Le juge lève la séance pour la pause déjeuner à l’issue de l’audition du docteur Flemingdon. À la reprise de l’audience, Ziegler appelle un nouveau témoin à la barre.
— Veuillez décliner et épeler votre nom.
— Feinstein, Moshe, indique l’homme avant d’épeler.
— Merci.
Moshe Feinstein affiche une mine renfrognée. Le cheveu dru et gris, il porte des lunettes à monture d’écaille et une chemisette bleu pâle.
— Mr Feinstein, veuillez vous présenter à la Cour.
— J’exerce l’activité de criminaliste en chef auprès des services de police de Los Angeles.
— Votre Honneur, le curriculum vitae de Mr Feinstein comporte six pages. Nous aimerions le présenter à la Cour.
Le juge Pringle regarde Dale qui acquiesce de la tête.
— Présentez-le.
— En quelques mots, Mr Feinstein, quelles sont vos qualifications ? Feinstein esquisse un sourire qui n’a rien d’agréable.
— Cela fait seize ans que je travaille pour la police de Los Angeles. J’ai une maîtrise de criminalistique et une autre de chimie. Je figure au conseil d’administration de l’Association californienne de criminalistique et suis membre de l’Académie américaine de médecine légale. Ces deux organisations m’ont d’ailleurs délivré des certificats.
— Merci. Le 23 décembre de l’année dernière, en début de matinée, avez-vous été appelé à la résidence de Valcour Hall, sur le campus de l’use ?
— Oui.
— Pour quelle raison ?
— Pour faire les constatations d’usage dans le meurtre de Cletus Calhoun et superviser le travail des inspecteurs qui se trouvaient sur place.
— Dites-moi, Mr Feinstein, avez-vous retrouvé l’arme du crime dans la chambre du docteur Calhoun ?
— Objection, la coupe Dale en se levant. Le terme « arme du crime » suppose l’intention de tuer et pourrait influencer le jury. Le ministère public n’a pas établi qu’il s’agissait d’un homicide volontaire.
— Objection accordée.
— Dans ce cas, reprend Ziegler, avez-vous trouvé quelque objet susceptible d’avoir servi à trancher la jambe droite du docteur Calhoun ?
— Non.
— Et un instrument qui aurait pu permettre d’écarter les côtes de la victime ?
— Non, mais cela ne m’a pas étonné.
— Pourquoi ?
— Le thorax présentait une incision rectiligne de la base du cou jusqu’au pubis, visiblement due à un instrument mécanique. La lame a fendu le sternum en touchant le cœur ainsi que d’autres tissus. En revanche, les côtes semblent avoir été écartées à la main. L’assassin aura empoigné les bords du sternum et tiré fort, comme ceci, explique-t-il geste à l’appui.
— Qu’est-ce qui vous fait croire que cela s’est passé ainsi, Mr Feinstein ?
— Eh bien, quand on est confrontés à une plaie ouverte, on en regarde toujours les bords et…
— Pourquoi cela ?
— Oh ! on ne sait jamais ce qu’on va découvrir. Mettons qu’on se retrouve avec un corps nu qui a été poignardé. On va regarder si des fibres textiles ne sont pas restées collées au bord de la plaie. Si c’est le cas, cela signifiera que la victime était encore habillée quand elle a été tuée. Si l’arme était rouillée, on va trouver des écailles d’oxyde de fer, des trucs dans ce genre.
— Dans le cas précis, avez-vous rien trouvé de tel ?
— Non.
— Et des fibres textiles ?
— Non plus. Cela confirme que la chemise du docteur Calhoun a bien été ouverte avant de pratiquer l’incision.
— N’avez-vous vous rien découvert de particulier ?
— Si.
— Quoi ?
— Comme je l’ai dit, le sternum a été fendu par un outil extrêmement tranchant, si bien que les arêtes étaient coupantes. Sur l’une d’elles, on a recueilli des cristaux rosâtres.
— Des cristaux ?
— C’est cela.
— Je suppose que vous les avez analysés ?
— En effet.
— Avec quel résultat ?
— Leur structure chimique était tellement complexe que je ne suis pas parvenu à les identifier. Je les ai alors adressés au département de chimie de l’UCLA, avec qui nous avons passé un accord.
— Supposons un instant qu’un être humain ait empoigné les bords du sternum du docteur Calhoun comme vous nous l’avez expliqué et exercé une traction dessus ; que serait-il arrivé à ses mains ?
— Je vous ai dit que les bords étaient tranchants. À moins de porter des gants, la personne n’aurait pu éviter de se couper.
— Je suppose qu’on a relevé la présence de sang humain sur les bords en question ?
— Oui, en grande quantité.
— Y avait-il trace d’un sang autre que celui de la victime ?
— Pour autant que je sache, non. Les échantillons correspondaient tous au sang du docteur Calhoun, rhésus et groupe sanguin.
— Merci de cette précision. En plus des cristaux, qu’avez-vous encore découvert sur le lieu du crime ?
— Certains objets.
— Ceux-ci ? demande Ziegler en montrant un sachet plastique à fermeture coulissante.
— Oui.
— Je souhaite faire enregistrer la pièce vingt-sept du ministère public.
— Pas d’objection, lance Dale.
— C’est enregistré.
— Mr Feinstein, pourriez-vous nous décrire le contenu de ce sachet ?
— Il contient trois objets plats en losange, ramassés dans la chambre que le docteur Calhoun occupait à l’USC.
— À votre avis, de quoi peut-il s’agir ?
— Objection, proteste Dale. Cette question induit le témoin à formuler des hypothèses.
— Je vais reformuler ma question. Mr Feinstein, la forme de ces objets vous évoque-t-elle quelque chose ?
— En effet.
— Quoi donc ?
— On dirait les écailles qui recouvrent le corps des Tosoks.
— Votre Honneur, nous souhaiterions que l’accusé se lève afin de comparer les objets trouvés sur le lieu du crime avec les écailles qui couvrent son corps.
— Votre Honneur, dit Dale, puis-je approcher ?
— Approchez.
Dale et Ziegler viennent se placer devant l’estrade du juge.
— Votre Honneur, reprend l’avocat, je m’oppose à cette comparaison. Rien ne permet d’affirmer que ces écailles proviennent de Hask plutôt que d’un autre Tosok. Le fait qu’elles correspondent aux siennes quant à la forme et la taille risque de lui porter préjudice, alors qu’il partage ces mêmes caractères avec ses congénères.
— Je suis assez d’accord, opine le juge. Maître Ziegler ? Ziegler soupire.
— Je suppose que Votre Honneur ne souhaite pas non plus faire porter au compte-rendu qu’il s’agit d’écailles de Tosok ?
— Je ne suis pas à même de le faire pour l’instant. Que voulez-vous, maître Ziegler, Los Angeles ne s’est pas construit en un jour.
— Nous avons des agrandissements de photos en noir et blanc de la peau d’un Tosok, à partir desquelles il serait.possible d’établir des comparaisons.
— Cette proposition vous convient-elle ? demande le juge à Dale.
— C’est d’accord, répond celui-ci après un temps de réflexion. À condition qu’il soit dit que ces photos montrent la peau d’un Tosok quelconque et non celle de Hask.
— Maintenant, veuillez regagner vos places.
Dale retourne s’asseoir à la table de la défense tandis que Ziegler se dirige vers le pupitre pour reprendre son interrogatoire. Sur un signe d’elle, un de ses assistants présente au témoin une photo d’environ soixante centimètres sur quarante.
— Vous voyez là l’agrandissement d’une photo montrant la peau d’un Tosok. Je précise qu’il s’agit d’un cliché en noir et blanc, ajoute-t-elle en se tournant vers Dale. Aussi, je vous prie de ne pas tenir compte de la dominante grise de l’image. Vous remarquerez l’échelle au bas de la photo, qui vous donnera une idée de la taille réelle des écailles. Maintenant, Mr Feinstein, pouvez-vous dire à la Cour s’il existe des similitudes de forme entre ces objets et les écailles des Tosoks ?
— En effet, les deux sont très semblables.
— Et des similitudes de taille, en tenant compte de l’échelle ?
— Là encore, les deux paraissent très proches.
— Merci, Mr Feinstein. Outre les cristaux roses et l’objet qui ressemble à une écaille de Tosok, avez-vous trouvé autre chose sur le lieu du crime ?
— Nous avons trouvé ce qui paraît être une empreinte sanglante.
— Pourriez-vous être plus précis ?
— Puis-je me lever, Votre Honneur ? Merci. Elle est visible ici, sur la photo onze, et là aussi, sur la quatorze. Vous voyez ? Là et là…
— Vous voulez bien décrire ce que vous voyez ?
— C’est une trace en forme de U ou de fer à cheval, large d’environ vingt-cinq centimètres.
— Qu’est-ce qui a pu laisser cette empreinte, Mr Feinstein ?
— Je n’en avais jamais vu de semblable pour ma part, mais l’inspecteur Schmitter…
— Objection ! Ce sont des ouï-dire.
— Rejetée.
— La remarque de l’inspecteur Schmitter m’a conduit à vérifier la chose de mes propres yeux, reprend Feinstein avec un regard furieux à l’adresse de Dale. C’est ainsi que j’ai pu voir une empreinte similaire.
— Où ça ?
— Sur les conseils de l’inspecteur Burt Schmitter, je me suis rendu au numéro 6925 d’Hollywood Boulevard.
— Qu’y a-t-il à cet endroit ?
— Le Mann’s Chinese Théâtre.
— Poursuivez.
— Là, devant le théâtre, j’ai vu deux marques similaires dans le ciment… C’étaient les empreintes de pieds d’un Tosok.
— Merci. Une dernière chose : a-t-on trouvé une quantité importante de sang sur le lieu du crime ?
— Objection ! Ces allégations sont tendancieuses.
— Le jury a déjà vu les photos prises sur place, maître Rice, remarque le juge. Il n’y a rien de tendancieux à souligner une évidence.
— Une quantité importante ? C’est le moins qu’on puisse dire !
— À votre avis, dans quel état devait se trouver l’auteur de cette dissection à l’issue de celle-ci ?
— Objection ! La question appelle des spéculations de la part du témoin.
— Rejetée.
— Étant donné la nature brutale de l’opération – rappelez-vous, les côtes ont été écartées à la main et le cœur a subi une entaille profonde lors de l’ouverture du thorax –, le ou les responsables devaient être littéralement couverts de sang.
— Merci. Je cède la parole à la défense.
Dale se lève lentement et se dirige vers le pupitre.
— Mr Feinstein, vous avez bien dit que l’auteur du crime devait être couvert de sang ?
— Oui.
— Connaissez-vous le témoin précédent, le Dr Anne Flemingdon ?
— Oui.
— Elle est médecin légiste, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Avez-vous déjà eu l’occasion de lui rendre visite sur son lieu de travail ?
— Cela m’arrive de temps en temps.
— Lorsqu’elle vous accueille sur le seuil de son laboratoire, est-elle couverte de sang ?
— Non, répond Feinstein en grommelant.
— On ne dirait pas un monstre surgi d’un film d’horreur, laissant des traces sanglantes sur la moquette ?
— Non.
— Donc, il est possible de disséquer un corps humain sans être couvert de sang de la tête aux pieds ?
— Dans les conditions d’un lab…
— Contentez-vous de répondre, Mr Feinstein. Est-il possible de pratiquer une dissection, même aussi poussée que celle qui a été réalisée sur le docteur Calhoun, sans se salir ?
— Je suppose que oui.
— Merci. Venons-en maintenant à ces fameux objets en forme de losange. Vous pensez que ça pourrait être des écailles de Tosok ?
— En effet, monsieur.
— Sur quoi cette impression est-elle fondée ?
— Ils ont la même forme et la même taille que les écailles qu’on voit sur la photo.
— Avez-vous déjà vu des écailles de Tosok isolées ?
— C’est-à-dire… non.
— À vrai dire, vous n’êtes même pas sûr que la peau des Tosoks soit composée d’écailles, n’est-ce pas ? Ce motif en losanges pourrait être simplement formé de lignes entrecroisées.
— Je… C’est possible.
Dale prend un objet sur la table près de lui.
— Voici un échiquier en carton. On dirait qu’il est composé de carrés rouges et noirs, pas vrai ? Et pourtant, poursuit-il en le pliant légèrement, il est formé d’une seule pièce. Il est impossible d’en séparer les cases, à moins de les découper à l’aide d’une scie. Vous êtes d’accord ?
— Euh… oui.
— Qu’avez-vous dit, déjà ? Que les supposées écailles étaient de la même taille que les objets sur la photo ?
— C’est ça.
— Qu’entendez-vous par là ?
— Vous savez bien… Elles ont les mêmes dimensions.
— Mais la photo donne seulement une idée de la longueur et de la largeur des losanges. Or, nous vivons dans un monde en trois dimensions, Mr Feinstein, pas dans un dessin animé. En plus d’une longueur et d’une largeur, les objets possèdent une épaisseur. Quelle est l’épaisseur des objets recueillis par vous sur le lieu du crime ?
— Environ sept millimètres.
— Et celle des losanges qu’on voit sur la photo ?
— Je… je n’en ai pas la moindre idée.
— Je ne vous le fais pas dire, Mr Feinstein. À présent, j’attire votre attention sur la photo numéro huit. Que représente-t-elle ? Ne serait-ce pas une de vos supposées écailles ?
— Si.
— Et si je ne m’abuse, poursuit Dale d’un ton lourd de sarcasmes, elle apparaît bien couverte de sang ?
— En effet.
— Lorsque vous l’avez récupérée, ses deux faces étaient-elles tachées ?
— Non.
— Laquelle des deux faces ne l’était pas ?
— L’inférieure.
— En d’autres termes, le sang s’est répandu sur elle alors qu’elle se trouvait sur la moquette ?
— Selon toute apparence, oui.
— J’en déduis que la supposée écaille était déjà sur les lieux quand le docteur Calhoun s’est mis à saigner. Oui ?
— Ça paraît probable.
— En fait, la supposée écaille pourrait avoir été déposée là bien avant le décès de l’infortuné docteur Calhoun…
— Impossible.
— Je vous demande pardon ?
— Le personnel d’entretien de l’USC fait le ménage une fois par semaine. La chambre du docteur Calhoun avait été nettoyée le matin même de sa mort.
— Toutefois, l’écaille a très bien pu passer la journée sur la moquette, reprend Dale d’un ton troublé.
Il s’avise avec un temps de retard qu’il a omis d’accoler l’adjectif « supposée » au mot « écaille ». Il se figurait bêtement que l’Université n’assurait pas l’entretien des chambres – sans doute est-ce le cas quand elles sont occupées par des étudiants.
— Pour être précis, reprend Feinstein, la chambre du docteur Calhoun a été nettoyée une dizaine d’heures avant sa mort. En conséquence, elle ne peut pas y avoir passé la journée.
— Je vois. Mais elle pouvait se trouver là une heure avant ?
— Sans doute.
— Deux heures ?
— Oui.
— Trois ? Quatre ? Cinq heures ?
— Peut-être.
— Six ? Huit ? Dix heures ?
— C’est possible. Mais vu sa taille, quelqu’un l’aurait alors remarquée et ramassée.
— Connaissiez-vous personnellement le docteur Calhoun ?
— Ma foi, non.
— Pourriez-vous attester quelles étaient ses habitudes en matière d’ordre et de propreté ?
— Non.
— Dans ce cas, je vous prierai de ne pas outrepasser les limites de vos compétences. Rien ne vous permet d’affirmer que le docteur Calhoun se serait baissé pour ramasser un minuscule débris traînant sur le sol de sa chambre. Tout ce dont nous sommes sûrs, c’est que quand le docteur Calhoun a commencé à perdre son sang, l’écaille était peut-être déjà là depuis une dizaine d’heures. Est-ce exact ?
— Je suppose que oui.
— Merci. Mais revenons-en à vos compétences présumées, Mr Feinstein… Si j’ai bonne mémoire, vous êtes titulaire de deux maîtrises -j’ai bien dit maîtrises, et non doctorat.
— En effet.
— Plus des certificats délivrés par deux associations de médecins légistes.
— Parfaitement.
— À l’évidence, vous êtes un expert en chimie ; vous possédez d’ailleurs une maîtrise dans cette matière.
— Tout à fait.
— Avez-vous d’autres spécialités ?
— J’ai reçu une formation poussée dans le domaine des empreintes digitales, des analyses de fibres textiles et de débris de verre.
— Et les empreintes de pieds ?
— Pardon ?
— Êtes-vous un expert en empreintes de pieds ?
— Ma foi, non.
— Donc, quand vous affirmez devant le jury que la marque en forme de U est l’empreinte d’un pied tosok, ce n’est pas là l’opinion d’un expert mais celle d’un profane, guère plus autorisée que la mienne ou celle de quiconque.
— Je vous rappelle que je suis spécialiste en criminalistique.
— Mais pas dans ce domaine précis. Car il existe des experts en empreintes de pieds, n’est-ce pas ? D’après ce qu’on m’a dit, le plus compétent de tous est un certain Jacob Howley, de Boston.
— C’est probable.
— Et dans cet État même, l’inspecteur Karen Hunt-Podborski, de San Francisco, ne fait-elle pas autorité ?
— Oui, de même que Bill Chong.
— Vous n’avez pas la prétention d’en remontrer à ces experts reconnus, je suppose ?
— Bien sûr que non.
— Donc, cette trace en forme de U pourrait très bien être… Nous pourrions demander au greffier de relire. Ne l’avez-vous pas vous-même comparée à un fer à cheval ?
— C’est vrai, mais…
— Pour être franc, elle n’est pas très nette. Avec ça, le sang aura certainement bavé. Par conséquent, vous ne sauriez dire avec une certitude absolue quelle est l’origine de cette trace. Je me trompe ?
Pour toute réponse, Feinstein exhale un soupir.
— Alors ?
— Non, je ne crois pas que je pourrais.
— Merci, fait Dale en conclusion. Merci beaucoup.