en signe d’assentiment.

— Oui.

— Merci. Afin d’économiser le temps de la Cour, peut-être pourrions-nous passer directement au tiroir contenant le kivart de Seltar ?

Kelkad referme le caisson où sont stockés les quatre gebarda puis promène ses regards sur les portes alignées.

— Nous attendons, Kelkad.

— Je cherche.

— J’ai employé le terme approprié, pas vrai ? Le kivart est bien cet organe qui produit les faisceaux de nerfs flottants ?

— En effet. Mais je ne le vois nulle part.

— Pourtant, il est possible de stocker le kivart en vue d’une transplantation ?

— Oui.

— Et comme on n’en trouve qu’un exemplaire par individu, je suppose que ça le rend d’autant plus précieux ?

— En effet.

— En revanche, un Tosok peut très bien vivre avec un poumon en moins, non ?

— En fait, renchérit Kelkad, chez un sujet âgé, la fatigue occasionnée par une transplantation dépasserait les bénéfices qu’il en retirerait.

— À condition de ne pas faire trop d’efforts, un Tosok peut même survivre avec juste deux poumons ?

— C’est exact.

— De même, la perte d’un cœur, voire de deux, ne présente pas de risque mortel.

— C’est vrai.

— Tandis que l’absence du kivart entraîne presque aussitôt de graves troubles moteurs ?

— Oui.

— On peut dire qu’un Tosok ne peut survivre longtemps sans son kivart. Je me trompe ?

— Non.

— Par conséquent, Hask ne pouvait manquer de recueillir cet organe précieux entre tous…

Un bruit sourd parvient alors aux oreilles de Frank, suivi d’une injonction du juge :

— Maître Rice, veuillez ramener votre client à la raison. Je ne puis tolérer de tels éclats dans l’enceinte de ce tribunal.

— Vous avez toutes mes excuses, Votre Honneur. Voyons, Hask, du calme…

La voix de Hask et sa traduction quasi simultanée forment une rumeur confuse, comme si le micro les avait saisies de loin.

— Arrêtez avec ces questions.

— Désolé, Hask, objecte Dale, mais je suis là pour vous défendre.

— Je ne veux pas de cette défense-là.

— Maître Rice, répète le juge. Enfin, maître Rice…

— Une seconde, Votre Honneur.

— Maître Rice, la Cour attend.

— Hask, j’ai bien l’intention d’achever.

— Mais…

Maître Rice, pour la dernière fois…

— Kelkad, est-il vrai que le kivart soit un organe vital ?

— De toute évidence, oui.

— Néanmoins, il ne figure pas parmi les organes recueillis par Hask.

— Apparemment pas.

— Hask connaissait pourtant son importance ?

— Sans aucun doute. Et même s’il l’avait oubliée, le manuel de procédure aurait dû lui rafraîchir la mémoire. Il l’aura certainement consulté après le décès accidentel de Seltar.

— Ainsi, il manque à l’inventaire des éléments anatomiques qu’on se serait attendu à trouver là, remarque Dale. N’était-ce pas également le cas avec le corps du docteur Calhoun ?

— Je… Sans doute peut-on le voir ainsi, lui accorde Kelkad.

— Merci. Je laisse la parole au ministère public.

— Pas de questions, fait une voix étouffée.

À l’entendre, Ziegler paraît complètement désorientée. Qui pourrait l’en blâmer ? C’est à croire que Dale plaide pour la partie adverse, en laissant supposer que Hask a pu expérimenter des actes aberrants sur un de ses congénères avant de les reproduire sur un être humain.

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