Chapitre 16

Le juge Pringle siège au neuvième étage du palais de justice du comté, celui-là même qui a servi de théâtre au procès Simpson. Nul ne peut y pénétrer sans s’être soumis à une fouille préalable.

Les murs sont recouverts de panneaux en séquoia. L’estrade du juge est adossée au mur du fond, au-dessous d’une reproduction du sceau de l’État sculptée dans le bois et encadrée par deux drapeaux – le californien, illustré d’un ours brun, et l’américain. Sur la table, on remarque un ordinateur portable relié à un moniteur ainsi qu’une dizaine d’ouvrages de droit maintenus par des serre-livres en métal noir.

Le juge a en face d’elle le banc de la défense (à droite) et celui de l’accusation (à gauche). Les deux tables, équipées chacune d’un écran d’ordinateur couplé à un moniteur vidéo, sont séparées par un pupitre. C’est là que se tient l’avocat qui mène les interrogatoires -elle est loin, l’époque où Perry Mason se plantait devant les témoins pour les regarder au fond des yeux.

À droite de l’accusation, les jurés (douze titulaires et deux suppléants) sont répartis sur deux rangées de chaises capitonnées. Les titulaires – sept femmes et cinq hommes, dont six Noirs, trois Latinos, deux Blancs et un Asiatique – sont reconnaissables au code-barres inscrit sur leur badge.

Court TV a installé sa caméra (actionnée depuis le fond de la salle à l’aide de deux manettes) juste à côté du banc des jurés. Sur un côté de la salle, derrière le bureau de l’huissier, une rangée de six chaises spéciales permet aux Tosoks d’assister aux débats. Ces dernières semaines, Kelkad, Rendo, Torbat, Dodnaskak, Stant et Ged ont passé de longues heures à visionner des enregistrements de procès antérieurs pour s’informer de la procédure et de la conduite à tenir durant celle-ci.

Frank Nobilio est assis au premier rang du public, juste derrière Dale Rice. Le régime de faveur dont il bénéficie lui a évité de faire la queue toute la nuit, comme le reste de l’assistance. Vêtu de son habituelle tunique brune à poches multiples, Hask a pris place sur une chaise spéciale à gauche de Rice. Celui-ci a à sa droite sa jeune associée, Michiko Katayama.

Le juge Pringle, drapée dans sa robe noire de magistrat, lève les yeux de son bloc-notes et demande :

— Les parties sont-elles prêtes ?

— Oui, Votre Honneur, dit Linda Ziegler.

— Oui, Votre Honneur, répète Dale Rice.

Comme à son habitude, celui-ci a choisi une cravate en soie d’un blanc immaculé pour ouvrir le procès. S’il n’est pas censé s’exprimer (sauf pour formuler des objections) durant la déclaration d’ouverture du ministère public, il entend profiter de ces minutes cruciales pour adresser un message d’innocence au jury.

— Vous avez la parole, maître Ziegler, annonce le juge. Ziegler vient se planter devant le box des jurés :

— Comme vous le savez déjà, mesdames et messieurs les jurés, je m’appelle Linda Ziegler et je suis la première adjointe du District Attorney de ce comté. Je serai assistée par maître Trina Diamond, que vous entendrez ultérieurement. Il est inutile que j’insiste sur le caractère exceptionnel de cette affaire. En effet, l’accusé n’est pas ici un être humain mais un extraterrestre, une entité venue d’un autre monde. Mesdames et messieurs, nous sommes tous des gens évolués, dotés d’une solide expérience. Sans doute pensiez-vous comme moi que la vie sur d’autres planètes était possible en théorie. Après tout, l’univers est vaste et il paraissait improbable que seule une minuscule planète en orbite autour d’une étoile quelconque ait abrité une forme de vie. De là à imaginer que cette question déborderait un jour le cadre d’une émission de télévision du genre de celle que présentait la victime… Mais quel bouleversement nous avons connu en l’espace de quelques mois ! Des aliens ont débarqué sur Terre. On peut dire que l’espèce humaine a été à la hauteur de l’événement. Peut-être le souvenir de toutes les rencontres ratées entre les peuples de cette planète nous a-t-il aidés à réagir de façon civilisée à l’arrivée de ce vaisseau spatial. D’ailleurs, ce fut un moment merveilleux que cette rencontre… Nous avons accueilli les nouveaux venus à bras ouverts. Mais le miracle n’a pas duré, mesdames et messieurs, et c’est la raison de votre présence ici. Le docteur Cletus Calhoun a été littéralement massacré – c’est le mot qui convient –, son corps découpé en morceaux, ses organes éparpillés. J’en vois parmi vous qui font la grimace. Croyez que je le regrette, mais nous ne pourrons éviter de nous appesantir sur les détails de ce crime sordide. Comme vous le savez, un des sept visiteurs tosoks, Hask, est accusé du meurtre du docteur Calhoun. Maître Diamond et moi-même allons vous démontrer au-delà de tout doute raisonnable qu’il a agi avec préméditation et en toute connaissance de cause. Ainsi, nous vous demandons d’affirmer une intime conviction de meurtre au premier degré. Afin de justifier cette accusation, nous devrons établir que la méthode employée était compatible avec les moyens dont disposait le prévenu – ce qui était le cas, au-delà de tout doute raisonnable. Nous devrons également démontrer qu’il n’a pas agi en état de légitime défense ni dans un moment d’égarement, mais que ce meurtre a été préparé, organisé et commis – je devrais dire exécuté – après mûre réflexion. Cela non plus ne fait pas l’ombre d’un doute, et nous vous en apporterons la preuve…


Enfin, c’est au tour de Dale de parler. Il se lève avec lenteur et va se placer devant le box des jurés, frôlant au passage la table de l’accusation.

— Mesdames et messieurs, commence-t-il, comme vous vous en souvenez peut-être, mon nom est Dale Rice et je représente ici l’accusé, Hask. Maître Michiko Katayama m’assistera dans cette tâche. Je suppose que tout le monde ici a vu Perry Mason. Aussi, je ne voudrais pas que vous ayez une vision trop farfelue du travail d’un avocat. Vous vous rappelez comme ce bon vieux Perry avait coutume d’asticoter les témoins jusqu’à ce que l’un d’eux passe aux aveux ? Eh bien, il y a peu de chances que cela se produise au cours de ce procès. Mon client est accusé de meurtre mais comme va vous le dire Mme le juge, cela n’est en rien une preuve de culpabilité. Mon client a plaidé non coupable. Vous devez comprendre que rien – absolument rien -ne l’oblige à apporter la preuve de son innocence. De même, aucune obligation n’est faite à la défense de fournir une explication de rechange à la mort de Cletus Calhoun. Il est bien naturel que vous vous demandiez : « Mais alors, qui est le coupable ? » Mais en l’absence de preuves, vous ne sauriez fonder votre verdict sur cette interrogation. S’il subsistait le moindre doute dans votre esprit quant à la culpabilité de mon client, vous auriez le devoir de l’acquitter, le meurtre de Cletus Calhoun dût-il ne jamais être élucidé. Oui, le meurtre en question fut particulièrement barbare. Oui, tout le monde souhaite que le coupable paie. Votre position est délicate, en cela que la seule personne que vous ayez le pouvoir de faire payer se trouve être mon client. C’est pourquoi je vous invite à faire montre de prudence et de modération. Assurez-vous qu’un désir légitime de justice, joint à l’absence d’un autre suspect que mon client, ne vous entraîne pas à condamner celui-ci sans que sa culpabilité ait été clairement établie. Cette affaire présente une autre singularité : s’il s’avère que Hask n’a pas commis ce meurtre, le coupable se trouve peut-être parmi ses six compagnons. Il vous appartient de veiller à ce qu’un Tosok ne soit pas puni à la place d’un autre, comme vous auriez à cœur de le faire pour un être humain. Des arguments du genre : « Puisque c’est l’un d’eux qui l’a fait, il faut qu’il y en ait un qui paie » ne devront pas avoir droit de cité au moment des délibérations. Chaque Tosok est un individu à part entière. Aussi, avant de lui imputer ce meurtre, demandez-vous si vous êtes bien certains de la culpabilité de ce Tosok-là, autrement dit mon client, Hask.

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