Chapitre 37

L’inspecteur principal Jesus Perez descend de l’ascenseur au sixième étage de Valcour Hall, accompagné par cinq policiers en uniforme. Tous les Tosoks excepté Hask sont en train de visionner une cassette vidéo dans le salon.

— Lequel de vous est Kelkad ? lance Perez.

Le capitaine des aliens presse un bouton sur son traducteur.

— C’est moi.

— Kelkad, vous êtes en état d’arrestation.

Kelkad se lève alors que son toupet s’incline en signe d’écœurement :

— Voilà donc la justice des hommes ! Faute de pouvoir faire condamner Hask, vous vous rabattez sur moi.

— Vous avez le droit d’observer le silence, poursuit Perez, lisant. Si vous renoncez à ce droit, sachez que tout ce que vous direz pourra être retenu contre vous devant un tribunal. Vous avez le droit de consulter un avocat et de réclamer sa présence lors de votre interrogatoire. Au cas où vous n’auriez pas les moyens de le rémunérer, il vous en sera attribué un à titre gratuit. Avez-vous compris les droits que je viens de vous exposer ?

— C’est un scandale ! s’insurge Kelkad.

— Avez-vous compris vos droits ?

— Oui, mais…

— Parfait. Qui est Rendo ?

— C’est moi.

— Rendo, vous êtes en état d’arrestation. Vous avez le droit de…

— Vous avez l’intention de tous nous arrêter ? s’inquiète Kelkad.

— Correct.

— Mais c’est absurde ! Je me suis renseigné sur vos lois. Vous ne pouvez pas arrêter simultanément plusieurs suspects pour un crime commis par une seule personne. Aucun de nous n’est impliqué dans le meurtre du docteur Calhoun.

— Qui vous parle de ça ? Vous êtes inculpés pour association de malfaiteurs et tentative de meurtre.

— Le meurtre de qui ?

— Le meurtre de tout le monde.

— C’est grotesque. Nous sommes vos invités. Nous n’avons rien fait de mal.

— Une fois votre moteur réparé, vous comptiez pointer un canon à particules vers la Terre.

Cette fois, il s’écoule plusieurs secondes avant que Kelkad ne réagisse :

— Où avez-vous été pêcher une idée aussi ridicule ?

— Votre procès vous donnera l’occasion d’être confronté à votre accusateur.

— Mais qui…

Kelkad se donne une claque sur le flanc de ses deux mains.

— Hask ! C’est lui qui vous a dit ça. Mais qu’est-ce que c’est que cette parodie de justice ? Hask est accusé de meurtre ; il est logique qu’il dise n’importe quoi pour détourner l’attention de sa personne.

— Jusqu’à présent, vous clamiez sur tous les toits qu’il était innocent.

— Innocent, lui ? Non, il est évident que c’est lui l’assassin et qu’il est fou à lier. Vous avez entendu les experts : selon vos critères, c’est un déséquilibré. Et je puis vous assurer qu’il l’est aussi selon nos propres critères.

— Hask est le seul Tosok valable que j’aie rencontré jusqu’ici, lui retourne Perez. Pour être tout à fait juste, il y en a un second…

Kelkad fait pivoter son buste de façon à scruter tour à tour chacun de ses compagnons.

— Lequel de vous est de mèche avec Hask ? demande-t-il.

— Ce n’est pas l’un d’entre eux, Kelkad, répond Perez. Michaelson, vous avez la cassette ?

— Elle est là, inspecteur.

— Faites-la voir.

L’agent Michaelson s’approche du magnétoscope, éjecte la cassette que regardaient les Tosoks – Star Trek II La colère de Khan – et insère celle qu’il a apportée.

— Cet enregistrement date d’à peine une heure, précise-t-il en enfonçant la touche de lecture.

Au bout de quelques secondes, l’image se stabilise et on distingue l’intérieur du vaisseau des Tosoks, apparemment filmé par un de ceux-ci – en effet, une main ou une partie de pied en forme de U pénètre de temps en temps dans le champ de la caméra. L’opérateur se déplace le long d’une coursive éclairée par une alternance de grands disques jaunes imitant la lumière d’Alpha du Centaure A et d’autres, plus petits et orange, simulant le rayonnement d’Alpha du Centaure B.

Le corridor aboutit à une porte carrée qui coulisse devant l’objectif du caméscope. Kelkad émet alors un bruit que Perez interprète comme une exclamation stupéfaite, nonobstant l’absence de traduction.

L’image se met alors à trépider, le cameraman repoussant le mur et le plafond à coups de pied pour aider sa progression. Le timbre métallique du traducteur accompagne les images, recouvrant presque la voix naturelle du Tosok.

— C’est bon, dit celui-ci. J’ai atteint le poste de contrôle principal du canon à particules. Une seconde, s’il vous plaît…

Deux mains apparaissent à l’écran et déplacent un panneau, dévoilant une partie de l’instrumentation.

— Voilà, reprend la voix. Vous voyez cette boîte rouge au centre ? Elle regroupe les circuits placés sous le contrôle de l’émetteur de Kelkad.

L’image connaît un nouveau soubresaut ; la boîte rouge disparaît de l’écran le temps que l’opérateur redresse la caméra.

— Il y a trois lignes de branchées dessus.

Une voix de femme, retransmise par radio et saturée de parasites :

— C’est bien ce que je pensais. Ça n’a rien de sorcier. Ceux qui ont conçu ce truc n’avaient visiblement pas prévu qu’on attaquerait le système de sécurité par ce bout-ci. Vous allez prendre le voltmètre que je vous ai donné…

La femme et le Tosok se concertent durant dix bonnes minutes avant que celle-là parvienne à une décision :

— OK. À présent, coupez le bleu.

Son interlocuteur tosok marque une hésitation, puis sa voix traduite s’élève à nouveau :

— Il y a un risque que je déclenche le tir en coupant l’alimentation. Dans cette éventualité, des paroles historiques s’imposent. Que diriez-vous de : « On choisit ses amis, pas ses voisins » ?

Deux mains apparaissent à l’écran, armées de petits outils, et la caméra revient d’un coup sur la boîte rouge.

— C’est parti…

Un des outils sectionne ce qui a tout l’air d’un câble à fibres optiques.

— Le tir ne s’est pas déclenché, remarque le Tosok.

— Le système de sécurité doit être désactivé, à présent, reprend la voix humaine.

— Ce traître de Hask le paiera de sa vie, menace Torbat.

La voix enregistrée déclare alors, comme si elle obéissait à un signal :

— Permettez quand même que je pose pour la postérité…

Une main se tend vers la caméra, occultant l’objectif, et la dégage de la combinaison avec un déclic. Puis la caméra pivote, soulevant un tourbillon d’images d’où émerge enfin le visage de l’opérateur…

— Seltar ! s’exclame Kelkad (le nom n’a pas tout à fait la même sonorité dans sa langue d’origine). Kestadt pastalk ge-tongk !

— Si ça veut dire : je te croyais morte, alors vous n’êtes pas au bout de vos surprises, jubile Perez.

— Ça devrait aller, fait Seltar, toujours à l’écran. Vous pouvez arrêter les autres à présent.

Michaelson s’avance et éteint le magnétoscope, rendant l’écran à La Roue de la fortune.

— Bon, reprend Perez. Qui d’entre vous est Dodnaskak ? Une main ventrale se lève docilement.

— Dodnaskak, vous avez le droit d’observer le silence…

— Où est Hask ? l’interrompt Kelkad.

— Ne vous occupez pas de ça.

— Il est ici, pas vrai ?

— C’est sans importance. Je vous conseille une fois de plus de ne rien dire avant d’avoir consulté un avocat.

— Il est ici, répète Kelkad dont les orifices respiratoires se dilatent. Je le sens.

— Restez où vous êtes, Kelkad.

Perez fait un signe à un des policiers qui porte la main à son étui de revolver.

— Garde tes menaces, homme.

— Nous ne vous laisserons pas partir.

— Cela fait trop longtemps que nous nous soumettons à votre stupidité de primitifs, reprend Kelkad en reculant, les yeux fixés sur Perez.

— Arrêtez ! lui crie celui-ci.

Michaelson dégaine son revolver, aussitôt imité par ses quatre collègues.

— Arrêtez ou nous tirons !

— Vous ne tueriez pas un ambassadeur, réplique Kelkad dont les longues jambes avalent la distance qui le sépare de l’ascenseur.

— Nous avons le droit d’user de la force pour vous soumettre, le prévient Perez.

Michaelson a son revolver braqué sur Kelkad alors que ses quatre collègues visent les Tosoks restants qui observent une immobilité parfaite, à part leurs toupets qui ondulent comme un champ de blé au vent.

— Je sais que Hask se trouve dans ce bâtiment, reprend Kelkad. Il va devoir s’expliquer devant moi.

— Plus un pas, gronde Perez.

Michaelson bouge son arme d’un poil, ajustant son tir sur le bouton d’appel de l’ascenseur, puis il fait feu. Le canon crache une courte flamme et le bouton explose dans une gerbe d’étincelles.

— La prochaine fois, ce sera vous, déclare-t-il en pointant de nouveau son revolver sur Kelkad.

— Très bien, dit celui-ci.

Il s’immobilise et lève son bras ventral vers le plafond. Lorsque son second bras, jusque-là caché derrière son dos, émerge au-dessus de sa tête bombée, Perez a à peine le temps de distinguer un objet brillant dans sa main qu’un éclair jaillit de celle-ci, accompagné d’un vacarme évoquant le bruit de la tôle froissée. Michaelson est projeté contre le mur le plus proche. Perez virevolte et aperçoit un trou bien net d’environ trois centimètres de diamètre au beau milieu de la poitrine du policier. Celui-ci s’affaisse lentement vers le sol en laissant une longue traînée sanglante sur le mur derrière lui.

Encore quatre éclairs, quatre nouveaux coups de tonnerre et les derniers flics en uniforme rejoignent leur compagnon dans la mort.

— Ne m’obligez pas à vous tuer aussi, inspecteur Perez, fait Kelkad, menaçant. Croyez-vous que j’allais continuer à me promener sans arme, après l’attentat perpétré contre Hask ?

Perez se penche immédiatement pour ramasser le revolver de Michaelson étendu sur le sol, mais le temps qu’il l’ait en main, Kelkad s’est engouffré dans l’aile droite du bâtiment. Perez se déplace de biais, son arme braquée vers ses cinq prisonniers qui, eux, n’ont pas l’air armés. Il ramasse un deuxième revolver au passage, mais un autre a atterri presque aux pieds d’un des Tosoks. Pas moyen de le récupérer sans risquer de se faire attaquer. D’un autre côté, il ne peut pas s’élancer derrière Kelkad en laissant les armes restantes aux mains des autres Tosoks. Alors, il glisse un des revolvers dans la ceinture de son pantalon et gardant l’autre pointé vers les Tosoks, il tire son portable de la poche de sa veste afin d’appeler des renforts.


Hask achève de rassembler ses affaires dans la chambre qu’il occupait au deuxième étage de Valcour Hall. Maintenant que les autres vont être conduits en prison, il n’a plus aucune raison de demeurer dans cet immense bâtiment que l’Université destinait d’ailleurs à un tout autre usage.

La perspective d’être considéré comme un traître par les siens et de ne jamais revoir son monde d’origine n’a rien d’agréable, mais du moins ces quelques effets lui rappelleront-ils le passé. Hask ramasse avec soin le lostartd, le disque peint qui décorait son intérieur. Maintenant que les deux moitiés ont été recollées, la cassure n’est visible que lorsqu’on le dirige de biais vers la lumière. Il le dépose délicatement dans la valise prêtée par Frank, glissé entre deux tuniques pour plus de précaution.

Soudain, l’écho d’une détonation déchire le silence. Cela venait des étages supérieurs. Les quatre cœurs de Hask se mettent à battre de façon désordonnée. Ce bruit lui rappelle le coup de feu qui lui a transpercé la poitrine sur la pelouse, au pied de ce même immeuble. Quelques secondes plus tard, c’est un souffleur tosok qui aboie à cinq reprises. Par Dieu ! L’un d’eux a donc apporté un souffleur avec lui. À la connaissance de Hask, l’équipement du vaisseau ne comprenait pas d’armes individuelles – après tout, il n’était pas prévu qu’ils entrent en contact avec la population terrienne.

La raison de ce vacarme lui apparaît brusquement : les autres refusent de se laisser appréhender. Un autre bruit, faible et lointain, parvient à son ouïe ultrasensible : des pas sur un sol en ciment… Un de ses congénères est en train de descendre l’escalier.

Il a compté cinq détonations du souffleur, ce qui veut dire que cinq hommes y ont probablement laissé la vie. Et il se pourrait bien que leur meurtrier soit à sa recherche.

La résidence est vaste. À supposer que Kelkad – qui d’autre que leur capitaine se serait muni d’une arme individuelle ? – se soit trouvé au sixième, il lui faudra descendre quatre étages avant de l’atteindre. Le bruit de pas provient clairement de la cage d’escalier, à l’autre bout du bâtiment. Ainsi, il devra également parcourir la longueur des deux ailes pour parvenir à sa chambre.

Hask envisage un instant de fuir en brisant la fenêtre et en sautant sur la pelouse en contrebas. Ce ne serait pas une petite chute mais la gravité étant moindre sur Terre, il aurait de grandes chances de s’en tirer vivant. Il lui faudrait ensuite traverser le campus à toutes jambes. L’ennui, c’est qu’un souffleur a une portée de plusieurs centaines de mètres – il serait alors facile à Kelkad de l’abattre. Non, il livrera bataille ici même.

Hask a acquis une bonne connaissance des lois humaines. Quelqu’un s’apprête à le menacer d’une arme redoutable et il ne fait aucun doute que sa vie est en danger. Il est donc tout à fait en droit de faire usage de la force pour se défendre, fût-ce au prix de la vie de son assaillant.

Si seulement il possédait lui-même une arme…


Le capitaine Kelkad a déjà descendu deux étages, même s’il a failli perdre l’équilibre à plusieurs reprises – les marches humaines sont trop étroites pour lui et la rampe ne lui est d’aucune aide. Il poursuit néanmoins sa descente, de palier en palier, jusqu’au second. De son bras ventral, il pèse sur la barre horizontale commandant l’ouverture de la porte, puis il recule d’un pas et repousse le battant avec violence tout en s’abritant derrière lui. il risque un œil dans le couloir : nulle trace de Hask, ni de quiconque. Il s’accorde une pause. Son souffle est saccadé, ses orifices respiratoires frémissants captent les phéromones de Hask, flottant dans sa direction. Sans doute est-il dans sa chambre, à l’autre bout du corridor… L’endroit idéal pour exécuter un traître.


Il n’a fallu qu’une minute à Hask pour achever ses préparatifs. Comme le martèlement des pas de Kelkad semble se rapprocher, il jette un coup d’œil depuis le seuil de sa chambre et aperçoit dix mètres plus loin une des portes en verre et en métal qui servent normalement à insonoriser le couloir. Nul doute qu’elles retrouveront leur utilité quand les étudiants auront investi les lieux mais depuis l’arrivée des Tosoks, celle-ci a été maintenue ouverte au moyen d’une cale de bois glissée sous le battant.

À en juger par le bruit, Kelkad approche à fond de train, persuadé qu’il est de trouver Hask désarmé. Mais pour bien le connaître, Hask se doute qu’il n’ouvrira pas tout de suite le feu. Il voudra d’abord le défier, se répandre en invectives contre ce maudit renégat…

Kelkad vient d’apparaître à l’intersection des deux ailes. Hask se retire vivement dans la chambre, la tête sortie pour l’observer. Kelkad ralentit avant de changer de direction mais il a vite fait de reprendre de la vitesse, sachant que le temps lui est compté d’ici l’arrivée probable de renforts policiers.

— Hask !hurle-t-il.

L’avantage d’avoir des canaux séparés pour la phonation et la respiration, c’est qu’on peut articuler tout en reprenant son souffle.

— Traître ! Distalb ! Espèce de…

Au même moment, il s’engouffre dans l’embrasure de la porte grande ouverte au milieu du couloir… et les mots restent bloqués dans sa gorge.

Entraîné par son élan, sa fureur et sa masse, Kelkad parcourt un peu plus d’un mètre sur sa lancée avant de chanceler et de semer derrière lui, telles les pièces d’un jeu de construction, des cubes de chair, d’os et de muscle poissés de sang rose dont certains rebondissent sur le sol.

Hask sort de sa retraite et s’avance vers les débris de ce qui fut autrefois son capitaine. Certains remuent encore, quoique la plupart soient tout à fait inertes. Très peu de sang a coulé, les valvules des veines et des artères ayant continué de fonctionner même après la mort.

Levant sa main dorsale, il caresse son toupet qui s’est mis à onduler sous l’effet du soulagement et baisse les yeux vers son trancheur que quelques gouttes de SuperGlue ont fixé au chambranle à environ un mètre vingt du sol. Il distingue également une douzaine de perles bleues elles-mêmes collées au chambranle, au linteau et au seuil, mais ne fait que deviner le réseau de lignes horizontales et verticales formé par le monofilament tendu en travers de l’ouverture.

La formule de son défunt ami Cletus Calhoun lui revient alors à l’esprit : « Ça coupe ! Ça découpe I »

On ne saurait mieux dire.

Hask baisse les yeux vers sa main ventrale. Dans sa hâte à construire son piège, il a eu un de ses doigts sectionné par le monofilament, mais il repoussera avec le temps.

De nouveaux bruits parviennent à ses oreilles, des hurlements de sirènes se rapprochant. La police sera bientôt là.

Au moins Hask est certain qu’on ne lui tiendra pas rigueur de ce crime-là.

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