Le lendemain, il pleut à verse. En quelques minutes, une odeur d’étoffe mouillée se répand dans la salle d’audience alors que les parapluies s’alignent le long d’un des murs lambrissés.
— Veuillez décliner et épeler votre identité.
— Je m’appelle Jesus Perez, J-E-S-U-S, P-E-R-E-Z. Je prie le greffier de noter en écriture phonétique que mon prénom se prononce « Ré-zous ».
Le greffier, lui-même d’origine hispanique, lui adresse un clin d’œil complice. Cependant, Ziegler s’est levée et s’est approchée du pupitre où elle a déposé ses notes.
— Mr Perez, quelle est votre profession ?
— Inspecteur à la brigade criminelle de la police de Los Angeles.
— Dans l’exercice de vos fonctions, vous êtes-vous rendu sur le campus de l’USC le 22 décembre de l’année dernière ?
— En réalité, je suis arrivé un peu après minuit. C’était donc le 23 décembre.
— Quelle était la raison de votre visite ?
— Un des policiers chargés de la protection de la délégation tosok venait de découvrir un corps gravement mutilé.
— Avez-vous pu établir qui était la victime ?
— Oui.
— Comment ?
— D’abord, grâce à la carte d’identité de la victime et puis…
— Cette carte d’identité, où se trouvait-elle ?
— Dans le portefeuille du mort.
— Celui-ci avait donc son portefeuille sur lui ?
— Oui.
— Et à part la carte d’identité, qu’y avait-il à l’intérieur ?
— Eh bien, quatre cartes de crédit – Visa Gold, MasterCard, American Express et Discover – plus une carte de téléphone, une carte d’abonnement à American Airlines, une carte de bibliothèque, un bon de réduction de chez Bo-Jays – une pizzeria de Santa Monica – et le permis de conduire de la victime.
— Autre chose encore ?
— Oui. Il y avait aussi deux cent cinquante-trois dollars en liquide et un billet de vingt livres sterling.
— N’est-il pas rare de trouver de l’argent liquide sur le corps d’une personne assassinée ?
— Si.
— Pourquoi ?
— Parce que la plupart des meurtres ont le vol pour mobile. Visiblement, ce n’est pas le cas de celui-ci et…
— Objection ! le coupe Dale. Ce sont des spéculations.
— Objection accordée, dit le juge. Le jury n’en tiendra pas compte.
— Inspecteur Perez, vous dites avoir disposé d’autres éléments que le contenu de son portefeuille pour établir l’identité de la victime ?
— En effet. Le corps a été identifié par deux des associés du docteur Calhoun, par le docteur Packwood Smathers, de l’université de Toronto, ainsi que par le docteur Frank Nobilio, conseiller scientifique de la Maison-Blanche.
— Et qui était la victime ?
— Un dénommé Cletus Robert Calhoun.
— Inspecteur, est-ce vous qui avez procédé à l’arrestation de Hask ?
— Oui.
— Le mandat d’arrêt avait-il été fait à votre demande ?
— Tout à fait.
— Votre Honneur, je souhaite faire enregistrer la pièce numéro trente et un du ministère public.
— Maître Rice ?
— Pas d’objection.
— C’est enregistré.
— Inspecteur, peut-on en déduire que c’est vous qui avez décidé que Hask était le suspect le plus sérieux dans cette affaire ?
Dale donne un coup de coude à Michiko Katayama qui s’exclame alors :
— Objection ! Ces propos sont de nature à influencer le jury.
— Je vais reformuler ma question : c’est vous qui avez pris la décision d’arrêter Hask ?
— Oui, après consultation avec le District Attorney Montgomery Ajax.
— Il a déjà été prouvé que l’auteur du crime était un Tosok… Cette fois, Michiko démarre au quart de tour :
— Objection ! Ces faits n’ont pas été prouvés.
— Votre Honneur, est-ce que maître Katayama…
— Objection accordée, tranche le juge.
— Il y a sept Tosoks sur Terre, inspecteur. Alors, pourquoi avoir inculpé Hask plutôt qu’un autre ?
— Pour trois raisons. La première, c’est que Hask et Calhoun passaient beaucoup de temps seul à seul. Leurs liens étaient d’une autre nature que ceux qui unissaient Calhoun aux autres Tosoks, lesquels ne le voyaient jamais en particulier. La seconde, c’est que l’empreinte sanglante relevée sur le lieu du crime est plus petite que celles laissées par le capitaine Kelkad dans le ciment devant le Mann’s Chinese Théâtre. Cela permet d’éliminer Kelkad ainsi que Dodnaskak, dont les pieds sont visiblement plus grands.
— Objection ! Le témoin énonce des faits, non des preuves.
— Objection accordée. Le jury notera qu’il n’est pas prouvé que la marque sanglante relevée sur le lieu du crime soit l’empreinte d’un pied tosok.
— Vous disiez, inspecteur ?
— Euh… oui, il y a aussi le fait que Hask ait mué. L’assassin…
— Objection ! l’interrompt à nouveau Michiko. Rien ne prouve qu’il y ait eu assassinat et non homicide involontaire.
— Accordée.
— Disons qu’il y a de fortes chances que le coupable présumé se soit retrouvé couvert de sang, reprend Perez avec un regard furibard à l’adresse de la jeune avocate. Dans ce cas, la chose la plus commode à faire était de changer de peau.
— Avez-vous cherché à récupérer la peau usagée de Hask ?
— Oui, avec l’aide de mes collègues. Au dire de Hask, il l’avait simplement glissée dans un sac avant de la déposer dans une poubelle du campus.
— L’avez-vous retrouvée ?
— Non.
— Croyez-vous que Hask ait dit la vérité en prétendant qu’il l’avait jetée ?
— Objection ! hurle Michiko.
— Rejetée.
— Non, je ne le crois pas. Si elle avait été tachée de sang, il aurait cherché un moyen plus sûr pour s’en défaire. Il l’aurait découpée en petits morceaux avant de la faire disparaître dans les W-C, il l’aurait enterrée, ou mangée, ou brûlée…
Cette fois, c’est Dale qui intervient :
— Objection ! Ce sont de pures spéculations. Il n’est pas prouvé que la peau des Tosoks soit inflammable.
— Accordée. Le jury ne tiendra pas compte de la remarque de l’inspecteur Perez, entendu que celui-ci n’est pas expert en… en dermatologie tosok.
— Outre ses liens privilégiés avec le docteur Calhoun et le fait qu’il ait mué, aviez-vous d’autres raisons de suspecter Hask plutôt qu’un autre Tosok ? reprend Ziegler.
— Oui, son absence d’alibi. À l’heure où le docteur Calhoun a été tué, les autres Tosoks assistaient à une conférence publique de Stephen Jay Gould sur le campus de l’USC.
— Merci, dit Ziegler en rassemblant ses notes. Je laisse la parole à la défense.
S’étant extirpé de derrière sa table, Dale Rice gagne le pupitre.
— Inspecteur Perez, le vol est-il l’unique motif qu’ait un être humain pour commettre un meurtre ?
— Non.
— N’est-il pas exact que le vol n’entre que pour une faible part dans les raisons qui poussent un être humain à en tuer un autre ?
— Néanmoins, c’est une raison essentielle…
— Mais dans une minorité de cas. En vérité, les motifs qui poussent un être humain à commettre un meurtre sont extrêmement divers, pas vrai ?
— Euh… oui.
— Vous avez rapporté que Hask et le docteur Calhoun avaient passé énormément de temps ensemble.
— C’est exact.
— Vous avez même déclaré qu’aucun autre Tosok n’était jamais resté seul à seul avec Cletus Calhoun. En êtes-vous certain ?
— Eh bien…
— Non, bien sûr. En fait, vous n’en savez rien.
— Hask et Calhoun entretenaient des relations privilégiées ; n’oubliez pas qu’ils avaient fait ensemble le voyage jusqu’au vaisseau mère tosok.
— Mais rien ne prouve qu’au cours des derniers mois, Calhoun n’ait pas passé du temps seul à seul avec un ou plusieurs autres Tosoks.
— Je suppose que non.
— Vous supposez ? Je vois. Maintenant, parlons un peu de cette trace sanglante dans laquelle vous prétendez reconnaître une empreinte de pied. Vous avez bien dit qu’elle ne correspondait pas à celles laissées par Kelkad dans le ciment au pied du Mann’s Chinese Théâtre ?
— C’est ça.
— Ce sont les seules empreintes de pieds tosoks que vous ayez eu l’occasion d’observer. Or, vous avez dit vous-même que la marque relevée sur le lieu du crime n’avait ni la même taille ni la même forme.
— Disons qu’elles ne sont pas tout à fait identiques mais…
— Vous avez dit, ni la même taille ni la même forme.
— Pas exactement, non.
— Donc, il se pourrait que la trace en question n’ait rien à voir avec une empreinte de pied tosok.
— Enfin, maître…
— Tout au plus pouvez-vous affirmer qu’elle présente des similitudes avec l’empreinte d’un pied tosok.
— De fortes similitudes.
— De même que le Canada présente des similitudes avec les États-Unis. Toutefois, similaire ne signifie pas identique. Mais pour en revenir au Mann’s Chinese Théâtre, il me souvient qu’Harrison Ford aussi a laissé ses empreintes devant ce bâtiment. Les avez-vous comparées avec d’autres empreintes laissées par Mr Ford ?
— Quoi ? Non, bien sûr.
— Eddie Murphy a également laissé les siennes. Avez-vous couru après lui pour comparer la taille et la forme de ses pieds à celles de ses empreintes dans le ciment ?
— Non.
— Et Dick Van Dyke ? Et Tom Cruise, George Lucas, Paul Newman ? Avez-vous vérifié que leurs empreintes correspondaient bien à celles qu’ils ont laissées dans le ciment ?
— Non.
— Le ciment se dilate sous l’action de la chaleur et se rétracte sous celle du froid, Mr Perez. C’est pourquoi il arrive que les trottoirs se déforment les jours de canicule. Même si la trace découverte sur le lieu du crime est l’empreinte d’un pied – ce dont je doute –, le fait qu’elle soit plus petite que celles que vous avez mesurées devant le Mann’s Chinese Théâtre ne prouve rien du tout.
Là-dessus, Trina Diamond, la collaboratrice de Ziegler, décide qu’il est temps qu’elle aussi descende dans l’arène :
— Objection ! Maître Rice ne fait qu’ergoter.
— Je retire ce que je viens de dire, se reprend Dale en s’inclinant devant maître Diamond. À présent, demandons-nous ce qu’est devenue l’ancienne peau de Hask. Vous affirmez l’avoir entendu dire qu’il l’avait jetée ?
— C’est vrai.
— Dans un sac-poubelle, avec le reste des ordures de la résidence ?
— C’est ce qu’il a prétendu.
— Avez-vous pu déterminer vers quelle décharge sont acheminées les ordures de l’USC ?
— Oui.
— Vous êtes-vous rendu sur place pour y chercher le sac renfermant la peau ?
— Oui.
— Mais vous dites ne pas l’avoir retrouvé.
— En effet.
— Arrêtons-nous un instant sur cette réponse, inspecteur. Mettons que vous ayez retrouvé la peau de Hask et qu’elle ait été vierge de toute trace de sang ; votre argumentation s’écroulait comme un château de cartes.
— Pas du tout.
— Le mieux qui pouvait vous arriver, c’était que la peau de Hask demeure introuvable. Ainsi, pas besoin de vérifier si les objets en forme de losange trouvés sur le lieu du crime s’inséraient dans les interstices laissés vacants par la chute d’éventuelles écailles. Pas besoin non plus d’expliquer comment il se faisait que cette peau soit propre et vierge de traces de sang…
— Objection ! piaille Ziegler.
— Rejetée, rétorque le juge. Mais modérez vos propos, maître Rice.
— Quel jour vous êtes-vous rendu à la décharge, Mr Perez ?
— Il faudrait que je consulte mes notes…
— Lors de votre première déposition, vous avez donné la date du 24 décembre.
— Ce doit être ça.
— Vous rappelez-vous quel temps il faisait ce jour-là ?
— Comme ça, de but en blanc, non.
— Votre Honneur, je souhaite présenter à la Cour ce bulletin du centre de météorologie LAX, prouvant que la température – 24° à l’ombre – était particulièrement élevée ce jour-là.
— Maître Ziegler ? interroge le juge Pringle.
— Pas d’objection.
— Présentez-le.
— 24° à l’ombre, répète Dale. On comprend que dans ces conditions, vous n’ayez pas eu envie de farfouiller parmi les ordures.
— J’ai fait mon travail.
— Et je ne vous parle pas de l’odeur… Même par un jour d’hiver normal, une décharge empeste. Par cette chaleur exceptionnelle, l’odeur devait être irrespirable.
— Pas que je m’en souvienne.
— Nul ne vous reprocherait de ne pas vous être attardé à fouiller dans ce tas d’immondices, ouvrant les sacs de plastique vert l’un après l’autre, le tout sous un soleil de plomb. Sans compter qu’on était la veille de Noël… On se doute que vous aviez hâte d’aller retrouver votre famille.
— J’ai effectué des recherches minutieuses.
— Vous avez tout intérêt à dire cela, non ?
— Objec…
— J’ai prêté serment, se défend Perez. Je ne fais que dire la vérité.
— Du calme, inspecteur, glisse Dale avec un sourire. Inutile de vous énerver. Je n’ai pas d’autres questions.