Chapitre 34

Sa caméra éteinte, Frank se laisse dériver dans le vide de l’infirmerie aux côtés de Kelkad. Dans tout le système solaire, il n’est pas deux êtres qui soient plus isolés qu’eux deux à cet instant. Même Mir rassemble plus de monde à son bord, sans compter que son équipage est constamment en contact avec la base de Kaliningrad.

— Il faudrait regagner la planète, fait Kelkad.

Pas la Terre, la planète… Que le fossé qui les sépare est donc grand !

En même temps, Frank est conscient qu’une occasion pareille n’est pas près de se reproduire. Songez qu’ils sont loin des autres Tosoks et de leur escorte, de la Cour et des médias.

— Dites-moi, Kelkad, juste de vous à moi : pensez-vous que Hask ait tué Clete ?

— Oui, répond Kelkad sans l’ombre d’une hésitation.

Sa franchise laisse Frank sans voix. Il s’attendait à des dénégations, mais peut-être est-ce là une attitude typiquement humaine.

— Mais pourquoi ? Pourquoi aurait-il fait ça ? Est-ce que… Se pourrait-il qu’il soit fou ?

Kelkad repousse cette explication d’un mouvement du toupet.

— Pas plus qu’aucun d’entre nous.

— Alors, pourquoi aurait-il fait ça ?

— Il est temps de redescendre, répète Kelkad en s’écartant doucement du mur.

— S’il vous plaît, non. Il faut que je sache. Cela restera entre nous.

— Vous ne comprendriez pas.

Frank a déjà songé à cette éventualité : la psychologie des aliens serait si différente de celle des hommes que leurs actes leur paraîtraient totalement incompréhensibles.

— Mettez-moi à l’épreuve, se contente-t-il de répondre. Entre-temps, Kelkad a atteint l’autre bout de la salle. Il étend son bras ventral pour freiner sa progression et repart lentement en arrière après avoir touché le mur. Il a l’air pensif, comme s’il cherchait le moyen de rendre ses propos intelligibles à un humain.

— De même que vous, dit-il enfin, nous pensions avoir été créés à l’image de Dieu. Par conséquent, nous nous considérions comme des êtres parfaits, de conception divine et d’une exécution sans faille. Cette certitude nous était d’un grand réconfort – l’existence est beaucoup plus facile à supporter quand on se sait un enfant de Dieu.

Frank acquiesce, songeant à sa propre éducation catholique.

— Puis nous avons découvert les principes de l’évolution, tout comme vous…

Tout en parlant, Kelkad a regagné le mur du fond et s’est agrippé à la poignée d’un des caissons.

— Votre monde à vous est presque entièrement recouvert d’eau, avec des blocs continentaux isolés les uns des autres – une disposition favorable à des évolutions séparées. L’étonnant, c’est que vous ayez tellement tardé à prendre conscience de ce processus, alors qu’il aurait dû vous apparaître évident des siècles plus tôt. En revanche, notre race est excusable d’avoir mis si longtemps à comprendre. Notre monde est composé de seulement vingt pour cent d’eau et ne présente pas de continents distincts. Les espèces circulent librement sur toute la surface du globe. Restent les fossiles… Mais, là encore, sur une planète aride telle que la nôtre, la sédimentation se fait plus lentement. Par conséquent, les fossiles y sont plus rares, quoique cette rareté soit en partie compensée par la présence de restes naturellement momifiés. Leur analyse suggérait que le passage des formes de vie anciennes aux modernes s’était fait en plusieurs étapes. Néanmoins, la preuve de l’évolution n’est pas venue comme chez vous de l’observation de populations isolées montrant des adaptations spécifiques mais des progrès de la biochimie, à travers l’analyse des divergences génétiques entre espèces voisines.

— Ça aussi, on sait le faire, remarque Frank. Si les lacunes des archives paléontologiques ne permettent pas de retracer avec exactitude l’évolution des primates, on a pu déterminer que l’homme s’était séparé du singe il y a cinq milliards d’années en analysant les différences de leurs ADN.

— Cela n’a fait que confirmer ce que vous saviez déjà. Tandis que dans notre cas, ç’a été une révélation. Mais peu importe la manière, la conclusion était inévitable : nos deux espèces sont le produit d’une sélection naturelle, non l’œuvre d’un créateur divin.

— J’imagine que c’est là une vérité aussi universelle que peuvent l’être les lois de la gravitation.

— Blasphème ! s’écrie Kelkad.

Dans sa colère, il lâche la poignée et part à la dérive pour s’immobiliser à moins d’un mètre de Frank.

— Je… je vous demande pardon ?

— À notre grande honte, il est vrai que les Tosoks sont le fruit d’une évolution, de même que les autres formes de vie de notre planète. Nous savons aujourd’hui qu’il en a été de même ici, sur Terre. Mais quelque part dans l’univers, il doit bien se trouver d’authentiques enfants de Dieu, créés à Son image et par conséquent parfaits.

— Ne me dites pas que vous croyez à ces sornettes !

Frank comprend un peu tard combien sa réaction manquait de tact.

— J’y crois du plus profond de mon être, proteste Kelkad dont le toupet trahit une excitation intense. Dieu existe ou bien l’univers n’a ni sens ni raison d’être. Cette dernière proposition étant inacceptable, la première est nécessairement exacte.

— C’est ça la raison de votre venue ? reprend Frank qui commence a entrevoir la vérité. Sachant que vous n’étiez pas de conception divine, vous vous êtes rendus sur Terre afin de voir si nous l’étions ?

— Cela faisait partie de notre mission.

— Et qu’est-ce qui vous permet de dire que ce n’est pas le cas ?

— Au début, nous nous sommes laissé abuser, tant vous étiez différents de nous. Sans être parfaite, nous pensions que la symétrie quaternaire caractéristique de notre espèce constituait une sorte de modèle vers lequel aurait tendu toute évolution. Votre organisation de type binaire nous a semblé tellement bizarre que nous avons cru avoir affaire à une réplique miniature de Dieu. Et puis…

— Oui ?

Kelkad manifeste de la réticence, toutefois il se résigne à poursuivre :

— Notre découverte de l’évolution nous a amenés à nous considérer autrement, de même que les autres formes de vie de notre planète, et à prendre conscience des défauts d’une organisation physique que nous croyions jusque-là idéale. Nos cœurs, par exemple, laissent le sang oxygéné se mêler au sang désoxygéné.

— C’est aussi le cas chez les reptiles de notre planète, remarque Frank. Le cœur humain, en revanche, est composé de quatre cavités qui assurent une parfaite séparation entre le sang désoxygéné et le sang fraîchement oxygéné.

— Très ingénieux, approuve Kelkad.

— Déjà cela représente un progrès par rapport aux reptiles. Ceux-ci étant des animaux à sang froid, leur métabolisme est plus lent que le nôtre. Mais les mammifères et les oiseaux, animaux à sang chaud, se sont dotés d’un cœur plus performant, chacun de leur côté.

— Ils ont bien de la chance. Les performances de nos quatre cœurs doivent moins à leur conception qu’à leur fonctionnement en synergie. Ces anomalies sont la preuve que nous ne sommes pas d’origine divine. Il en est de même pour vous.

— Quelles sont nos anomalies ?

— Prenez votre gorge : il peut se loger des aliments dans le conduit respiratoire et…

— Grand Dieu ! s’exclame Frank, le cœur battant. Et nos yeux, et cet appendice vermiforme qui ne sert à rien… C’est cela que cherchait Hask en disséquant Clete, des défauts prouvant que notre organisation physique n’obéissait pas à un schéma préconçu.

— À mon avis, c’était tout le contraire. Il cherchait plutôt à démontrer que nous avions trouvé en vous d’authentiques enfants de Dieu, et ce, à un saut de puce de chez nous. J’imagine l’étendue de sa déception en constatant que votre propre évolution était le produit de tentatives plus ou moins réussies.

— Une minute : si vous dites vrai, pourquoi Hask aurait-il tué l’un d’entre nous ? Il ne craignait pas de mécontenter Dieu en s’attaquant à un de ses enfants ?

— Hask n’avait pas l’intention de tuer Cletus Calhoun.

— Allons donc ! Aucune créature quelle qu’elle soit ne pourrait survivre à pareil traitement.

— La dissection a eu lieu après la mort de Calhoun.

— Il lui a quand même coupé une jambe !

— C’est vrai, acquiesce Kelkad. Et je ne doute pas qu’il ait été très surpris de le voir se vider de son sang.

— Vous plaisantez ? N’importe qui aurait été saigné à blanc !

— C’est là qu’il a dû commencer à soupçonner que vous étiez loin de la perfection.

— Bordel, imaginez un peu que je vous coupe la jambe…

— Je ne pourrais plus marcher tant que ma jambe ne serait pas régénérée.

— Et l’hémorragie ?

— Il s’écoulerait sans doute un peu de sang, mais les valvules de mes artères se refermeraient aussitôt, empêchant une perte plus importante.

— Sacré nom de Dieu…

Frank ferme un instant les yeux, comme ébloui par une trop violente lumière. Chez l’homme, seules les veines qui ramènent le sang vers le cœur possèdent des valvules ; le dysfonctionnement de celles-ci entraîne l’apparition de varices.

— Merde, merde, merde, murmure-t-il. Le cœur humain étant situé dans la partie supérieure du corps, le sang afflue tout naturellement vers les jambes sous l’effet de la gravité. Seul le sang qui remonte des pieds vers le cœur risque de refluer, d’où la présence de valvules. Tandis que chez vous… Stant a affirmé devant la Cour que vos quatre cœurs se trouvaient dans la partie inférieure du torse, d’où un risque plus important de reflux lors de l’irrigation du cerveau. C’est pourquoi l’évolution vous a dotés de valvules à la fois dans les veines et les artères.

Il secoue la tête, furieux de n’avoir pas compris cela plus tôt.

— Mais pourquoi Hask a-t-il commencé par couper la jambe de Clete ?

— Sur notre monde, il est courant de recourir à. l’amputation pour prévenir la fuite d’un prisonnier.

— Un prisonnier !

— Oui. À l’évidence, Hask a cherché à retenir Calhoun. Faute de pouvoir l’attacher, il s’est servi pour ça de son trancheur à monofilament.

— Quel besoin avait-il de le retenir ?

— Ça, je n’en ai pas la moindre idée.

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