Chapitre 11

Le juge Albert Dyck mesure un peu plus de deux mètres. Il traverse la salle d’audience avec des enjambées dignes d’un Tosok et gagne son fauteuil. Comme la plupart des humains présents, il a du mal à détacher son regard de Hask – il avait déjà vu les aliens à la télé, mais jamais encore en chair et en os.

— Maître Rice, attaque-t-il, que plaide votre client concernant l’accusation de meurtre au premier degré ?

Dale soulève son corps massif de sa chaise pivotante.

— Non coupable, Votre Honneur.

— Et concernant le second chef d’accusation, soit l’usage d’une arme dangereuse et mortelle ?

— Non coupable, Votre Honneur.

— Votre client a droit à une procédure rapide s’il le désire.

— Nous y renonçons, Votre Honneur.

— Bon. Combien de temps vous faut-il pour préparer votre défense ?

— Douze semaines devraient suffire, Votre Honneur.

— La date du 15 mars vous convient-elle ?

— Parfait.

— Le ministère public ?

Linda Ziegler, l’adjointe du District Attorney, se lève à son tour. À quarante et un ans, elle totalise un nombre de succès qui font d’elle un des membres les plus éminents du cabinet de Monty Ajax. La silhouette élancée, elle se distingue par des cheveux d’un noir de jais coupés très court, un nez aquilin et un menton volontaire.

— Oui, dit-elle d’un ton brusque. Cette date nous convient, Votre Honneur.

— Votre Honneur, j’aimerais maintenant aborder la question de la caution, intervient Dale.

Ziegler se relève immédiatement.

— Votre Honneur, nous nous opposons à ce que l’accusé bénéficie d’une libération sous caution. Le caractère particulièrement violent du crime…

— Votre Honneur, mon client a un casier judiciaire vierge…

— Votre client n’a aucun casier judiciaire, objecte Ziegler. Ce n’est pas du tout la même chose. Il se peut qu’il soit un criminel notoire sur sa planète. Peut-être ce vaisseau transportait-il en réalité de dangereux délinquants, condamnés à la déportation dans l’espace…

— Vos allégations sont dénuées de fondement (la voix de Dale retentit dans toute la salle). En l’absence de preuve, la présomption d’innocence s’applique aussi au passé de l’accusé. De plus…

— Cela suffit, maître Rice, l’interrompt le juge Dyck. Vous avez pu vous exprimer.

— Le ministère public maintient son objection, Votre Honneur.

— Pour quels motifs, maître Ziegler ?

— L’accusé pourrait s’enfuir.

— Soyons sérieux, s’exclame Dale. Croyez-vous qu’il passerait facilement inaperçu ?

— Certes non, lui accorde Ziegler. Mais certaines juridictions pourraient alors rejeter notre demande d’extradition.

— Mon client m’a assuré qu’il serait présent à son procès, répond Dale en écartant ses bras interminables.

— Votre Honneur, l’accusé a accès à un vaisseau spatial, d’où un risque évident de fuite.

— La Cour accepte le principe d’une libération sous caution, tranche le juge, en partie pour montrer aux Tosoks que la justice américaine sait faire preuve de modération.

— Dans ce cas, Votre Honneur, nous insistons pour que la caution soit d’un montant élevé.

— Votre Honneur, mon client n’a pas le moindre argent.

— Comment vous paie-t-il, alors ? interroge le juge Dyck.

— J’ai, disons, un intéressement dans les opérations commerciales que les Tosoks pourraient réaliser. Le paiement de mes honoraires risque d’être différé jusque-là. Ils n’ont vraiment aucun argent, aussi même une somme symbolique poserait un grave problème à Hask.

— Nous serions étonnés que votre client ne puisse compter sur certains appuis, maître Rice. Le montant de la caution est fixé à deux millions de dollars, dont dix pour cent à payer comptant, conclut Dyck en abattant son marteau.

Dale se tourne vers Frank Nobilio, assis à la tribune juste derrière la défense. À son air ahuri, il est évident qu’il n’a aucune idée de la manière dont il pourrait se procurer une telle somme. Alors, Dale plonge la main dans la poche de son veston Armani, en retire un carnet de chèques et se met à écrire.


À l’issue de l’audience préliminaire, Dale et Frank reconduisent à Valcour Hall un Hask visiblement ravi de retrouver ses semblables. Puis les deux hommes regagnent les bureaux de Rice & Associés, au vingt-septième étage d’une tour située au cœur de LA.

Dale prend place à son bureau tandis que Frank s’abîme dans un immense fauteuil. Deux des murs sont couverts de rayonnages en chêne. Les imposants volumes de textes de loi et recueils de jurisprudences ne parviennent pas à les faire plier, même au milieu, ce qui constitue une preuve de qualité. Sur le troisième mur – celui de la porte –, on peut voir le diplôme de fin d’études de Rice (délivré par l’Université de Columbia), divers prix et citations, des photos de Dale en compagnie de célébrités telles que Colin Powell, Jimmy Carter et Walter Cronkite ainsi que plusieurs tableaux encadrés. Le choix des œuvres a de quoi surprendre – un énorme hamburger géant, des rubans de satin rose posés en tas –, mais s’étant avancé pour les examiner, Frank découvre qu’il s’agit de puzzles, tous composés de milliers de pièces de formes quasi identiques. Au centre de la pièce, un puzzle aux contours déjà formés attend d’être achevé sur une grande table de style.

— Évidemment, il va nous falloir un consultant en jury, dit Dale en joignant les mains.

— Oh ! fait Frank avec une grimace.

— Vous n’avez pas l’air enthousiasmé.

— C’est-à-dire que… Et puis non, il faut mettre toutes les chances de notre côté. Mais qu’on puisse modeler un jury à sa convenance… Cette idée ne porte-t-elle pas un coup fatal à la notion même de jury impartial ?

— C’est juste.

— Vous êtes d’accord avec moi ? s’étonne Frank.

— Bien sûr. Vous avez lu Alouette, je te plumerai, le roman d’Harper Lee ?

— Non, mais j’ai vu le film qui en a été tiré, Du Silence et des ombres.

— Une des rares adaptations réussies de roman, approuve Dale. Dans le livre comme dans le film, Atticus Finch explique aux jurés que l’idée d’une justice populaire n’est pas qu’un idéal abstrait. « Pour moi, il ne s’agit pas d’un idéal mais d’un mode de vie, une réalité tangible. » Eh bien, vous savez ce qui arrive : le jury uniquement composé de Blancs – des hommes, qui plus est – fait condamner un Noir pour un crime qu’il était physiquement incapable de commettre. J’ai pris des renseignements sur vous, Frank. Vous êtes un idéaliste, une sorte d’Atticus Finch. Mais je crains que d’avoir passé ma vie dans les tribunaux de ce pays ne m’ait fait perdre beaucoup de mes illusions. Je ne crois pas plus à l’impartialité des juges qu’à celle des jurés. Placez un innocent devant un jury qui ne lui convient pas et il sera condamné. Mais puisqu’il faut faire avec ce système, nous devons à Hask de lui façonner un jury qui lui laisse au moins une chance.

— Tout de même…

— Vous pouvez être sûr que le ministère public en fera autant de son côté. Croyez-moi, Frank, dans une affaire de cette importance, ce serait une faute grave que de se passer des services d’un consultant.

Dale marque un temps de silence avant de poursuivre :

— Vous savez ce qu’on dit dans notre milieu ? En Angleterre, un procès débute une fois qu’on a choisi le jury. Chez nous, c’est le moment où il se termine.

— C’est bon… Alors, qu’est-ce qu’il nous faut ?

— Là est la question, fiston. Tout ça est très empirique.

Dale se lève de son fauteuil, lequel semble pousser un soupir de soulagement, et se dirige vers l’une des bibliothèques qui couvrent le mur du sol au plafond. Après avoir cherché quelques secondes, il en retire un livre dont Frank distingue le titre : L’Art de choisir un jury. Dale l’ouvre au hasard et en lit un passage :

— « La jalousie fait que les femmes ont souvent des préventions contre d’autres femmes, surtout quand celles-ci sont plus séduisantes qu’elles…»

— Mon Dieu ! s’exclame Frank en levant les yeux au ciel. De quand date ce livre ?

— Il n’est pas si vieux que ça, répond Dale après avoir regardé le copyright. Il a été écrit en 1988, par un juge de cour d’appel de ce comté. Mais vous avez raison, c’est un ramassis de clichés et de stéréotypes.

Il ferme le livre et se retourne vers Frank.

— Par exemple, les procureurs affectionnent les Européens du Nord, Allemands, Britanniques et surtout Scandinaves. Des types carrés, quoi. En bonne logique, la défense choisira plutôt des Noirs, des Hispaniques, des Indiens ou des gens du sud de l’Europe, autrement dit issus d’une culture qui n’a pas la même foi dans les autorités. En l’absence d’autres critères, les procureurs opteront pour des jurés vêtus de gris, du genre conservateur. Et la défense privilégiera des jurés vêtus en rouge, plutôt libéraux.

— D’accord, mais… Une minute ! Hask n’a-t-il pas droit à être jugé par ses pairs, c’est-à-dire par des Tosoks ? Comme nous n’avons pas de tosoks neutres sous la main, peut-être y a-t-il là moyen de faire annuler cette mascarade ?

Dale lui adresse un sourire plein d’indulgence.

— Beaucoup de gens croient pouvoir être jugés par leurs pairs, mais c’est faux. Cette clause est issue du droit coutumier britannique, non de la Constitution américaine. Le Sixième Amendement prévoit simplement « un jury impartial, constitué de citoyens résidant dans l’État et le district où a été commis le crime ». Pour en revenir au procès Simpson, les pairs d’O. J. étaient des athlètes médaillés, des acteurs sans talent, des vedettes de la pub, des millionnaires ou encore des personnes ayant contracté un mariage mixte. Pourtant, aucun de ceux-ci n’a siégé dans le jury. Hélas, Hask va devoir affronter un jury humain, formé de créatures qui lui seront aussi étrangères qu’il l’est pour nous. Mais en tant que son avocat, il est de mon devoir de lui assurer un jury qui lui soit favorable.

— D’accord, soupire Frank. Combien coûte un consultant en jurys ?

— En moyenne cent cinquante dollars de l’heure. Mais pour ma part, j’ai tendance à piocher dans le haut du panier. Dans une affaire de cette importance, les frais peuvent aller de mille à vingt-cinq mille dollars.

— Je vous ai dit que je ne disposais d’aucun crédit, fait Frank en se rembrunissant.

— J’en fais mon affaire.

— Merci. Mais pour en revenir à ce que vous affirmiez tout à l’heure, n’est-il pas illégal d’opérer une discrimination sur la base de critères raciaux ou sexuels ?

— Bien sûr que si. La Cour suprême l’a bien stipulé, notamment dans l’affaire Batson. Mais si vous ne voulez pas d’un Noir dans votre jury, vous trouverez toujours un moyen pour vous en débarrasser. Par exemple, vous lui demanderez s’il a déjà eu lieu de se méfier de la police. Évidemment, il répondra que oui et hop ! le voilà renvoyé sans qu’il ait jamais été fait mention de sa race. Le fait est qu’avec un jury savamment dosé, il n’est pas difficile de faire disculper même un coupable.

— Comme OJ…

— Non ! Pas comme OJ. Nous en avons déjà parlé. Mais prenez plutôt l’affaire Lorena Bobbitt ; il ne faisait aucun doute qu’elle avait tranché le pénis de son mari. Ou encore l’affaire Powell ; là encore, il ne faisait aucun doute que les policiers avaient battu Rodney King presque à mort, puisqu’un caméscope avait filmé toute la scène.

N’empêche que dans les deux cas, des coupables avérés ont bénéficié d’un acquittement.

Frank hoche lentement la tête.

— Dans ce cas, il nous faudrait des gens intelligents, capables de suivre un exposé scientifique ?

— Rien n’est moins sûr. Lorsqu’on a à défendre un coupable – ce qui est peut-être notre cas, n’en déplaise à votre optimisme inébranlable –, il est plutôt conseillé de s’assurer un jury pas trop malin ; une brochette d’imbéciles qui ne verront pas les pièges que vous leur tendrez. Ça voudrait dire que nous sommes d’ores et déjà sur la bonne voie, les listes de jurés regorgeant de chômeurs et de gens peu instruits. Quelqu’un d’intelligent trouve toujours le moyen d’échapper à son devoir.

Dale reprend après une pause :

— Voulez-vous que je vous dise pourquoi les résultats des tests d’ADN n’ont pesé en rien sur le verdict du procès Simpson ? Parce que les experts n’étaient pas d’accord entre eux. À force d’entendre une chose d’un côté et son contraire de l’autre, le juré inculte finit par se dire, si même des experts n’y comprennent rien, comment moi y verrais-je clair ? Du coup, il ne tient aucun compte de ce type d’arguments et se détermine en fonction d’autres critères.

— Compris. De quoi avons-nous besoin, alors ? De mordus d’astronomie ?

— Ce serait bien. Mais vous pouvez compter sur le ministère public pour les éliminer.

— De fans de Star Trek ou de S-F ?

— Là encore, ce serait un peu gros. La partie adverse ne les ratera pas.

— De gens persuadés d’avoir vu un OVNI ?

— Trop risqué. On pourrait tomber sur un fou et ces gens-là sont trop imprévisibles.

— Dans ce cas, que devons-nous éviter ?

— Méfions-nous avant tout des idéologues, ces gens qui veulent à tout prix faire partie d’un jury pour influencer le verdict dans un sens ou dans l’autre. On en rencontre beaucoup dans les affaires touchant aux droits civils ou à l’avortement. Certains sont très habiles ; ils savent exactement ce qu’il faut dire ou ne pas dire pour être retenus et une fois dans la place, ils monopolisent les débats. Nous ferons de notre mieux pour nous en débarrasser pendant l’audition des jurés. Dans une affaire de ce type, nous devons faire particulièrement attention à ne pas nous coltiner des cinglés qui prendraient les extraterrestres pour l’incarnation du démon…


Alerté par un bip, le Dictrict Attorney Monty Ajax décroche son interphone.

— Le révérend Oren Brisbee demande à vous voir, monsieur. Ajax lève les yeux au ciel.

— Bien. Faites-le entrer.

La porte du bureau s’ouvre, livrant passage à un Noir d’une soixantaine d’années. Lorsqu’il incline la tête, la couronne de ses cheveux blancs semble lui dessiner une auréole.

— Mr Ajax, je vous remercie d’accepter de me recevoir.

— J’ai toujours un moment à consacrer aux piliers de notre communauté, mon révérend.

— Surtout que vous allez bientôt annoncer votre candidature au poste de gouverneur, rétorque Brisbee.

Même en tête à tête, la voix de Brisbee est toujours un poil trop forte, comme si elle devait porter jusqu’au dernier rang d’une église.

— Ma porte vous a toujours été ouverte, objecte Ajax en écartant les bras.

— Espérons qu’elle le restera, Mr Ajax… Même à Sacramento. Ajax réprime un soupir.

— Quel est l’objet de votre visite, mon révérend ?

— Le meurtre de Cletus Calhoun.

— Un drame affreux. Mais soyez sûr que justice sera faite.

— Vraiment ? reprend Brisbee d’une voix à faire trembler les vitres.

À titre préventif, Ajax pioche dans un tiroir de son bureau une boîte de pilules contre les brûlures d’estomac.

— Certes. Nous avons déjà subi des pressions de la part de la Maison-Blanche, et je me suis laissé dire que des nations étrangères étaient intervenues auprès du Président. Mais si on s’était toujours rangé à l’avis de Washington, poursuit Ajax avec un petit rire forcé, Richard Nixon aurait achevé son mandat, Bob Packwood serait toujours sénateur et personne n’aurait entendu parler d’Oliver North.

— J’admire votre intégrité, Mr Ajax. Mais aurez-vous le cran de vous y tenir jusqu’au bout ?

— Que voulez-vous dire ? interroge Ajax en plissant les yeux.

— Je veux dire, cher monsieur, que notre bel État accorde à ses citoyens le droit de faire collectivement ce qui leur est interdit à titre personnel. Je parle de la peine capitale, poursuit-il, l’index pointé vers Ajax. Aurez-vous le courage moral de la réclamer dans cette affaire ?

— On n’aurait garde d’oublier les circonstances atténuantes, mon révérend. Et si je n’ai pas l’intention de céder aux pressions politiques, je n’en suis pas moins conscient des enjeux de cette affaire.

— Voulez-vous savoir ce qui me préoccupe ? C’est qu’au cours de votre mandat, vous avez requis la peine de mort dans soixante-quatre pour cent des affaires de meurtre quand l’accusé était noir, contre vingt et un pour cent quand il était blanc.

— On ne peut s’en tenir aux seules statistiques, mon révérend. Il faut également considérer la gravité des crimes.

— Et il n’existe pas de crime plus grave que le meurtre d’un Blanc, pas vrai ? Dans les cas où un Noir était accusé d’avoir tué un Blanc, vous avez requis la peine de mort à quatre-vingt-six pour cent. Ce bon vieux Cletus Calhoun était blanc comme neige, Mr Ajax. Si c’était moi qui l’avais saigné comme un porc, vous feriez en sorte de m’envoyer griller sur la chaise électrique.

— Mon révérend, je ne crois pas que…

— C’est l’évidence même. Durant la campagne, vous pouvez compter que l’électorat afro-américain vous demandera pourquoi vous réclamez la mort pour un Noir qui a tué un Blanc quand vous rechignez à éliminer un assassin extraterrestre.

— C’est plus compliqué…

— Ah oui ? Si vous ne réclamez pas la mort dans ce procès, quel message ferez-vous passer ? Qu’un Tosok vaut plus qu’un Noir ? Qu’un visiteur extraterrestre, doté d’une intelligence supérieure et issu d’une civilisation prodigieusement avancée, mérite d’être épargné quand un jeune Noir victime du racisme et de la pauvreté est bon pour la chaise électrique ?

— Croyez bien que nous pesons tous les éléments avant de décider de la peine que nous réclamerons, mon révérend.

— Je vous le souhaite, Mr Ajax. Sans quoi, vous devrez affronter la colère d’une nation opprimée. L’esprit de Dieu souffle en chacun de nous, aussi refuserons-nous d’être traités comme des êtres inférieurs tandis qu’une créature sans âme, coupable du crime le plus barbare jamais commis dans cette ville, bénéficierait de votre indulgence.


Mary-Margaret Thompson est le consultant en jury attitré de Dale Rice. Brune et svelte, elle se perche tel un oiseau sur un coin du bureau et considère Frank qui disparaît presque dans son fauteuil.

— Le processus comprend plusieurs étapes, docteur Nobilio. On opère d’abord une première sélection parmi les jurés potentiels. On en convoque ordinairement une cinquantaine. Pour l’affaire Simpson, ce chiffre a été multiplié par vingt… Vous pouvez être sûr qu’il y en aura à peu près autant cette fois. Il faudra se consulter avec le ministère public sur le formulaire qu’ils auront à remplir. Poser les bonnes questions, telle est l’étape numéro un. La suivante consiste dans l’audition individuelle des jurés. Dès lors, vous pourrez vous passer de mes services. Toutefois, je vous conseille de ne pas en rester là. Une fois la liste constituée, il serait bon de créer un « jury fantôme », statistiquement proche du vrai. En surveillant ses réactions tout au long du procès, nous verrions mieux quels sont les arguments qui portent ou non.

— Un jury fantôme, répète Dale. Ça va chercher dans les combien ?

— En général, les jurés fantômes perçoivent chacun soixante-dix dollars par jour, c’est-à-dire dix fois plus que les vrais. Mais ce qui importe avant tout, reprend-elle après un silence, c’est de trouver quelqu’un qui accepte de jouer pour nous le rôle de l’accusé. Il devra s’identifier à Hask et exprimer son point de vue au cours des débats. Et dans l’affaire qui nous préoccupe, ce choix risque d’être particulièrement épineux…


Le poste de police bouillonne d’activité : à un bureau, on procède à l’interrogatoire d’un Noir tout éclaboussé de sang et à un autre, à celui de deux putes – une Blanche et une Asiatique. Trois jeunes Noirs de quatorze ou quinze ans, membres du même gang, attendent leur tour. Comme Dale secoue la tête d’un air attristé, ils lui retournent son regard, s’attardant sur son complet à trois mille dollars, ses boutons de manchette et sa chaîne de montre en or.

— Oncle Tom, souffle l’un d’eux à son pote quand Dale passe à proximité.

L’avocat se raidit mais poursuit son chemin sans se retourner. La porte qu’il cherchait porte une plaque indiquant « J. Perez ». Scotché au-dessous, un dessin représentant une note de musique ainsi qu’un enfant avec son pouce dans la bouche : « Ré » – « Suce », soit le prénom de Perez.

Et merde pour l’Oncle Tom ! songe Dale en frappant à la porte.

Perez lui crie d’entrer ; il obtempère aussitôt.

— Maître Rice, dit Perez sans se lever. Ça faisait un bail.

— Inspecteur…

Le ton guindé de Dale trahit un passé commun plutôt houleux. Perez désigne du pouce la salle que Dale vient de quitter.

— Je suis surpris qu’une de ces petites crapules s’offre un crack tel que vous.

— Mon client est Hask.

— C’est ce qu’on m’a dit, acquiesce Perez. Il vous paie comment ? En latinum plaqué or ?

— Quoi ?

— Non, rien… Vous avez raté le coche avec l’affaire Simpson et du coup, vous avez échangé O.J. contre E.T.

L’inspecteur s’esclaffe à sa propre vanne.

— C’est dommage. Jusque-là, vous n’étiez pas loin du sans-faute.

— Qui vous dit que je ne vais pas l’emporter cette fois encore ?

— Vous voulez rire ? Votre copain Mr Spock{Allusion au personnage de Spock dans la célèbre série télévisée et cinématographique Star Trek, une véritable institution Outre-Atlantique. (N.d.T.)} a réduit en bouillie une des vedettes les plus populaires de la télé. C’est l’inverse du cas Simpson : un macchabée archiconnu et un assassin sorti de nulle part.

— Hask jouit d’une célébrité d’enfer.

— C’est justement là qu’on va l’expédier.

— Vous êtes-vous au moins donné la peine de rechercher d’autres suspects ? soupire Dale.

— Bien sûr. Mais on n’avait pas grand choix. Seules vingt-cinq personnes, Tosoks compris, avaient accès à la résidence cette nuit-là. Pour ce qui est des humains, le gros problème demeure le mobile, sans parler de la méthode.

— Vous ne pouvez exclure l’hypothèse qu’on ait tenté d’attirer les soupçons sur les Tosoks dans le but de les discréditer. Il pourrait s’agir d’un complot impliquant plusieurs personnes, lesquelles se fourniraient des alibis les unes aux autres.

— Un complot, rien que ça !

— Et pourquoi pas ? Pour une fois qu’il n’est pas question des affaires internes à la police, vous devriez être content.

Perez fusille Dale du regard.

— Je vois mal un groupe d’éminents scientifiques ourdir une machination contre un Tosok pour le faire inculper de meurtre.

Lassé d’attendre qu’on lui propose un siège, Dale s’en attribue un -un joujou en acier, beaucoup trop léger et étroit, qui geint sous son poids.

— À votre place, je n’en serais pas si sûr. Il n’y a pas pire jaloux que ces universitaires. Voilà des types qui triment dans l’ombre et doivent se battre pour obtenir des subventions toujours plus maigres tandis qu’un p’tit gars de Pigeon Forge, un bled du Tennessee, empoche des millions et fraie avec un tas de célébrités. Ils ont dû penser que personne ne serait assez fou pour coffrer un alien, mais c’était compter sans la soif de pouvoir de Monty Ajax. À ce détail près, c’était un crime parfait. On pouvait être sûr que Washington ferait tout pour étouffer l’affaire…

— C’est bien ce qui s’est passé, rétorque Perez. Désolé, maître, mais la culpabilité de cette… créature ne fait aucun doute. Ce ne pouvait être qu’un Tosok.

C’est au tour de Dale de foudroyer son interlocuteur du regard.

— J’aurais cru, inspecteur Perez, que vous auriez assez souffert de ces préjugés pour ne pas les reprendre à votre compte. Ce ne pouvait être qu’un Tosok… Et pourquoi pas un Latino ? Eh ! visez le Noir, là-bas. C’est sûrement lui qui a fait le coup…

— Ne vous avisez pas de me traiter de raciste, maître Rice.

— Et pourtant… « Ce ne pouvait être qu’un Tosok. » Il y a actuellement sept Tosoks sur terre. Et à moins que vous ne prouviez que c’est bien lui le coupable – lui, et personne d’autre – mon client restera libre.

— Allons donc ! Il est évident que c’est lui.

— Vous ne pouvez pas le prouver.

— C’est ce qu’on va voir, rétorque Perez avec un sourire.

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